Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 22

Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 1-11).


LETTRE XXII.


KANG-HI À WAM-PO


Paris, le 25 août 1910.


Il vient de m’arriver une aventure qui a pensé m’être funeste. Madame de Fensac étoit avant hier à un grand souper ; j’étois à côté d’elle : se livrant à sa gaieté ordinaire, elle regarda en riant M. de Jansen qui se trouvoit en face, et avec qui depuis quelque temps elle est brouillée. Celui-ci en parut courroucé ; mais madame de Fensac n’en tint compte, et recommença de plus belle. Le lendemain matin je reçois un billet contenant ces mots : « M. de Jansen souhaite le bon jour à M. Kang-hi ; il ignore si c’est à la Chine la coutume de se moquer des gens en face, mais ici on attend qu’ils soient partis, autrement il faut se préparer à rendre raison de l’insulte. M. de Jansen pense que M. Kang-hi qui voyage pour s’instruire, et qui paroît en rechercher les occasions dans tous les genres, ne sera pas fâché de savoir par lui-même comment se traitent les affaires d’honneur en France. En conséquence il voudra bien se rendre au bois de Boulogne avec un second, demain à dix heures. »

P. S. « Quoique M. de Jansen soit l’offensé, il laisse à M. Kang-hi le choix des armes. »

Surpris de cette proposition, car je n’avois jamais songé à insulter M. de Jansen, je crus devoir consulter madame de Fensac : voici sa réponse. « Il est inouï, mon cher mandarin, que l’on instruise une femme de pareilles affaires : ces choses-là se passent entre hommes, et nous ne les savons jamais qu’après l’événement : je suis horriblement inquiette, car l’honneur vous oblige à accepter un pareil défi ; mais je vais faire l’impossible pour en prévenir les funestes suites : Dieu veuille que je réussisse ! »

Cette décision étant formelle, j’écrivis à M. de Jansen que je me trouverois au rendez-vous indiqué. Cependant l’idée d’un combat sans motif ne laissoit pas que de me déplaire. La mort ne m’a jamais beaucoup effrayé, et je puis dire que je l’ai vue de très près, soit dans une affreuse tempête qui brisa contre les rochers la jonque sur laquelle je passois au Japon, soit dans le dernier tremblement de terre qui écrasa sous les débris plus de dix mille personnes à Nan-kin, et détruisit de fond en comble la maison où je me trouvois. Mais on peut soutenir avec fermeté l’aspect du danger lorsqu’il se présente, et cependant avoir de la répugnance à l’aller chercher. Dans la circonstance actuelle c’étoit bien pis, puisqu’en exposant ma vie je compromettais également celle de M. de Jansen, bon jeune homme dont je n’avois point à me plaindre, et que je voyois depuis quelque temps triste et changé à faire pitié. Ces considérations qui auroient dù me porter à éviter, par une explication, une pareille affaire, ne tinrent pas contre la crainte de paroître aux yeux de madame de Fensac un homme foible et sans honneur. Mon parti pris, il ne s’agissoit plus que de me décider sur le choix des armes. Mais, comme les Européens n’ont que deux manieres de se battre, au pistolet, ou à l’épée, et que je n’ai pas plus d’expérience de l’une que de l’autre, cela devenoit assez embarrassant. La nuit porte conseil. Ce matin de bonne heure j’ai été trouver M. de Lanson qui me témoigne une véritable amitié, et je l’ai prié de m’accompagner au lieu du rendez-vous. M. de Jansen y étoit déjà avec un jeune homme de ses amis. — Peut-on savoir, monsieur, quelle sera votre arme, a-t-il dit en m’abordant ; les voici, lui ai-je répondu en tirant de ma poche deux grands poignards. Fi donc ! s’est-il écrié, il n’y a que les assassins qui se servent de pareils instruments. — Puisque vous trouvez que les épées sont des armes honorables, il est étrange que quelques pouces de moins puissent faire cette différence. Au reste, on ne se sert point d’autres armes au Japon, et comme j’ai eu l’honneur de recevoir de l’empereur temporel de ce pays un grade qui correspond à celui de capitaine en France, je compte me battre suivant l’usage de mes camarades, tout aussi délicats sur le point d’honneur que messieurs les officiers Européens. — Mais, monsieur, observez, je vous prie, que je n’ai aucun usage du poignard, et qu’il y auroit un désavantage si marqué pour moi dans ce genre de combat qu’il ne seroit pas juste… — Il y en auroit tout autant, ai-je répondu, pour moi au pistolet ou à l’épée ; au lieu que de cette maniere nous nous en tirerons, surtout avec des seconds, aussi bien l’un que l’autre, puisqu’il ne s’agit que de se fendre soi même le ventre, et si votre main est mal assurée, votre ami vous rendra ce service ; monsieur voudra bien en faire autant, ai-je ajouté en me tournant vers M. de Lanson. — Que voulez-vous dire, monsieur ? vous ne parlez pas sérieusement. — Très sérieusement, monsieur, cette coutume s’observe depuis un temps immémorial au Japon : lorsque des militaires se croient offensés, ils se défient, et vengent ainsi leur honneur outragé[1]. Voilà la seule maniere convenable de se battre ; vos duels européens qui se terminent le plus souvent par des égratignures, sont un enfantillage ridicule ; mais chez nous on ne laisse rien à l’adresse et à la fortune, qui ne sont pas toujours du côté de la justice. — En finissant ces mots j’ai ouvert ma veste et ma chemise, et j’ai présenté un des poignards à M. de Jansen. Je n’avois pas lieu de croire qu’il l’accepteroit ; mais ce qui est certain, c’est que s’il avoit été assez fou pour prendre ce parti, soit mauvaise honte, faux point d’honneur, ou tout autre motif, je n’aurois pas balancé à me plonger le poignard dans le sein, laissant ainsi une épouse désolée à trois mille lieues de sa patrie, et mes nombreux enfants privés des soins d’un pere qui leur est si nécessaire. Mais le destin en avoit décidé autrement. M. de Jansen déconcerté s’est tourné vers son ami, et lui a dit : Que me conseillez-vous de faire dans cette singuliere circonstance ? Le cas est embarrassant, répondit celui-ci. S’il s’agissoit d’une chose extrêmement grave, par exemple d’un démenti, mon avis seroit de tirer au sort à qui recevroit le poignard, afin d’accorder autant que possible les usages du pays de monsieur avec les nôtres ; mais dans l’occasion présente, loin d’en venir à cette extrémité, l’affaire, au moins de la maniere dont on me l’a racontée, est très susceptible d’accommodement, sur-tout si monsieur le mandarin consent à déclarer qu’il n’a pas eu l’intention de vous offenser. — Je le déclare, ai-je répondu, d’autant plus volontiers que monsieur ne m’a donné aucun sujet de plainte : aussi ne suis-je venu ici que pour me conformer à ce qui se pratique dans ce pays, où l’on m’assure que les gens d’honneur ne refusent jamais de pareils rendez-vous. — En ce cas, a répliqué M. de Lanson, tout est terminé. M. de Jansen doit être parfaitement satisfait de l’explication qui vient de lui être donnée ; et si son ami est, comme je n’en doute pas, de mon avis, nous allons déjeuner chez le restaurateur de la porte Maillot, et oublier à jamais cette légère querelle ou plutôt ce mal entendu. Cette proposition étoit trop sensée pour ne pas être acceptée par l’ami de M. de Jansen. Il y consentit lui-même, mais non sans répugnance. Nous sommes bientôt revenus à Paris ; je me suis rendu aussitôt chez madame de Fensac, comme elle me l’avoit demandé. Elle m’attendoit avec une extrême impatience : elle a voulu savoir tous les détails de l’aventure, et l’a trouvée si extraordinaire, si imprévue, que, malgré tout ce que j’ai pu faire, elle est partie pour aller la raconter en secret à deux ou trois de ses amies, c’est-à-dire à tout Paris.


Note de l’éditeur. Cette aventure nous rappelle un trait de Gustave Adolphe, qui mériteroit d’être plus connu. La manie des duels régnoit avec fureur dans son armée, et tous les ans lui enlevoit des officiers de mérite. Il rendit à ce sujet des ordonnances très séveres, et finit par les défendre sous peine de mort. Tout fut inutile. On vint lui dire un jour que deux officiers distingués, à la suite d’une querelle fort vive, s’étoient donné rendez-vous. Il s’y trouve avant eux accompagné de plusieurs personnes. Les combattants étonnés de cette apparition vouloient se retirer. Je ne viens pas vous déranger, leur dit le roi ; battez-vous à outrance, puisque telle est votre intention : je vous préviens seulement que la mienne est de faire trancher la tête à celui qui survivra, et voilà pourquoi j’ai amené le bourreau. Les deux officiers se regardèrent, s’expliquèrent, s’embrassèrent, et il ne fut plus question de duels dans l’armée suédoise, de toute cette guerre.

Si l’espérance de ne pas succomber dans le combat ne se joignoit au désir de la vengeance, il n’y auroit jamais de duels.

  1. Voyez ce que disent à ce sujet Kempfer, Thunberg et les autres voyageurs.