Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 24

Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 20-28).


LETTRE XXIV.


TAI-NA À SA SŒUR, À PÉ-KIN.


Paris, Ier septembre 1910.


Nous sommes revenus ce matin, ma chere sœur, de Saint-Germain, où l’anniversaire de la naissance du régent a été célébrée par une belle fête. Tous les étrangers de distinction avoient reçu des billets d’invitation. A six heures du soir, on s’est réuni dans la grande salle de concert. Bientôt les plus belles voix et les meilleurs instruments se sont fait entendre. J’ai été aussi surprise que ravie de ces sons mélodieux dont je n’avois nulle idée. Que notre musique est foible en comparaison de celle des Occidentaux ! nos différentes guitares, nos tambourins de métal, et nos calebasses avec des tuyaux de bambou, me paroissent aujourd’hui des inventions grossières que l’habitude et le besoin naturel à l’homme d’entendre des sons cadencés peuvent seuls rendre supportables[1]. Ce qui me paroît sur-tout admirable, ce sont les accords. Cet heureux mélange de sons différents que la nature permet d’unir, a donné naissance aux accompagnements ; ils soutiennent la voix, en augmentent l’effet ; souvent ils expriment ce que la parole ne sauroit dire, et expliquent les plus secrettes pensées, enfin ils procurent au chant les mêmes secours que les gestes et l’expression de la figure donnent à la parole.

Quelque habiles que soient les Européens dans la musique, à la maniere dont ils l’écoutent, on les diroit peu sensibles aux charmes de cet art divin. Dans les concerts, un bruit confus, un murmure sourd, contrastent désagréablement avec des sons si doux. Mais ils savent en tirer une jouissance d’une autre espece. Ceux qui ont étudié la musique et qui y ont fait des progrès en sont très fiers, tandis que d’autres, sans en savoir les regles et sans jouer d’aucun instrument, se déclarent connoisseurs, et mettent à leurs décisions autant d’importance que les premiers à leurs talents. Ce n’est pas tout ; les personnes qui, moins bien organisées, sont insensibles aux plaisirs de l’harmonie, ont un orgueil négatif. Elles regardent en pitié celles qui attachent tant d’importance à un art futile, à une occupation frivole, quoique les leurs le soient souvent davantage, et rendent ainsi aux amateurs tout leur mépris ; tant l’amour-propre de ces peuples est un ingénieux protée !

Lorsque le concert fut terminé, à un signal donné, le fond de la salle s’ouvrit, et la moitié des loges et des gradins tournant de chaque côté sur d’énormes gonds, tous les spectateurs se trouverent en face d’une superbe naumachie revêtue de marbre, et magnifiquement illuminée. Cette belle piece d’eau étoit couverte de gondoles richement décorées, et d’élégantes pirogues ; des joûtes, des courses de rameurs et de nageurs vigoureux, une entrée de divinités marines sur des chars attelés de tritons et de dauphins vinrent encore animer cette scene magique dont tout le monde parut enchanté. Lorsque les souverains donnent des fêtes, ils doivent laisser aux spectacles journaliers le soin d’exciter des émotions ordinaires ; quant à eux, qu’ils déploient leur magnificence en faisant exécuter des choses inattendues et presque surnaturelles, ils produiront une surprise mêlée d’admiration, sensation si agréable à l’esprit humain, que le récit seul de ces merveilles plaît et amuse dans les contes de génies et de fées, dont en Europe comme en Asie on fait tant de cas. Bientôt on s’embarqua, et toute la compagnie, passant à l’autre bord, trouva dans des bosquets ornés de guirlandes de fleurs, des tables préparées : on servit un souper splendide. Les dames entrerent ensuite dans des appartements séparés où elles trouverent des masques et des dominos. Les hommes purent choisir ailleurs toutes sortes de déguisements. Alors on se réunit dans la salle de bal. Je n’oublierai de ma vie l’impression d’étonnement et d’effroi que ce spectacle extraordinaire a produit sur moi. A la vue de cette foule d’êtres encore plus difformes que grotesques, se poussant, se foulant, s’étouffant, et qui s’efforçoient de rendre leurs voix aussi affreuses que leurs figures, je me crus transportée dans le vestibule du palais des mauvais démons. Il est difficile de concevoir ce que de telles réunions peuvent offrir d’agréable. Aussi m’a-t-on dit que l’on y alloit par désœuvrement, et que l’on y restoit par air. Cette fois un masque a paru assez divertissant : il portoit un panier, et lorsqu’il remarquoit quelqu’un qui paroissoit encore plus ennuyé que les autres, il lui présentait un masque d’une nouvelle forme, à mâchoires élastiques, qui bâille en même temps que la personne. Presque tout le monde en auroit besoin.

Pendant que, retirée dans une des premières loges avec madame de Ricange, je considérois tout ce mouvement sans but et cette agitation sans résultat, deux jeunes gens vinrent s’asseoir au-dessous de nous : voici ce que j’entendis de leur conversation. — Es-tu bien sûr que c’est madame de Fensac qui donne le bras à ce grand masque noir qui a une démarche singulière ? — Assurément, et ce masque n’est autre que le Chinois Kang-hi. Depuis qu’elle l’a captivé, elle le promene par-tout comme une curiosité. — Ce magot-là a, dit-on, une femme charmante ; il mériterait bien… Le bruit que fit en passant une folie agitant ses grelots m’empêcha d’entendre le reste. Mais ce que j’ai appris a suffi pour me laisser une impression bien profonde de tristesse. Je ne sais que trop à présent pourquoi je vois si peu depuis quelque temps mon cher Kang-hi, et pourquoi sa tendresse pour moi est si refroidie. Pour la première fois, je ressens les tourments de la jalousie. Lorsqu’une jeune beauté est introduite dans notre harem de Pé-kin, loin d’éprouver rien de pareil, je me plais à la parer, et je cherche à augmenter l’éclat de ses charmes. Mais aussi quelle différence ! Elle m’est soumise, et ses enfants un jour me reconnoîtront pour leur mere. Cette variété de plaisirs, qui ne diminue point l’affection conjugale, rend mon époux plus aimable et plus gai, et bientôt il revient à moi avec un nouvel empressement. Mais que n’ai-je pas à redouter de ces terribles Européennes ? sirenes dangereuses, elles s’emparent de tout, et la tête, et le cœur, et les sens, tout est la proie de leurs séductions : leur adresse leur fait trouver des armes jusque dans leurs défauts, leurs caprices les rendent plus piquantes, leur coquetterie éveille la vanité, leur insouciance fait que l’on met plus de prix à les fixer. Quelles femmes ! ah mon pauvre Kang-hi !

  1. On trouve dans l’Atlas du voyage de Barrow, tous les instruments de musique en usage à la Chine, ainsi que plusieurs airs notés. Voyez aussi Duhalde, t. 3, in-fol. p. 267, et les Mém. Chin. t. 6, passim.