Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 17

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 187-201).


LETTRE XVII.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 28 juillet 1910.


Je ne sais pourquoi, mon ami, j’ai négligé de vous rendre compte d’une course que j’ai faite, le mois dernier, à S.-Germain, résidence actuelle des souverains de la France.

Lorsque l’ouragan, dont je vous ai parlé dans une de mes lettres, eut bouleversé Versailles si peu solidement bâti, qu’après environ un siecle d’existence il menaçoit ruine, on se décida à élever un nouveau palais dans la position des environs de Paris qui réunît tous les avantages, salubrité, belle vue, proximité de la rivière et d’une superbe forêt.

Cet édifice imposant est placé vers le milieu de l’ancienne terrasse ; de là on domine toute la vallée ; construit sur la crête de la colline, il forme vers Paris un grand avant-corps, dont les trois faces ont un étage de plus que la partie du bâtiment qui regarde le plateau. Dans ce soubassement sont des portiques, qui au midi et à l’est servent de jardin d’hiver et d’orangerie. Au nord on trouve une belle salle ornée de fontaines et de fleurs, où les ardeurs de l’été ne se font jamais sentir. Au-dessous du château, à environ cent pieds de profondeur, on a creusé dans le roc de vastes souterrains, réservoirs immenses d’air tempéré[1], que l’on distribue pendant les chaleurs dans les principaux appartements, au moyen de conduits et de robinets. Je ne vous ferai pas, mon ami, la description de l’architecture de ce palais, non plus que de sa distribution. Je ferai mieux ; je vous en porterai le plan et l’élévation. Ces dessins vous en donneront une idée exacte, au lieu que les récits les plus détaillés ne présentent jamais à l’esprit qu’une idée vague et confuse. Qu’il vous suffise donc de savoir que ce château est magnifique, élégant, et commode. Les dehors ne sont pas moins remarquables. L’arrivée a surtout quelque chose de noble et de singulier. Un grand inconvénient paroît attaché aux situations élevées, et fait payer assez cher l’avantage d’une plus belle vue : c’est la difficulté d’y arriver. On peut, il est vrai, avec beaucoup de travail et de dépenses, diminuer par des rampes la roideur du chemin ; mais lorsque, comme à S.-Germain, la montagne escarpée est bornée par une riviere, la pente trop rapide rend, malgré les efforts des ingénieurs, la route désagréable, et même sujette à des accidents.

Ce n’est que sous le gouvernement du prince qui remplit aujourd’hui l’auguste fonction de régent, que l’on a trouvé le moyen de remédier à cet inconvénient ; il exprimoit un jour le regret de voir que les abords du palais étoient difficiles : « Non seulement, disoit-il, cela est incommode, mais absolument contraire aux impressions que doit faire naître l’approche de la demeure des rois ; car s’il est nécessaire que le trône soit élevé au-dessus des peuples, il faut que la pente qui y conduit soit douce, et que l’accès en soit aisé ». Un jeune architecte l’entendit ; son imagination s’échauffa, et il conçut le plan que l’on vient d’exécuter. A l’endroit où étoit le pont du Pec, l’on a construit un édifice unique dans le monde, quoique les aquéducs romains aient pu en donner la premiere idée ; comme eux il est élevé de trois étages ; le plus bas est un pont qui n’a rien que d’ordinaire, mais le second est porté sur des colonnes et des arcades qui, laissant circuler les voitures au niveau des deux rives, conserve l’ancienne communication. Au-dessus de cet étage regne un attique percé d’arcades basses qui supportent le chemin d’en haut ; celui-ci est presque de niveau avec le sommet de la montagne, et va aboutir à une grande esplanade qui sert de cour au château.

Ce pont monumental a plus de cent cinquante pieds de haut ; pour y monter du côté de Paris, on a dû élever une immense chaussée : elle se prolonge au loin dans la forêt du Vesinet qui en couvre les talus. L’on a préféré de le construire en face de la ville pour la commodité des habitants. D’ailleurs, l’effet de cette fabrique imposante eût été perdu pour le château, si elle eut été directement en face, comme on l’avoit d’abord proposé.

De ce côté, tous les objets remplissent d’étonnement : la vue trouve à l’horizon le mont Valérien, aujourd’hui taillé en une immense pyramide, environ double dans toutes ses dimensions de ces fameux monuments égyptiens. Si la forme est la même, la destination est bien différente. Les pyramides des Pharaons étoient vouées à l’orgueil et à la mort ; celle des Français est consacrée à l’utilité publique et à la fécondité. Des terrasses régulières, imitant les degrés des pyramides et pratiquées autour de la colline, forment des planches expérimentales où sont cultivées, à différentes hauteurs, des plantes indigènes et exotiques, dans toutes les expositions. Plusieurs habiles botanistes habitent au pied du monument. On leur doit un recueil d’observations curieuses et instructives sur la végétation, et, ce qui vaut encore mieux, quelques variétés nouvelles de fruits délicieux ; au lieu de travailler comme plusieurs de nos curieux à rapetisser les arbres destinés à être élevés, ils cherchent à agrandir, à améliorer les especes, étudient les produits de la greffe et des semis, et perpétuent ces heureux hasards que la nature en se jouant avoit lait éclore sans vouloir les propager.

Une scene différente occupe la droite du tableau. Les montagnes pittoresques de Sanois terminent de ce côté l’horizon. Elles sont couronnées de hautes tours surmontées d’un dôme. Je vous dirai dans une autre lettre quel est leur usage. Je n’en parle aujourd’hui que relativement à l’effet qu’elles produisent dans ce riche paysage. On en voit aussi sur le Loti, sur les hauteurs de Montmartre, et sur celles de Marly, à la place de l’inutile aquéduc que l’on y avoit élevé autrefois. Si vous abaissez vos regards, ils se porteront sur la vallée où circule la Seine. Cette plaine sablonneuse et aride est changée en une verte prairie. On a creusé dans la presqu’isle un lac entouré de digues, qui ne reçoit les eaux que dans des débordements dont il diminue la violence, et qui l’été, au moyen d’écluses, les rend pour l’arrosement, en même temps qu’il procure à la navigation celle qui lui est nécessaire. On ne fait qu’apercevoir à travers des plantations de peupliers argentés, et de platanes d’Orient, ce beau canal qui assure à la capitale une communication sûre et facile avec la mer : l’hiver même ne ralentit point le cours des opérations de commerce. Lorsque la gelée est assez forte pour faire charier le fleuve, la glace dans le canal a de la consistance. L’on voit alors glisser sur des patins une multitude de bateaux à voiles que les Hollandais ont inventés il y a plusieurs siecles, mais dont l’existence étoit presque ignorée en France. Ces voitures amphibies présentent le plus singulier spectacle, quand on voit du château leurs voiles déployées se mouvoir avec une incroyable vitesse ; elles ressemblent à ces énormes oiseaux du tropique, dont les grandes ailes blanches rasent la surface des mers, et à qui des navigateurs ont donné le nom du plus léger de leurs vaisseaux.

Les jardins du palais descendent jusqu’à la riviere, et s’étendent au loin sur ses bords ; du côté du nord-ouest ils se joignent à la forêt. Au milieu d’une vaste pelouse, quelques arbres isolés, dont le port étranger et le riche feuillage contrastoient avec les objets environnants, attirerent mon attention ; en m’approchant, je reconnus avec surprise les productions de notre heureuse Asie. Par quel art les avoit-on élevés sous un climat aussi rude ? M. de Lanson, qui m’accompagnoit, voulut bien m’expliquer cette énigme. Il y a long-temps, me dit-il, que l’on est parvenu à faire végéter dans les serres chaudes la plupart des arbres des régions méridionales ; mais, resserrées dans des caisses étroites, dont les angles brisoient leurs tendres racines, ne jouissant que pendant une partie de l’été de l’air extérieur, ces tristes exilés, foibles et languissants, sembloient déplorer leur sol natal et leur douce patrie. Une nouvelle industrie nous les montre aujourd’hui dans tout l’éclat qu’ils ont reçu de la nature. On a imaginé de les planter en pleine terre dans une exposition favorable ; aux approches de la mauvaise saison on forme à chaque arbre un abri convenable. Des échelles disposées en pyramide soutiennent des châssis recouverts de paillassons et d’épaisses nattes, excepté du côté du midi où les vitraux sont doubles pour recevoir les rayons du soleil sans admettre le froid. Cette espece de serre grandit chaque année avec la tige.

Vous pensez bien que l’on ne prend tous ces soins que pour quelques especes privilégiées ; une telle réception ne convenoit en effet qu’aux princes du regne végétal, et c’est ainsi que le noble palmier, le sandal odoriférant, le tek, si propre aux constructions navales, le bananier aux feuilles immenses, le cocotier, providence du sauvage, balancent leurs cimes majestueuses aux yeux de l’Européen étonné. Leur entretien exige une dépense bien moins considérable qu’on ne pourroit le supposer ; elle ne s’élève pas à ce que coûtent communément aux souverains d’insipides primeurs. Il est vrai que la nature a paru favoriser cette tentative hardie ; lorsque les arbres acquierent une certaine grosseur, leurs fibres s’endurcissent et deviennent presque insensibles aux rigueurs d’un climat qui eût été funeste à leur enfance ; cependant ils ne sauroient s’habituer à la neige et au givre : pour les en garantir, on couvre, au besoin, leurs têtes d’une espece de tente de toile imperméable ; la tige en fait le mât, et les branches qu’elle garantit la soutiennent.

Depuis que, par des moyens aussi simples que peu dispendieux, on est parvenu à d’aussi beaux résultats, on fait beaucoup moins de cas des serres chaudes ; cependant on a perfectionné les jardins d’hiver ; celui de S.-Germain est très remarquable ; placé dans le soubassement de la face du château qui regarde le midi, il est fermé, au lieu de fenêtres, par des glaces d’un seul morceau, et cependant d’un entretien peu coûteux, car le secret de la soudure du verre est enfin retrouvé ; elles sont doubles, afin de renfermer une épaisse couche d’air en repos, que l’expérience nous apprend être le meilleur préservatif du froid. Toutes ces inventions sont loin de remplacer les moyens aussi impénétrables que puissants employés par la nature, mais elles ne sont pas à mépriser. Sous ces superbes portiques on jouit, pendant le froid le plus rigoureux, d’une douce température ; le parfum des plus belles fleurs flatte l’odorat, et la vue, traversant sans obstacle des substances diaphanes, va se reposer sur une bordure d’arbres verts plantés au-dehors, qui complette l’image du printemps.

Ainsi le sage, par d’heureuses illusions, embellit l’hiver de sa vie, la douce chaleur de l’amitié réchauffe son cœur, tandis que les arts et les lettres lui retracent dans de riants tableaux les jouissances du jeune âge.

  1. On sait que la température des souterrains profonds est presque invariable, et qu’elle est d’environ dix degrés du thermometre de Réaumur. Telle est celle des caves de l’Observatoire de Paris.