Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 18

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 202-207).


LETTRE XVIII.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 5 août 1910.


Je vous ai annoncé, mon cher Wampo, dans ma derniere lettre, que je vous ferois connoître l’usage de ces tours singulières qui couronnent certaines hauteurs, ou qui font un effet si pittoresque au milieu des lacs et des étangs de ce pays. Je veux tenir aujourd’hui ma promesse, regardant ces édifices comme une des choses les plus curieuses que j’aie encore vues ici. Il faut d’abord que vous sachiez, mon ami, que la France est sujette à un fléau presque périodique. De violents orages, chargés de grêles, ne détruisent que trop souvent dans plusieurs cantons les moissons et les vendanges, et réduisent au désespoir le cultivateur, qui voit dans un instant s’évanouir toutes ses ressources et le fruit des travaux de l’année. Depuis long-temps les observateurs avoient remarqué que les nuées électriques attirées par les collines suivent constamment la direction des vallées, versant presque toujours dans les mêmes endroits la destruction qu’elles portent dans leur sein ; mais de cette remarque il n’avoit point été tiré de conséquences utiles, cependant il ne restoit plus qu’un pas à faire pour arriver à un heureux résultat. Franklin avoit tracé la route ; lorsque dans son audace il avoit été chercher la foudre dans les cieux pour l’amener sur la terre, captive et désarmée, il avoit prouvé que rien n’est inaccessible au génie. Les nuées qui renferment le tonnerre contiennent aussi la grêle, et si l’on ne peut pas de même neutraliser ses funestes effets, on peut du moins les circonscrire dans de plus étroites limites.

L’auteur de cette découverte savoit que les vaisseaux tirent avec succès du canon contre les trombes, et que souvent la détonation de l’artillerie dans un combat ou même à l’exercice décide la pluie lorsque le temps est couvert : il pensa qu’en augmentant de moyens on obtiendroit des résultats plus assurés. Il proposa donc de bâtir de fortes tours à la tête des vallées par lesquelles l’expérience démontre que les grands orages se dirigent ; sur leurs plates-formes on plaça des mortiers d’une dimension extraordinaire (ils n’ont pas moins de cinq pieds de diamètre) ; lorsque l’énorme bombe qu’ils lancent chargée de plusieurs quintaux de poudre creve au milieu de la nuée, il se fait une telle explosion, un si grand déplacement d’air, qu’elle ne manque pas de s’ouvrir, laissant échapper et la pluie et la grêle qu’elle contient. On devoit d’autant plus s’attendre à cet effet, qu’il n’avoit été que trop souvent produit par le seul mouvement des cloches d’une grandeur médiocre. Mais, au lieu d’incendier les églises, et d’écraser des jardins et des vignobles, tout tombe aujourd’hui sur ces sommets stériles, et avec tant d’abondance, que les terrains cultivés et fertiles situés au-dessous sont épargnés ; cependant on a construit, pour plus grande sûreté, de pareils édifices au milieu des lacs et des grands réservoirs creusés pour contenir l’eau des débordements, et qui pendant la sécheresse servent à l’arrosement des prés et aux besoins de la navigation ; c’est là que les orages achevent d’épuiser leur inutile furie.

Sur le haut des tours armées de paratonnerres, on a élevé des télégraphes destinés à annoncer la formation des orages. L’avis salutaire vole aussi prompt que l’éclair, et devance les vents impétueux. Alors on se prépare, les bombes sont disposées, on tire en même temps le canon d’alarme pour écarter les hommes et les troupeaux des environs de la tour, où souvent les grêlons s’amoncellent à une hauteur étonnante ; car cette mine aérienne déchire le nuage épais, comme elle renverse le solide rempart ; et la poudre, désastreuse invention qui coûte tant de pleurs à l’humanité, cette fois est obligée de la servir.

Voilà comme chaque siecle voit s’accroître les conquêtes de l’industrie : plus heureux l’homme, si son pouvoir sur ses passions ne restoit pas éternellement borné !