Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 16

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 180-186).


LETTRE XVI.


DU MÊME AU MÊME.


Continuation de la précédente.


Paris, le 21 juillet 1910.


Je n’ai pas attendu long-temps la réponse de madame de Fensac, je vous l’envoie : quant à celle de son mari, je vois bien qu’il faudra y renoncer, au moins pour le moment.




Madame de Fensac à M. le mandarin Kang-hi.


Ce lundi matin.

J’ai reçu, monsieur le mandarin, le billet que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et la singulière lettre qui y étoit jointe. Je la garde précieusement pour la réunir aux souliers de femmes chinoises, aux petits bâtons qui vous tiennent lieu de fourchettes, et aux autres jolies curiosités dont vous avez bien voulu me faire présent. Comment, vous voulez tout de bon m’emmener à Pé-kin ! le voyage me plairoit assez ; mais pourrois-je en supporter le séjour ? Vous ne savez pas que Paris a un charme aussi indéfinissable que celui du pouvoir ; le quitter c’est décheoir ; et puis j’ai, sans compter mon mari, des amis que je regretterois sincèrement ; mais vous, monsieur, qui vous empêche d’en augmenter le nombre ? J’y suis toute disposée, et la bienveillance que vous avez cru remarquer dans mes regards est véritable. Votre esprit me plaît infiniment, votre physionomie, indépendamment de cet air étranger qui sied toujours bien, a quelque chose de fin, de distingué, et prévient en votre faveur : vous me trouvez aimable, nouvel agrément ; vous me le dites, c’est encore mieux ; mais, si depuis plus de quinze jours que cela dure, nous nous sommes bien passés de l’assentiment de M. de Fensac, je ne vois pas pourquoi nous en aurions besoin aujourd’hui.

Croyez-vous, par exemple, que le chevalier qui vient chez moi depuis dix-huit mois, et M. de Jansen depuis six, ne se soient pas avisés de me faire des compliments ? M. de Fensac le sait, et ne le trouve pas plus mauvais que les maris des femmes avec qui il se conduit de même. Ce n’est pas apparemment à vous, monsieur, qui venez de six mille lieues, qu’il faut apprendre que tout dépend des usages. En Turquie, en Perse, regarder une femme, la voir même par mégarde, est un crime digne de mort. Dans d’autres pays les maris font aux voyageurs les honneurs de leurs femmes, ce que je trouve très peu délicat. En France on a pris un juste milieu. Les deux sexes sont réunis en société, et passent dans d’agréables entretiens tout le temps que l’on peut dérober aux affaires ; c’est là ce que nous appelons la bonne compagnie. La décence et la politesse y président ; les jeunes gens y prennent des manieres nobles et aisées, ils y reçoivent des leçons de cette galanterie à qui l’Europe doit le bienfait de la civilisation. Le désir de plaire produit souvent ce que l’esprit seul ne sauroit faire : il rend aimable, et, ce qui vaut bien mieux, il éleve l’ame, il excite la générosité, car les sentiments bas ne sauroient s’introduire dans un cœur fortement épris ; enfin, ces réunions répriment, ou du moins diminuent les vices honteux que produit l’oisiveté des villes, la débauche, l’ivrognerie, et contiennent plus que tout autre moyen cette terrible frénésie du jeu, ruine certaine des familles.

Voilà quels sont les avantages que nos mœurs nous procurent. Je me suis plu à les justifier auprès d’une personne que je considere infiniment. Ne dois-je pas d’ailleurs, monsieur le mandarin, reconnoître l’extrême obligeance avec laquelle vous voulez bien répondre à toutes mes questions sur la Chine. J’ai pourtant quelque mérite à écrire une si longue lettre, car j’ai ce matin un peu de migraine, ce que j’attribue à ce nouveau roman qu’il faut bien lire, puisque dans le monde on ne parle que de cela. Il est d’une femme célebre, et rempli de traits de la plus sublime mélancolie ; aussi m’a-t-il prodigieusement attristée. Venez me rendre ma gaieté. Je dîne en ville, mais je rentrerai à neuf heures : j’ai refusé une loge à l’Opéra, dans l’espérance de vous voir. Adieu, jusqu’à ce soir.




Il est huit heures et demie, mon cher Wam-po, et je monte en voiture pour aller chez madame de Fensac, qui m’attend. Je sais actuellement, par ce qu’elle m’écrit et par ce que j’ai vu chez elle, que son mari trouve bon qu’elle reçoive mes visites. Mais j’ignore où sa condescendance s’arrête ; et comme dans des matières aussi délicates on ne sauroit mettre trop de circonspection, je suis décidé à le lui demander moi-même la premiere fois que je le rencontrerai.