Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 15

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 169-179).


LETTRE XV.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 20 juillet 1910.


Jai des choses bien singulières à vous raconter, mon cher Wam-po ; je vous ai parlé de l’aimable madame de Fensac ; j’allois la voir assidûment, et chaque jour elle sembloit me recevoir avec plus de bienveillance. Hier je la trouvai seule ; jamais elle ne m’avoit paru si belle : notre entretien roulaeomme à l’ordinaire sur la Chine, à laquelle elle paroit prendre un vif interet. J’ai réfléchi, me dit-elle, sur le sort des femmes dans votre patrie ; je croyois autrefois que rien n’étoit si triste : mais vous avez changé toutes mes idées : je conçois aujourd’hui qu’il peut y avoir quelque chose de bien doux à vivre dans la dépendance absolue de ce que l’on aime : ce n’est réellement que dans la retraite que, libre de soins et de devoirs, on peut se concentrer dans son amour. Là, nulle autre pensée ne se présente à l’esprit, nul autre sentiment ne vient nous distraire le cœur : la vie est en France trop agitée ; la parure, la société, les affaires, et ce que l’on nomme les plaisirs, prennent tout le temps ; il n’en reste pas pour le bonheur ; et les hommes, mon cher Kang-hi, les hommes, plus légers encore qu’inconstants, plus vains que frivoles, cherchent l’éclat et le bruit ; ambitieux, c’est la conquête qui les flatte, ils veulent plutôt vaincre que régner. — Vous m’étonnez, madame, si dans l’Orient les femmes, qui doivent tout à la nature, et rien à l’éducation, peuvent nous faire éprouver de si violents désirs, et exciter de si brûlantes passions : quels transports ne devroient pas inspirer ces Européennes charmantes, dont les grâces, l’esprit et la beauté enivrent à-la-fois et l’ame et les sens ! Ah ! si vous paroissiez parmi nous, n’en doutez pas, vous exciteriez un enthousiasme universel d’admiration et d’amour. — Vous me flattez, me répondit-elle d’une voix émue. — Non, madame, je le crois, je le sens, et prenant sa main qu’elle avoit laissé tomber sur la mienne, et la baisant avec transport ; si l’hommage d’un étranger pouvoit ne pas vous déplaire, si vous attachiez quelque prix à soumettre, à posséder un cœur qui, avant de vous avoir connue, regardoit les femmes comme des êtres d’une nature inférieure, et qui les trouve aujourd’hui plus rapprochées que nous de la Divinité ; si l’amour le plus tendre… dans cet instant la porte s’ouvre, et l’éternel M. de Jansen entre avec sa précipitation ordinaire. Je fus troublé, déconcerté plus que je ne puis vous le dire ; une teinte d’un rouge foncé brilla comme l’éclair sur les joues de madame de Fensac, et disparut aussi vite. Le jeune homme de son côté ne fut pas moins interdit en voyant notre émotion. Je vous croyois seule, madame, dit-il en bégayant… je venois vous proposer de… mais je vois que je me suis bien trompé… puis s’efforçant de sourire, et se tournant de mon côté : madame de Fensac prenoit de vous, monsieur, des informations sur la Chine ; vous traitiez, sans doute, des questions bien intéressantes sur les arts, la littérature ; c’est une personne d’un esprit si étendu, et dont les goûts sont si variés, qu’il faudroit bien plus d’un savant pour contenter son ingénieuse curiosité… A propos, je puis vous dire une nouvelle amusante. Le fidele Berger de la rue des Lombards a changé son enseigne, la plus ancienne de tout Paris ; il se nomme le beau Mandarin, en l’honneur de monsieur. Vous voyez que la mode exerce ici un empire universel. Voilà ce que j’ai appris en allant acheter du jujube pour la comtesse d’Alcourt qui est excessivement enrhumée, et qui n’en est pas moins la plus jolie femme de Paris.

À ces mots il nous quitte ; mais à peine a-t-il fermé la porte, qu’il la rouvre en disant, je vous préviens, madame, que je viens de rencontrer M. de Fensac tout près d’ici ; il m’a dit qu’il alloit rentrer. — Que m’importe ? répond avec colere madame de Fensac ; la porte se referme brusquement. Pour moi, revenant à peine de mon étonnement, quel est donc, je vous prie, ce M. de Fensac dont on annonce l’arrivée avec tant d’importance ? — C’est mon mari, monsieur ; vous l’avez rencontré dix fois chez moi. — Se peut-il ? quoi ! vous seriez mariée ! — Ah ! mon dieu oui ; il y a bientôt six ans… — Comme elle achevoit ces mots, on annonce le chevalier de Senanges ; je me leve et rentre chez moi confondu de ce que je viens d’apprendre. Il est clair que son mari ne peut être que ce grand homme froid et poli dont je crois vous avoir parlé.

Cette nuit mille idées opposées ont troublé mon sommeil. J’ai écrit ce matin les deux lettres dont je joins la copie.




À madame de Fensac.


Ce dimanche…


Madame, lorsque je vous exprimai hier les sentiments que vous m’avez inspirés, je crus remarquer que vous m’écoutiez avec bonté ; si je suis assez heureux pour ne pas m’être abusé, veuillez prendre la peine de lire la lettre ci-jointe ; et, si vous en approuvez le contenu, remettez-la à M. de Fensac. Agréez dans tous les cas les vœux tendres et sincères que forme pour votre bonheur

Le mandarin Kang-hi.




À monsieur de Fensac.


Monsieur,


J’éprouve en vous écrivant un véritable embarras. Ce n’est pas que je ne sois parfaitement sûr de la pureté de mes intentions ; mais il y a des choses d’une nature si délicate, que l’on ne sait comment les exprimer. De tout ce que j’ai vu d’admirable en Europe et en Asie, rien ne m’a autant frappé que madame de Fensac. Si j’avois su qu’elle étoit votre femme, vous auriez appris le premier que ses graces et ses attraits avoient fait une vive impression sur mon cœur ; mais j’avoue que, peu au fait des usages de ce pays, et n’entendant jamais parler de mari chez elle, il ne m’est pas venu dans l’esprit qu’elle pût n’être pas parfaitement libre. S’il étoit possible (mais j’ose à peine l’espérer) que vous fussiez devenu insensible à tant de charmes, peut-être vous conviendroit-il que la place qu’elle occupe dans votre maison fût remplie par une personne nouvelle. Dans ce cas, soyez assuré, monsieur, que madame de Fensac trouveroit dans la mienne tous les avantages dont je pourrois la faire jouir. Je me flatte que cette considération pourroit vous déterminer en ma faveur, car le bonheur d’un être autrefois aimé ne sauroit jamais devenir indifférent.

J’ignore si cette dame vous a apporté une dot : ce que je sais, c’est que je ne la recevrois pas : s’il falloit au contraire, pour obtenir une si charmante personne, une somme considérable, j’ai de belles pierreries et des perles cl’une grande valeur, que je suis prêt à donner ; mais je me persuade que, si vous aimez madame de Fensac, elle vous paroît préférable à tous les trésors du monde, et que si votre amour pour elle étoit éteint, vous lui conserveriez encore assez d’intérêt pour ne pas vouloir appauvrir celui qui doit la posséder. Au reste, monsieur, je crois presque superflu de vous dire que si vous n’acceptez pas la proposition que j’ai l’honneur de vous faire, je ne tenterai en aucune maniere d’usurper vos droits, ni d’attenter à votre propriété. Les mœurs different, mais les devoirs sont de tous les pays : il n’en est pas de plus sacré que celui de respecter le mariage, fondement de toute société. Je finis en vous priant de vouloir bien excuser ce qu’il peut y avoir d’irrégulier dans ce procédé, vous assurant que, si jamais j’ai l’avantage de vous recevoir à Pé-kin, loin d’exiger que vous vous conformiez à notre étiquette et à nos nombreuses cérémonies, je vous prierai d’en agir avec la plus grande liberté, persuadé que la politesse et l’insulte sont uniquement dans l’intention ; la mienne sera toujours de vous prouver la considération distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être,

Monsieur,
Votre très humble
et très obéissant
serviteur,
Kang-hi.


P. S. Veuillez, monsieur, m’honorer d’une prompte réponse.