Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 10

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 97-105).


LETTRE X.


LE COLAO VAN-TA-ZIN AU MANDARIN KANG-HI.


Pé-kin, le 24 janvier 1910.


Ayant eu dernièrement, mon cher Kang-hi, l’honneur de suivre notre auguste empereur en Tartarie, je remarquai que quelques unes des curiosités mécaniques européennes, qui sont déposées dans le palais de Zé-hol, avoient besoin d’être réparées. J’en pris occasion de parler de vous à sa présence[1], et lui proposai de vous donner l’ordre de ramener en Chine quelques ouvriers intelligents dans cette partie. L’empereur, avec cette grandeur de vues qui convient si bien au premier monarque du monde, me répondit qu’il attachoit fort peu d’importance à des inventions ingénieuses mais frivoles, où l’esprit étoit comme l’argent dépensé en pure perte, mais qu’il vouloit vous donner une commission d’un plus grand intérêt. Ecrivez-lui, ajouta-t-il, de prendre des informations précises sur l’état de l’agriculture et de la population en Europe. La perfection que ces peuples ont acquise dans quelques arts, et les progrès qu’ils ont faits dans l’astronomie, tandis qu’ils sont restés bien en arriéré de nous dans la science du gouvernement et de l’administration publique, ont droit de m’étonner. La dépopulation de ces contrées, presque désertes en comparaison de la Chine, me paroît sur-tout inexplicable. En effet, si les Tartares, soumis à mon obéissance, et leurs voisins les Moguls, les Kirghises, et les Kalmouks, sont peu nombreux par rapport aux pays immenses qu’ils occupent, la raison en est évidente : elle est fondée sur la vie pastorale qu’ils ont adoptée : leurs troupeaux ont besoin pour subsister d’une grande étendue de terrain ; car les rigueurs de l’hiver arrêtent la végétation, et les chaleurs de l’été dessèchent les prairies ; mais les nations qui, se livrant à l’agriculture, ont embrassé un genre de vie sédentaire, se trouvent dans une position différente : une portion très modique de terre suffit à la nourriture d’une famille, lorsqu’une préparation convenable et des engrais appropriés ont développé ses principes fertilisants.

Il faut donc que ce défaut de population, dont conviennent tous les missionnaires et voyageurs européens, d’ailleurs si portés à exagérer l’importance de leur patrie, dépende de causes locales, peut-être de défauts corporels qui s’opposeroient à la propagation de l’espece humaine, ou plutôt, comme je le soupçonne, du caractère paresseux des habitants, qu’un mauvais gouvernement ne sait pas convenablement exciter. Chargez donc votre ami de me rendre un compte exact de ce qu’il aura pu apprendre à ce sujet dans les différents petits états qui composent l’Europe, tels que la France, l’Angleterre, et l’Espagne ; qu’il s’attache à rechercher si le nombre des femmes renfermées dans les sérails n’est pas hors de proportion avec les enfants qui en sortent ; si les eunuques qui les gardent ne sont pas en trop grand nombre ; si quelques institutions ne favorisent pas le célibat ; sur-tout si le salaire du journalier est assez fort pour suffire à sa subsistance et à celle de plusieurs enfants en bas âge : enfin si les épidémies et la peste n’y sont pas fréquentes , et si elles tiennent à la nature du climat, ou à l’incurie des hommes.

Je recevrai avec plaisir les mémoires que Kang-hi me transmettra sur tous ces objets, et je lui en témoignerai mon impériale satisfaction. Lorsqu’un souverain, fatigué des soins qu’entraîne le gouvernement d’un grand peuple , a besoin de délassements, celui qui me paroît le plus convenable à la majesté de ses fonctions , est de prendre des informations sur les usages et les mœurs des différentes nations. Le ciel nous a accordé le plaisir de faire du bien aux hommes, en compensation des jouissances de l’amitié qui ne sauroitsubsister qu’entre des égaux. Or la maniere de faire le plus de bien possible, est d’apprendre par l’exemple des autres peuples, et sans courir le risque d’expériences dangereuses, le résultat des divers systèmes, des coutumes et des lois ; ce moyen, en tenant compte des localités, me paroit le plus sûr pour arriver à l’amélioration de la condition humaine, seul objet de tous mes vœux.

Ainsi parla ce grand monarque. Je recommande à ton zele l’exécution de ses volontés.

Depuis ton départ, il ne s’est rien passé qui puisse t’intéresser, ni dans ta famille, ni dans l’empire. Le seul évènement remarquable est l’arrivée d’une ambassade de l’Amérique orientale. Elle vient de la part du prince Colombson, souverain de ce nouveau royaume, qui, sur une longueur de cinq cents lieues de côtes, s’étend depuis la mer Pacifique jusqu’aux monts pierreux, Rocky— Mountains. Après avoir terminé ses différents avec les Etats-Unis, et réuni sous sa puissance tous les établissements de ces colons d’origine européenne, qui, traversant le continent américain, sont venus au milieu du siecle dernier se fixer sur ces terres vierges à la culture et à la civilisation, il a voulu faire jouir ses peuples de l’avantage que lui promettent des relations commerciales avec nous. Une frégate chargée de présents, partie de sa capitale située presque sous la même latitude que Pé-kin, a abordé dans le golfe de Pe-che-li, d’où l’ambassadeur a eu la permission de se rendre à la cour. Les Anglais voient avec jalousie cette nouvelle nation, dont la population et le commerce font des progrès extrêmement rapides, et qui couvre nos mers de ses vaisseaux. Elle cherche même à s’établir au Japon, et s’est déjà emparée presque exclusivement du commerce des fourrures que fournissent les isles Kurdes et Aleutes, article si intéressant pour notre pays. Ces Ostro-Américains ont eu dernièrement des démêlés à ce sujet avec les gouverneurs d’Ochotsk et du Kamtschatka ; mais la marine russe est si foible dans ces parages, qu’ils ne se sont pas laissé intimider. Notre cabinet est demeuré étranger à ces querelles. Entre nous, il n’est pas fâché de voir naître des rivaux à cet empire russe, dont la conduite est moins amicale depuis que sa population dans l’est prend un sensible accroissement, et dont la puissance excessive pourroit inquiéter une monarchie moins solidement fondée que la nôtre.

Adieu, mon cher Kang-hi, acheve le grand voyage que tu as entrepris par des motifs d’une curiosité raisonnable, et que notre magnanime souverain daigne approuver ; et lorsque la saison de la moisson sera arrivée, reviens jouir paisiblement du fruit de tes travaux dans ton heureuse patrie.

  1. Présence remplace dans l’Inde et à la Chine le titre de majesté, que les rois prennent dans l’Occident, depuis que l’empereur Charles V leur en a donné l’exemple ; jusque-là on les nommoit grace, et altesse.