Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 09

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 88-96).


LETTRE IX.


DU MÊME AU MÊME.


Paris, le 20 juin 1910.


Je reçus hier au soir la visite d’un petit homme vêtu de noir : d’une main il tenoit un parapluie, et de l’autre un assez mauvais chapeau à trois cornes ; un gros rouleau de papier sortoit de sa poche. — Monsieur, me dit-il, j’aurois peut-être dû me faire présenter chez vous ; mais j’ai jugé qu’un homme qui venoit du bout du monde pour perfectionner son esprit, et ajouter à l’étendue de ses connoissances, devoit regarder tous les savants comme des freres, et se faire un plaisir de les aider dans leurs pénibles recherches. — Monsieur, vous ne vous êtes pas trompe : que puis-je faire pour votre service ? — Il est bon que vous sachiez que je suis au moment de publier la seconde livraison de mon grand ouvrage sur les peuples orientaux : la première parut l’année derniere ; les journaux en firent l’éloge, et vous en avez peut-être connoissance ; car j’en ai envoyé un exemplaire à la société de Calcutta. — Non, monsieur, mais cela n’est pas étonnant ; il y a environ mille lieues du Bengale à Pékin, et les communications sont peu fréquentes. — Je n’y pensois pas : venons au fait. Dans une dissertation très approfondie sur la Chine, je rends compte de tout ce qui a été écrit jusqu’à ce jour touchant l’origine de votre célebre nation ; je prouve, contre l’opinion de plusieurs savants, qu’elle n’a pu venir ni d’Egypte ni d’Assyrie, mais que son véritable berceau a été le grand plateau de la Tartarie. Une des preuves de mon système, à laquelle j’attache le plus d’importance, est la conformité des armes de votre empereur avec celles des anciens Scythes, qui, au rapport d’Arrien et de Suidas, portoient également un dragon sur leurs enseignes. J’ai aussi en ma faveur le témoignage de Jornandez, qui a écrit sur les Goths, peuple d’origine scythique, comme les Scythes eux-mêmes sont d’origine celtique, ce qui fait, par parenthese, qu’en ma qualité de Bas-Breton, j’ai l’honneur de vous appartenir de plus près que vous ne pensez. Mais il ne s’agit pas de cela. Jusqu’ici je n’ai pu réussir à déterminer d’une maniere authentique combien de griffes avoit le dragon primitif. Quant à celles du dragon impérial nommé Lom, que le souverain de la Chine a seul le privilège de porter aujourd’hui, nous savons positivement qu’elles sont au nombre de cinq ; ce symbole, très expressif de la puissance souveraine, s’accorde egalement bien avec le caractère connu des Tartares et de toutes les tribus nomades, comme je le prouve plus au long dans les notes étendues dont j’ai enrichi le corps de mon ouvrage, sans compter celles qui se trouvent à la fin. Or il seroit d’un extrême intérêt de constater que le même nombre de griffes se trouve dans les deux dragons ; leur identité seroit alors prouvée d’une maniere irrécusable. J’ai pensé que vous, monsieur, mandarin lettré, versé dans les sciences, et qui accordez, sans doute, à l’archéologie la prééminence qu’elle mérite sur toutes les autres, vous sauriez certainement à quelle époque, et sur-tout avec combien de griffes le dragon est entré dans les attributs héraldiques des princes chinois. L’importance d’une question de ce genre ne sauroit être bien appréciée par des esprits superficiels ; mais un homme de votre érudition en jugera autrement, il sentira tout d’un coup quel parti un auteur peut en tirer ; je dis plus, quand bien même les nombres ne cadreroient pas exactement entre eux, on pourroit encore faire des remarques et des citations fort intéressantes. Si nous avons à parler du nombre trois, nous savons dans quelle estime il étoit chez les Grecs et les Latins, qui le regardoient comme sacré : si c’est du nombre quatre, l’analogie de son rapport avec le sacré quaternaire est frappante ; mais, s’il se trouvoit qu’il fût question de cinq, alors nous nous rejetterions sur les cinq éléments chinois ; car je sais, monsieur, que vous admettez aussi le bois comme substance élémentaire. Vous voyez que je suis passablement au fait de ce qui regarde votre patrie. — Oui, monsieur, et je regrette d’autant plus de ne pouvoir vous satisfaire, mais… — Aussi ai-je lu, compulsé, extrait une foule d’auteurs anciens et modernes, Marcpaolo, les missionnaires le Comte, Verbiest, Amyot, Parennin, du Halde, Kircher, les traductions des voyages de l’ambassade russe, de celle des Hollandais et des Anglais, enfin ce qui a paru de meilleur en ce genre, excepté pourtant quelques relations allemandes, hollandaises, suédoises, et russes, que les traducteurs ont négligé de faire passer dans notre langue. Il est réellement inconcevable que ces étrangers s’obstinent à écrire ainsi dans leurs jargons à demi barbares que personne en France n’entend ; car vous saurez, monsieur, que nous autres savants français, nous nous bornons à apprendre le latin et un peu de grec. Il en résulte un grand avantage pour notre littérature, nous avons plus de temps pour réfléchir, pour combiner nos idées ; d’ailleurs, la mémoire, au lieu de se charger de tous les mots baroques des différents idiomes, n’est occupée qu’à retenir les choses réellement importantes. — Je vous en félicite. J’avois cru bonnement jusqu’ici que l’étude des langues exerçoit autant l’esprit que la mémoire, et que les traductions qui ne rendent jamais parfaitement le sens de l’original étoient la ressource des ignorants. — Le français, monsieur, est la langue universelle ; elle s’étend tous les jours, et je ne désespere pas de voir le temps où on la parlera couramment même en Chine. Au reste, je vous remercie sincèrement des renseignements que vous avez bien voulu me donner sur la littérature de votre patrie ; j’espere que vous me permettrez d’en faire usage en m’appuyant de votre autorité qui sera d’un grand poids. Je vous prie en attendant de vouloir bien accepter, comme une marque de ma reconnoissance, un exemplaire de mon livre, et je me flatte que vous voudrez bien engager messieurs les mandarins vos amis, à m’honorer de leurs souscriptions. Les bons ouvrages sont bien rares ; cependant vous ne sauriez croire combien on a de peine à les placer, tandis que les romans les plus médiocres se débitent avec une scandaleuse facilité. Je suis au désespoir de ne pouvoir profiter plus long-temps de votre intéressante conversation. Mais l’heure me presse : J’ai promis de faire ce soir une lecture à l’Athénée des Grâces érudites. Je ne vous propose pas d’y venir aujourd’hui, votre temps est probablement pris, mais voici des billets pour la première séance : elle sera brillante, il y aura des dames, de jolis vers, et de la musique. En achevant ces mots mon homme prend son chapeau, son parapluie, et court encore.