Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 08

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 83-87).


LETTRE VIII.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 6 juin 1910.


Je me suis décidé, mon cher Wam-po, à prendre le costume européen : l’incommodité de toutes ces ligatures, qui me gênent les articulations, me semble moins fâcheuse que la foule, qui dans les lieux publics se pressoit autour de moi ; j’y trouve aussi l’avantage de n’étre plus exposé, dans les salons, à une espece de curiosité niaise qui, en attirant sur moi tous les regards, m’empêchoit d’observer à mon aise les singuliers usages de cette nation. Il en est un auquel j’ai bien de la peine à m’accoutumer, et que je vais tâcher de vous faire connoître. Les Français ne sont pas dans l’habitude de parler, comme les autres peuples, les uns après les autres. Ils ont pour la plupart une grande vivacité d’esprit, et ceux qui en ont moins veulent aussi en montrer, de maniere qu’à peine une phrase est-elle commencée, que ceux qui l’écoutent en savent ou croient en savoir la fin : ils s’occupent même beaucoup plus de cette espece de divination que de leur réponse. Aussi les mots les plus souvent répétés dans la conversation sont ceux-ci, je vous entends, je sais tout ce que vous allez me dire, vous objecterez sans doute ; eh ! non, vous ne m’entendez pas, laissez moi donc achever. Ces expressions et d’autres semblables reviennent si fréquemment, que les étrangers pourroient croire que c’est ce qui fait le fonds de la langue. Lorsque la compagnie est un peu nombreuse, le bruit causé par tant de voix confuses, et qui cherchent à se surpasser pour être entendues, est réellement effrayant. Mais ce que l’on distingue ne fait guere regretter le reste ; car la force des poumons est le plus souvent en raison inverse de celle du jugement.

J’aurois renoncé à vous envoyer un échantillon d’une conversation française, si la maniere dont ils écrivent ce qu’ils appellent en musique un morceau d’ensemble (nom qu’ils pourroient également donner à tous leurs entretiens), ne m’en avoit fourni le moyen.

J’espere qu’avec un peu d’attention vous comprendrez ce grimoire qui n’est pas, comme il le paroît au premier coup-d’œil, dépourvu d’une certaine suite ; mais il faut d’abord vous mettre au fait. M. de Lamon, avec qui je suis venu de Marseille, et qui me témoigne beaucoup d’amitié, me mena avant hier chez la comtesse de Chaville, dont on vante l’esprit, et chez qui se rassemble une société choisie. Elle me reçut avec beaucoup de politesse ; après les premiers compliments, ayant remarqué un officier, deux savants, et un magistrat qui parloient avec chaleur, je m’approchai dans l’espérance de profiter de leur conversation ; ils traitaient une question bien rebattue ; il s’agissoit de déterminer quelle influence le climat peut exercer sur le caractère des peuples. Vous trouverez ci-joint ce qu’à force d’attention et de mémoire je suis parvenu à recueillir. Dans ce moment tout le monde se leva ; les deux savants, très animés, parlerent à-la-fois et si vîte, qu’il me fut impossible de rien entendre. Le magistrat plus calme les quitta en riant, ainsi que la comtesse et l’officier. Il étoit déjà tard ; mon ami me proposa de me ramener chez moi : en chemin il me dit : « Avouez que madame de Chaville est une personne charmante, et que chez elle la conversation est bien intéressante. »