Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 07

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 69-82).


LETTRE VII.


LA MÊME À LA MÊME.


Paris, le 11 mai 1910.


[1]Le départ du Courier Russe à qui je remets mes lettres étant retardé, je puis encore, ma chère sœur, m’entretenir aujourd’hui avec vous ; j’en ai tout le loisir, étant retenue dans mon lit, sans pourtant être malade. Voici ce qui m’est arrivé : je vous ai rendu compte de la maniere dont j’ai passé hier la soirée chez la femme de notre banquier ; vers midi on m’a apporté le billet suivant :

« Madame Ricange a l’honneur de souhaiter le bonjour à madame de Kang-hi ; elle espere qu’elle n’aura pas été fatiguée de la soirée qu’elle a bien voulu lui accorder ; elle seroit bien aimable de lui prêter la robe qu’elle portoit hier, et qui lui alloit si bien. Elle peut compter que j’en aurai le plus grand soin, et que je la 1 ui rapporterai ce soir meme avec tous mes remerciements empressés. »

Adele Ricange.


J’ai donné ma robe. Une heure après j’ai reçu un autre message. La baronne de Trottencour, que j’ai vue chez madame Ricange, et qui m’avoit engagée à souper, me prioit dans un billet très pressant de lui envoyer une de mes robes, désirant la faire imiter pour ce grand bal qui occupe tout Paris. La baronne m’ayant fait une honnêteté, il eût été désobligeant de la refuser. Je lui ai donc aussi envoyé une robe. Il ne me restoit plus que celle que j’avois sur moi, le voyage ayant usé toutes les autres ; lorsque l’on m’a annoncé madame de Blinval, cette femme si vive dont je vous ai parlé hier.

Il faut, madame, m’a-t-elle dit en entrant, que je compte bien sur votre indulgence pour venir vous faire une demande aussi indiscrette, mais aussi c’est un peu votre faute : pourquoi avoir le regard si doux, la physionomie si obligeante ? Je suis sûre que vous aimez à rendre service, et il ne tient qu’à vous de m’en rendre un véritable. La mode se décide irrévocablement pour tout ce qui est chinois ; et depuis trois jours on ne parle dans Paris que de vous et de votre beauté, dont votre modestie releve encore l’éclat. Vous savez sans doute qu’il y a dimanche un grand bal chez la princesse de Lixen ; on y sera en habit de caractère. J’ai pensé qu’une robe prise sur le modèle exact des vôtres auroit le plus grand succès, et toutes les personnes qui s’intéressent à moi prétendent que cela me siéra à merveille. Je suis donc venue avec confiance ; mais il n’y a pas un moment à perdre, car toutes les ouvrières sont occupées. J’aurois un véritable plaisir, lui ai-je répondu, à faire ce que vous me demandez, mais je ne possédé plus que la robe que vous me voyez, les autres sont prêtées ou absolument usées par le voyage. A ces mots une vive impression de chagrin altéra les traits de ce joli visage. Après un instant de réflexion elle s’écria, il me vient une idée bien folle : vous n’avez pas grand’chose à faire aujourd’hui, le temps est mauvais, le spectacle n’est guere meilleur, vous êtes accoutumée à rester chez vous, si vous vous couchiez, vous seriez encore plus fraiclie demain ; il est vrai que cela n’est guere possible : au reste, si vous avez quelque chose à faire ce soir, je vous donne ma parole que vous aurez votre robe avant dix heures. Madame de Blinval parloit avec tant d’expression, un désir si vif brilloit dans ses yeux, et de fait cela me coûtoit si peu, que je n’ai pas balancé à la satisfaire. J’ai donc appelé la femme qui me sert, et je me suis couchée. Madame de Blinval a voulu absolument me remercier dans mon lit ; elle m’a accablée de caresses sincères, sans doute, car elle étoit attendrie, et elle m’a quittée triomphante, emportant elle-même la robe.

Bientôt après cette visite extraordinaire mon mari est rentré. Je me suis empressée de le rassurer sur ma santé. Il plaisantoit encore sur les désirs passionnés des femmes françaises, à qui il trouve plus d’attraits que de raison ; lorsque madame Ricange est entrée précipitamment chez moi. — Vous m’avez rendu ce matin un véritable service, ma chere, et la grâce que vous y avez mise en a doublé le prix : ce seroit une indiscrétion impardonnable que de vous en demander un nouveau : aussi, s’il ne s’agissoit que de moi, je m’en serois bien gardée, mais il y a des personnes qu’il est impossible de refuser.

Voici le fait. Madame de Fensac vous a vue monter hier en carrosse avec moi : elle a été extrêmement frappée de vos jolies boucles d’oreille. Le chevalier de Senanges lui donnoit le bras. Il a servi dans l’Inde, et les a reconnues pour des coques de ces scarabées brillants qui ne se trouvent qu’aux Moluques. Lorsqu’elle a su cette particularité, son désir d’en avoir de pareilles a redoublé. Elle a couru inutilement chez tous les marchands de curiosité. Ils ne savoient pas même ce qu’elle vouloit dire. Elle est réellement désolée. Mon frere, qui est fort de ses amis, voudroit à tout prix la tirer de peine. Je lui dois la justice de dire que ce n’est qu’à la derniere extrémité qu’il s’est décidé à me prier de vous faire une demande peut-être indiscrette. Ce matin de bonne heure, après avoir bien cherche dans sa tête où l’on pourroit trouver ces précieux insectes, il s’est imaginé qu’ils dévoient être au Muséum d’histoire naturelle, et qu’il pourroit parvenir à les en tirer pour quelques jours. Plein de cette espérance il est parti comme un trait. Le cabinet étoit fermé. Avec quelque argent il s’est fait ouvrir les portes ; mais, lorsqu’ayant en effet reconnu les scarabées, il a proposé au concierge de les lui confier, en lui offrant dix louis de gratification, et d’en laisser vingt-cinq, cinquante même en gage, il l’a trouvé incorruptible. Rien ne sortira d’ici, a-t-il dit, sans un ordre signé de M. le directeur-général. Mon frere, qui a de la suite dans l’esprit, s’est rendu sur-le-champ chez le savant administrateur. Il l’a trouvé au milieu de ses livres et de ses instruments de physique. La visite d’un jeune homme, dont le costume et les manieres sont si différentes de celles des personnes avec lesquelles il a des relations habituelles, a paru le surprendre. Monsieur, a dit mon frere, je n’ai point l’honneur d’être connu personnellement de vous ; mais je sais que vous avez eu des relations avec mon pere, ancien banquier de la cour, et maintenant l’un des administrateurs de la régie. Il ne tient qu’à vous de me rendre un service important : je viens du cabinet d’histoire naturelle ; il renferme deux petits insectes dont j’aurois besoin pour quelques jours, et je vous serois infiniment obligé de donner ordre qu’on me les remit. Non seulement je vous promets d’en avoir grand soin, mais je déposerai, comme garantie, la somme que vous jugerez convenable. Monsieur, répondit gravement le directeur, oserois-je vous demandera quelle famille appartiennent ces insectes. Sont-ils coléoptères ou mono… Je vous proteste, répliqua le jeune homme, en l’interrompant, que je n’en sais pas un mot : tout ce que je puis vous dire, c’est qu’ils sont fort brillants, d’une couleur changeante, entre le vert, l’azur et l’or, gros comme une petite noisette, mais plus alongés : d’ailleurs on ne peut s’y méprendre, ils sont dans la troisième salle à gauche en entrant, près de la fenêtre. — Vous faites là une étrange description, et je vois que vous n’êtes pas fort en entomologie ; mais oserois-je vous demander ce que vous prétendez faire de ces scarabées ? — Je voudrois, a répondu mon frere avec embarras, je voudrois… mais, monsieur, permettez-moi de vous dire que cette question est étrangère à la demande que j’ai l’honneur de vous faire ; puisque je vous promets de les représenter en bon état, et que j’offre d’en déposer


LA CONVERSATION


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la valeur, votre responsabilité est parfaitement à couvert. — Ma question, monsieur, est très importante, car si vous aviez l’intention de faire quelque comparaison ou même quelque expérience dont le succès fût probable et me parût devoir, d’une maniere quelconque, contribuer à l’avancement de la science, je pourrois prendre sur moi de vous confier ces insectes, sur-tout si nous en avons des doubles ; mais autrement… — Ah ! monsieur, tranquillisez-vous, il ne s’agit pas d’expérience ; c’est la chose du monde la plus simple. Je voudrois que ces petits animaux eussent l’avantage de figurer pendant une nuit seulement aux oreilles d’une des plus jolies femmes de Paris, ou plutôt du monde entier. — Comment, monsieur, faire de nos insectes des pendants d’oreilles ! et vous croyez que je me prêterai à cette folie !…

— Mais, monsieur songez qu’il s’agit d’obliger une personne qui tient à tout ce qu’il y a de plus distingué à la cour. — Quand ce seroit pour une de nos princesses, apprenez, monsieur, que je refuserois également ; et si notre auguste régent m’en donnoit l’ordre lui-même, je croirois du devoir de ma charge de lui représenter que c’est avilir, prostituer les trésors de la science, que de les convertir en de frivoles ornements. Il sortit de la chambre en prononçant ces mots avec indignation, et laissa mon frere tout étourdi d’une pareille réception. Désolé d’avoir si mal réussi, il court porter à madame de Fensac cette triste nouvelle. Fort mal reçu de cette dame qui n’a jamais de reconnoissance que pour le succès, je le vis bientôt arriver chez moi. N’est-il pas choquant, ma sœur, me dit-il, que l’affaire dépende d’un vieux savant, c’est-à-dire du seul être inaccessible à l’influence des femmes, et à qui il n’importe guere de passer pour peu galant ou même pour impoli ? Les plus grands personnages de l’état n’auroient pas cette audace. Mais l’on m’assure que vous pouvez m’être utile, que vous connoissez madame Kang-hi ; priez-la, ma chere sœur, conjurez-la de me prêter pour un seul jour ces brillantes boucles d’oreilles ; assurez-la que si le malheur vouloit qu’elles fussent perdues, j’irois au bout du monde lui en chercher de pareilles. Voyez, ma belle amie, ce que vous pouvez faire pour mon frere. Il attend dans ma voiture votre réponse.

Surprise, comme vous pouvez le croire, que mon ajustement pût produire tant d’agitations et des sensations si vives, je n’en éprouvois pas moins de répugnance à me séparer, même momentanément, de ces boucles, dernier don de ma mere, et que je conserve si précieusement. Cependant il m’étoit pénible de refuser une demande faite avec tant d’instances. J’ai cru tout concilier en les confiant à mon cher Kang-hi : il les portera chez madame de Fensac ; son bijoutier, que l’on dit fort habile, les examinera, et essaiera en sa présence de les imiter avec des émaux et des paillons, et ce soir mon mari me les rapportera. A l’étonnement que cette résolution a paru causer à madame Ricange, je soupçonne que l’on regarde ici comme un préjugé ce sentiment qui nous fait attacher tant d’importance à la conservation d’objets qui nous viennent de personnes chères ; mais si c’est une foiblesse, je ne veux pas être plus forte.

Embrasse bien tendrement notre chere fille, en pensant à sa mere.

  1.  Il paroît par ce passage que les lettres de Kang-hi et de Tai-na alloient à Pékin par la voie de terre ; sans doute que l’ambassadeur de Russie les envoyoit à Moscou, où résidoit alors sa cour, d’où elles passoient à Kiachta, jusqu’où la poste est établie depuis le régné de l’impératrice Catherine ; et de cette ville (dont la moitié est chinoise), à Pékin, les communications sont très fréquentes.