Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 06

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 57-68).


LETTRE VI.


TAI-NA À SA SŒUR À PÉ-KIN.


Paris, 10 mai 1910.


Me voici, ma chere sœur, dans une position bien nouvelle pour une Chinoise ; elle est telle, que les femmes tartares, à qui on laisse tant de liberté , en seroient étonnées elles-mêmes. Mon cher Kang-hi, dont la tendresse inquiette remarque que le souvenir de ma fille et l’éloignement de ma patrie m’attristent trop souvent, cherche à me distraire ; il me presse de faire connoissance avec les dames françaises dont on vante généralement l’amabilité ; mais, comme avec ce mélange perpétuel des deux sexes, qui existe d’une maniere si choquante en Europe, il me paroissoit presque impossible d’être en société avec les femmes sans voir aussi les hommes, j’avois jusqu’à présent résisté à ses instances. Ce matin il est entré dans ma chambre avec madame Ricange, femme du banquier, sur lequel les négociants de Marseille nous ont donné des lettres de crédit. « Madame, m’a-t-elle dit en m’abordant avec ces manieres prévenantes si communes dans ce pays, M. Kang-hi m’a promis de vous amener ce soir chez moi, et je suis venue vous en prier moi-même. Je sais que vos usages ne vous permettent de voir que des femmes ; je me suis donc bornée à inviter quelques unes de mes amies, qui seront, comme moi, charmées de vous voir, et de vous rendre agréable le séjour de Paris ; ne me refusez pas ». Mon mari s’est joint à elle, j’ai dû céder. Bientôt après elle s’est levée en me disant : Il faut que je vous quitte, et j’en suis désolée, mais j’ai un habit à commander pour un bal qui se donne après demain ; il y aura beaucoup de monde, et je n’ai pas un instant à perdre. Mais pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi chez ma marchande de modes ? elle est la plus fameuse de Paris. Toutes les femmes aiment la parure ; je suis sûre que cela vous amusera. Cette proposition m’a plu, et je l’ai acceptée. En chemin je lui ai demandé pourquoi en France l’on ne faisoit pas venir chez soi les ouvriers dont on avoit besoin. A la Chine, ai-je ajouté, les tailleurs viennent dans nos maisons faire les habits, les tourneurs y apportent leurs tours, les serruriers leurs enclumes. Ainsi celui pour qui l’on travaille surveille l’ouvrage, voit les matériaux que l’on emploie, le temps que l’on y met, fait corriger ce qui ne lui convient pas. Hélas ! me répondit-elle, il n’en est pas de meme à Paris ; on nous trompe, et sur le temps et sur les fournitures : jamais on ne livre l’ouvrage à l’époque convenue, il faut sans cesse envoyer chez les ouvriers, y aller soi-même, et l’on est encore souvent servi huit jours trop tard,et quand la mode commence à se passer. Cependant nous arrivâmes. Dans une salle immense étoient rangés avec art des ajustements de toute espece, si dissemblables qu’on eût dit qu’ils étoient destinés à vingt peuples différents : le coup-d’œil en étoit fort agréable ; de légers tissus brillants de paillettes d’or ou de lames d’argent étoient suspendus à des rubans ; des fleurs artificielles, imitant parfaitement la nature, formoient des bouquets et des guirlandes, et l’imagination avoit encore ajouté de nouvelles formes à ses richesses ; des robes entières étoient toutes montées, et réunissoient la fraîcheur à l’élégance. La maîtresse de la maison étoit fort occupée ; elle faisoit emballer dans une vingtaine de grandes caisses des chapeaux, des bonnets, des habits, enfin des parures complettes. Il y en avoit pour la Suede et la Russie, pour l’Italie et l’Espagne ; il y en avoit même pour le nouveau monde, Paris étant, pour l’Occident, la capitale de l’empire des modes ; à l’importance avec laquelle elle donnoit ses ordres, on eût dit un ministre des affaires étrangères expédiant ses dépêches ; elle voulut bien pourtant nous accorder quelques moments. Ma nouvelle amie lui fit beaucoup de compliments sur son goût, sur sa supériorité reconnue, en y ajoutant les plus grandes instances pour obtenir que son habit de bal fut prêt au jour marqué. À ce ton suppliant on eût dit qu’elle demandoit en pur don un ouvrage qu’elle commandoit, et qu’elle devoit payer trois fois plus que sa valeur.

Le soir je me rendis chez madame Ricange ; elle s’étoit procuré, avec beaucoup de peine, du thé passable chez l’apothicaire de la cour ; car vous saurez, ma chere sœur, que cette boisson, dont l’usage étoit autrefois si général en Europe, est tout-à-fait passée de mode. On y a substitué une plante de la Nouvelle-Hollande, nommée kangarette. On fait infuser ses racines, et l’on en tire un breuvage doux, parfumé, sans âcreté, sans amertume, et que les médecins prétendent être aussi salutaire pour les nerfs que le thé leur est contraire. Celui-ci est donc relégué dans les pharmacies, et l’on ne s’en sert plus que pour les indigestions. Pour moi, j’ai goûté de la nouvelle infusion, je la trouve agréable, mais je préfére la plante de ma patrie ; peut-être est-ce un effet de l’habitude.

Madame Ricange avoit réuni une douzaine de femmes dont l’âge différoit plus que la parure et le maintien : elles témoignèrent toutes en me voyant une extrême curiosité, mais tempérée par tant de politesse, par une si grande prévenance, qu’elle n’étoit nullement embarrassante. Après quelques remarques insignifiantes sur la longueur et les fatigues du voyage immense que je viens de faire, auxquelles on ajouta quelques questions de peu d’intérêt, la parure devint le sujet de la conversation. Bientôt tout mon ajustement subit un examen approfondi, et essuya plus d’une critique. Je soutins qu’il étoit agréable et commode. Une de ces dames me dit alors : Pourquoi défendre un habillement qui ne sera sûrement plus de mode quand vous retournerez à Pékin ? Je ne pus m’empêcher de sourire. — Il n’en est pas ainsi en Asie, lui répondis je ; je ne sais pas précisément combien il y a de milliers d’années que nos robes et nos ajustements sont inventés, mais l’histoire de la Chine ne parle que d’un seul changement dans les costumes. Lorsque les Tartares conquirent l’empire, ils forcèrent les vaincus de couper leurs cheveux ; beaucoup résistèrent et préférerent la mort même ; mais à la fin il fallut se soumettre[1]. Quant à l’habillement des femmes, il n’éprouva pas le plus léger changement. — Comment, s’écrièrent à-la-fois toutes ces dames, vous ne changez pas continuellement de robes et de coiffures ! cela est inconcevable ! — Si nous nous étions aperçues, ai-je répondu, que dans le courant des siecles la forme du corps subît quelque altération, que les bras, le cou, la taille, n’eussent plus entre eux la même proportion, je ne doute pas que l’on n’eût en’conséquence modifié l’habillement ; mais, puisque le corps ne change pas, il ne paroît pas raisonnable de changer le vêtement. Cependant n’allez pas croire que nous n’aimons pas la parure. Nous prisons comme vous les robes neuves, les étoffes riches et brillantes, les perles, les pierres précieuses, et les fleurs artificielles qui imitent si bien les plus belles productions de la nature ; mais nos goûts ne varient pas plus que nos affections. — En ce cas, dit en m’interrompant une jeune femme très vive, je ne conçois pas à quoi vous pouvez passer le temps : point de modes nouvelles, point d’hommes, par conséquent point de conversation ! je vous tiens pour les plus malheureuses créatures de la terre. — Cependant, madame, je puis vous assurer que notre vie se passe en général fort doucement. Libres de soins et de soucis, les affaires ne nous donnent point d’embarras, la société ne nous impose pas de devoirs souvent aussi ennuyeux que fatigants à remplir ; lorsque nous voulons nous distraire, nos esclaves jouent des instruments et dansent devant nous ; nous cultivons des fleurs dans nos jardins, nous élevons des poissons dorés ou des oiseaux au plumage éclatant ; enfin n’avons-nous pas nos enfants à caresser en attendant le retour de nos maris ? — Tout cela est assurément fort bien, mais passablement insipide, reprit la jeune femme en se levant ; je suis fâchée de vous quitter, ma chere, continua-t-elle en s’adressant à la maîtresse de la maison, mais il est près de minuit, et j’ai encore cent choses à faire. Il faut que je me fasse écrire chez madame de Brissoy qui a perdu son procès, chez madame de Lanson qui marie sa fille ; que j’entre un instant chez mon grand-pere qui a son accès de goutte ; enfin ne faut-il pas que j’aille au fond du faubourg S.-Germain chez madame d’Enneville, qui est très mal. Elle est condamnée par toute la faculté ; mais si par hasard elle en réchappoit, c’est une femme à se brouiller pour la vie avec ceux qui auront manqué un seul jour à se faire écrire chez elle : je suis sûre que la dernière chose qu’elle demandera sera sa liste ; enfin j’ai promis à la comtesse de ne pas me coucher sans lui dire mon avis sur la belle Chinoise dont déjà tout Paris raffole. Il sera très favorable, ajouta-t-elle en me regardant avec un sourire gracieux qui me fit rougir. Là-dessus elle s’enfuit ; un moment après la compagnie se sépara.

  1. La même chose est arrivée en Russie, lorsque Pierre-le-Grand voulut forcer ses sujets à se couper la barbe.