Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 05

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 44-56).


LETTRE V.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, 2 mai 1910.


Quelque peine que l’on prenne, mon cher Wam-po, pour se former, d’après les livres et les récits des voyageurs, une idée juste des pays que l’on se propose de parcourir, les relations sont si contradictoires, et la maniere de voir est si différente, que la réalité nous frappe toujours d’étonnement, et nous fait goûter le charme de la nouveauté : cette sensation agréable dure peu, mais elle est bientôt remplacée, au moins dans les personnes capables de réflexion, par le plaisir de comparer ce que l’on voit à ce que l’on a vu, d’examiner les causes de coutumes si différentes, d’usages si opposés, d’apprécier les effets du climat, des habitudes, de la forme du gouvernement, enfin de faire la part de la raison et celle des préjugés, qui n’est que trop souvent la plus forte. C’est une des jouissances morales les plus douces, et elle reçoit tout le complément dont elle est susceptible, lorsqu’on est assez heureux pour la faire partager à un ami, dont les goûts et la capacité se rapprochent des nôtres. Voilà ce que j’éprouve, mon cher Wam-po, en vous faisant part des idées que m’inspirent des objets si nouveaux pour moi.

Lorsque je me rappelle l’aspect que présentent nos villes, et que je le compare à celui d’une cité européenne, j’ai peine à concevoir comment il peut exister un pareil contraste entre deux objets d’une meme nature. En effet, dans les habitations tout différé, forme, couleur, hauteur. Je suis bien tenté de donner la préférence à nos usages ; cependant il ne seroit pas juste de juger sans examen les raisons d’un peuple qui s’est appliqué bien plus tard que nous, il est vrai, à l’étude des sciences et des arts, mais qui semble avoir réparé le temps perdu.

Il faudra donc que je demande aux Européens, pourquoi ils préfèrent à nos maisons d’un seul étage, ces édifices si hauts, si incommodes, où il faut sans cesse monter et descendre, qui se privent réciproquement de l’air et de la lumière, qui donnent plus de prise aux ouragans, qui résistent moins aux tremblements de terre, et qui enfin ne seroient raisonnables que chez un peuple qui craindroit le déluge. Je leur demanderai aussi pourquoi ils donnent à tous leurs bâtiments cette teinte blanche si désagréable à la vue, et dont il est impossible, lorsque le soleil brille, de soutenir l’éclat éblouissant, ce qui empêche de jouir des ornements et des détails de sculpture auxquels pourtant ils attachent tant de prix. Il faut attendre, pour en juger, que le temps et l’intempérie des saisons aient fait naître sur la pierre une espece de mousse dorée, ou que la fumée ait commencé à la ternir, et la préférence que l’on accorde généralement aux anciennes fabriques, pourroit bien tenir en grande partie à cette cause.

Je ne veux pas aborder la question si compliquée, et peut-être insoluble, de la beauté positive en architecture. Il est probable que si l’on soumettoit à l’analyse l’admiration qu’éprouvent à l’aspect d’un beau monument les personnes de goût, avec plus ou moins de force, en raison de la justesse de leur vue et de la rectitude de leur esprit, on trouveroit que ce sentiment est produit par l’ordre, la symétrie, l’accord des parties, l’apparence de la solidité et de la destination remplie, enfin par la simplicité de l’ensemble, et la richesse des détails ; mais, ne croyez-vous pas comme moi, que les problèmes de perfection dans les arts sont susceptibles de plusieurs solutions, et que l’habitude, mere des préjugés, rétrécit notre horizon, et borne ainsi nos jouissances ?

Il ne s’agit donc pas d’examiner si nos formes élégantes et légères sont préférables aux constructions plus solides et peut-être plus nobles des Européens ; mais ce qui me paroît incontestable, c’est l’avantage que donnent à nos édifices les couleurs si gaies et si brillantes dont ils sont décorés ; ce bleu éclatant, ce rouge si vermeil, ce jaune si vif ne doivent-ils pas plaire à tous les yeux, comme l’azur des cieux, la verdure des prés, et les nuances variées dont se parent les fleurs embellies par la culture ? Le Tartare, l’Européen, l’Américain voient avec une égale admiration les belles teintes de l’arc-en-ciel. Et pourquoi ce qui fait l’ornement des jardins, des forêts, du firmament, ne pourroit-il parer nos habitations ? Si la nature ne donne l’or qu’avec une extrême parcimonie, elle semble vouloir nous dédommager de la rareté de ce métal précieux par son inconcevable ductilité, et en conservant à ses moindres parcelles un admirable éclat. Nous tirons parti de cette propriété ; et plus magnifiques que les Occidentaux, nous ne craignons pas d’employer la dorure à l’extérieur : elle brille sur les toits de nos temples et de nos palais, et jusque sur les moindres pavillons de nos jardins ; les dragons fantastiques qui les décorent en sont revêtus ; elle se marie à l’émail de la porcelaine dont le reflet est si doux. Ainsi le pauvre jouit du luxe des riches, réservé dans les autres pays pour l’intérieur des appartements, où il lui est défendu de pénétrer.

Mais laissons les raisonnements et les comparaisons, et parlons de ce que je vois. Je commence par les monuments religieux qui attirent l’attention de l’observateur, plus encore par leur objet que par leur forme. Tous les Occidentaux ont adopté pour le plan de leurs temples la figure d’un quarré long, et cette conformité d’usages dans des cultes différents s’explique aisément. On trouvoitpar-tout un sanctuaire où se retiroient les prêtres, où les profanes n’étoient point admis, et qui renfermoit le mécanisme des oracles. Les Grecs et les Romains, les Egyptiens et les Perses avoient également adopté cette coutume ; les exceptions étoient extrêmement rares en faveur de la forme ronde, et tenoient à des allégories. Lorsque le christianisme s’établit, le mauvais goût s’étoit déjà introduit dans les arts comme dans la littérature. On imagina donc d’ajouter aux anciens temples, ainsi qu’aux nouvelles églises, des ailes latérales, pour figurer le signe sacré du nouveau culte. Cette pratique devint bientôt une réglé de laquelle il ne fut plus permis de s’écarter, et les grands architectes du siecle de Léon X n’oserent l’enfreindre, toutes les ressources de leur génie inventif ne purent voiler ce défaut qui dépare leurs belles constructions. On voit clairement qu’en coupant, le bâtiment principal à angles droits en deux parties inégales, et en y accolant deux édifices secondaires pour former la croix, on détruit la régularité du plan, sans laquelle il ne sauroit y avoir beauté[1].

Il n’y a guere que cinquante ans qu’il a été permis de raisonner la construction des temples chrétiens, et de secouer le joug d’un ridicule usage. On a enfin senti que la religion chrétienne ne vouloit point, comme celle (les païens, en imposer aux sens ; que si elle exigeoit la soumission dans les esprits et la croyance des mystères, elle vouloit la publicité du culte et des cérémonies. Il étoit donc absurde de priver plus des trois quarts des assistants de la vue du prêtre et de l’autel. Les amphithéâtres dont les anciens ont laissé des modèles pouvoient seuls parer à cet inconvénient : on les a adoptés ; ils sont de figure ovale. Dans un des foyers de l’ellipse on a placé l’autel, dans l’autre l’instrument musical, qui a remplacé les orgues auxquelles il est bien supérieur ; il soutient les voix et fait entendre des airs religieux pendant les moments de recueillement. La moitié des gradins inférieurs est réservée aux femmes ; les étages supérieurs sont pour les enfants ; l’on a pensé que la voix de l’innocence devoit arriver la première au trône de l’Eternel. Tous sans exception sont exercés dès l’âge le plus tendre à chanter les louanges du Seigneur. C’est aussi de cette maniere que l’on grave dans leur mémoire les premières leçons de morale. Ainsi le cœur et l’oreille se forment en même temps, et la musique, cette source intarissable de plaisirs doux et de jouissanccs pures est devenue un trésor commun à toutes les classes. On a cru, à l’exemple des peuples les plus civilisés, les Egyptiens et les Grecs, qu’un art, qui comprenoit toutes les idées d’ordre et d’harmonie, ne pouvoit être indifférent aux mœurs. Les nouvelles découvertes de la médecine, que les anciens avoient pressenties, ayant démontré tout le pouvoir des vibrations sonores sur le systême nerveux, en même temps que la maniere de l’exercer utilement, on a trouvé convenable de préparer de bonne heure le corps humain à en recevoir les salutaires influences.

Sous les gradins on a pratiqué des conduits de chaleur : ils communiquent à des poêles immenses, mais tellement construits qu’ils consomment peu de combustible. Quelques cordes de bois assignées sur les forêts de l’état suffisent pour entretenir pendant la mauvaise saison, aux heures de l’office, une chaleur modérée. Les gardiens des temples sont chargés de veiller à ce que le thermomètre marque toujours le tempéré, ce qui est aussi utile à la santé, que la modération l’est à l’ame. Des nattes garnissent les gradins, des tapis couvrent le terre-plein destiné aux cérémonies. La santé la plus délicate n’a donc plus d’excuses légitimes pour se dispenser de remplir les devoirs que la religion prescrit. Au reste, la forme actuelle n’admet point de place de distinction. La civilisation proscrit l’égalité ; mais elle existe devant Dieu.

  1. On a même remarqué que, dans plusieurs églises gothiques, un des côtés de la croix n’étoit pas perpendiculaire à l’axe de la nef ; la tradition et quelques vieilles chroniques donnent pour raison de cette bizarre irrégularité, l’intention d’imiter la maniere dont Jésus-Christ crucifié penchoit la tête. (Note de l’éditeur.)