Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 04

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 25-43).


LETTRE IV.


KANG-HI À WAM-PO.


Lyon, 18 avril 1910.


Vous apprendrez sans doute avec plaisir, mon cher ami, que nous sommes enfin heureusement arrivés dans la capitale de la France, terme de notre long voyage. Je la parcours en tous sens depuis trois jours, et j’essaierai de vous en donner quelque idée ; car le plan fait jadis par les missionnaires, et que nous avons souvent examiné ensemble à la bibliothèque impériale de Pékin, ne ressemble plus à ce qu’est aujourd’hui cette ville célébré, et ne peut guère servir que d’objet de comparaison. Paris est presque entièrement rebâti depuis le désastre qu’il a éprouvé vers la fin du siècle dernier. L’histoire a consigné dans ses fastes la cause de cette terrible catastrophe. La fameuse comete de 1680, revenue à l’époque prévue par les calculs des astronomes, a passé assez loin de notre globe pour ne pas influer sur sa marche ; mais elle a causé une légère perturbation de la lune, dont l’effet s’est fait sentir d’une maniere funeste dans les contrées occidentales de l’Europe. Une marée d’une hauteur prodigieuse a ravagé une immense étendue de côtes ; c’est à cette époque que les digues de la Hollande ont été renversées, et que ce malheureux pays, qui devoit une existence précaire aux efforts d’une audacieuse industrie, a été englouti pour jamais par les flots courroucés. L’intérieur des terres n’a pas été épargné, la violence du mouvement des eaux de l’Atlantique a produit un ouragan tel qu’on en éprouve assez souvent aux Antilles[1] ; mais jusqu’alors l’Europe n’avoit rien ressenti de pareil. La France s’est trouvée par sa situation exposée à ce fléau, dont les Alpes, le Jura, et les Vosges ont préservé l’Allemagne et l’Italie. Paris, situé dans une plaine exposée aux vents d’ouest, a prodigieusement souffert : on remarqua alors, avec étonnement, que les édifices, bâtis depuis le seizième siècle, résisteront bien moins que les autres ; tandis que les constructions gothiques, et même quelques restes d’ouvrages romains demeurèrent intacts ; ainsi la caducité des bâtiments s’est trouvée, contre l’ordre naturel, en raison inverse de leur ancienneté. On vit donc tomber avec fracas ces monuments de la magnificence de Louis XIV. L’arc triomphal de la porte S.-Denis, l’hôtel des Invalides, la colonade du Louvre s’écroulèrent, et l’antique château de S. Louis resta debout, semblable à un grand rocher que l’art auroit façonné pour servir à l’habitation des hommes[2].

Il paroît que ce fut vers le régné de François Ier, que l’on commença à négliger en France le choix des matériaux, la bonté des ciments, la force des constructions, pour ne s’occuper que de la forme et de la décoration. En rapportant d’Italie la belle architecture des Grecs et des Romains, on auroit dù les imiter également dans les précautions qu’ils prenoient pour assurer la durée de leurs ouvrages sous un climat bien moins délétere ; mais la fureur de briller avoit tourné toutes les têtes, et le luxe et ses folles dépenses absorbant tous les moyens, la vanité chercha à mettre de l’industrie dans la magnificence. Bientôt les mœurs se relâchant davantage, l’égoïsme fut réduit en systême et décoré du nom de philosophie. On jouissoit des ouvrages des morts, mais on ne vouloit rien faire pour les races futures : et comment s’en seroit-on occupé, lorsqu’on pensoit à peine à assurer la fortune de ses enfants ? Chercher à éblouir les yeux de ses contemporains, et à se procurer des jouissances éphémères, tel fut le goût général et le but où tendoient tous les efforts. Aussi ce ne fut pas seulement l’architecture qui se ressentit de cette manie d’en imposer par des dehors trompeurs, elle s’étendit à tout : les étoffes furent moins solides, les papiers succédèrent aux tentures, la vaisselle plaquée orna à peu de frais les tables plus délicates mais moins abondantes, le stuc tint lieu de marbre, et presque par-tout la peinture en bas-relief remplaça la sculpture.

Le désastre causé par l’ouragan fut bien augmenté par l’imprévoyance des hommes : un affreux incendie détruisit un nombre immense de maisons, qui étant situées à l’est avoient été épargnées. Le feu prit en plusieurs endroits à la fois sous les décombres ; la consternation générale diminua les secours ; la force du vent les rendit inutiles, et preque tout ce qui restoit de la ville fut consumé[3]. Il ne fallut pas moins qu’une perte aussi immense pour faire reconnoitre qu’il étoit souverainement déraisonnable d’employer dans les bâtiments le bois, cette substance si destructible, sujette à l’embrasement et à la pourriture, et cependant sans cesse exposée au feu et à l’humidité, imprudence encore plus inexcusable dans un pays où la pierre et l’argile sont par-tout sous les pieds, et où le fer, qui au moyen d’un enduit est indestructible, se trouve dans la plus grande abondance.

Le prince qui régnoit alors rendit donc un décret pour défendre expressément à tout architecte d’employer la charpente dans les édifices publics et particuliers ; un résultat heureux et imprévu de cette sage ordonnance, fut que le bois de chauffage, qui étoit à un prix excessif, baissa tout-à-coup. Alors cette mesure que l’on trouvoit tyrannique devint populaire, et les frondeurs se turent pour cette fois.

La ville étant presque détruite, on put faire des améliorations, qui auroient été inexécutables sans une semblable catastrophe. La plupart des rues furent élargies et redressées, les pentes furent adoucies, et les quais élevés au niveau des ponts ; on multiplia les fontaines, elles furent placées au haut des rues, de maniere qu’en un instant on peut les arroser et même les laver entièrement : les façades furent régulieres ; au-dessus de portiques larges et élevés, on bâtit deux étages et un attique, et la découverte d’un ciment imperméable permit de faire les toits en terrasse : les églises renversées furent reconstruites, niais sur un plan différent. Je compte vous en parler dans ma prochaine lettre. Aujourd’hui je ne vous entretiendrai que du palais des souverains.

Les Tuileries et le Louvre, dont le rez-de-chaussée étoit resté intact, ont été restaurés. On a pensé, avec raison, que cette position joignoit à l’agrément de la vue et de la proximité de la riviere, l’avantage d’avoir avec la campagne une communication libre et non interrompue par les maisons, considération de la plus grande importance dans des temps de trouble. Les Champs-Elysées ont été replantés, les fossés ridicules et même dangereux de la place de la Concorde[4] ont été comblés et remplacés places par des tapis de gazon, au milieu desquels jaillissent des fontaines expiatoires. Le terrain occupé jadis par le jardin des Tuileries, forme aujourd’hui l’avant-cour et la cour du palais. Cependant la terrasse du côté de la riviere subsiste ; ornée de fleurs et d’arbustes elle sert de promenade particulière au château, auquel elle communique pur une arcade sous laquelle passent les voitures qui veulent gagner les quais et l’autre côté de la ville ; au-dessous, et dans toute la longueur de cette terrasse, exhaussée de quelques pieds, on a pratiqué un immense manege destiné aux princes, qui peuvent ainsi prendre commodément en hiver l’exercice du cheval, dont ceux qui commandent aux peuples ne doivent jamais perdre l’habitude. L’espace compris autrefois entre la terrasse, dite des Feuillants, et la rue S.-Honoré, est occupé actuellement par deux grands bâtiments d’une architecture simple et noble. Celui qui est le plus près du château sert au logement de la garde, celui qui est près de la place de la Concorde renferme les écuries : ils sont séparés par la rue qui conduit à la place Vendôme, rebâtie sur l’ancien plan ; on n’a changé que les difformes lucarnes remplacées aujourd’hui par un attique simple et élégant.

Ce n’est qu’à regret que la belle composition du jardinier Le Nôtre a été sacrifiée, mais on en est dédommagé par le nouveau jardin placé entre les Tuileries et le Louvre. On s’est bien gardé de reconstruire cette maussade galerie percée d’une foule de guichets, et dont les frontons alternativement ronds et pointus, surmontés d’une énorme toiture, choquoient la raison et le goût. Une belle terrasse élevée à sa place borde la riviere et joint les deux palais. L’autre côté du jardin est fermé par une galerie dont le rez-de-chaussée forme une orangerie et une promenade d’hiver parfaitement exposée. Le Musée, ou le dépôt des chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture, est au-dessus, et sert en même temps de communication aux grands appartements du Louvre et des Tuileries. Ce bâtiment est couronné par un attique qui contient une multitude de logements pour les officiers de la cour. On n’a point voulu permettre de bâtir entre la galerie et la rue S.-Honoré, et cet espace forme une longue esplanade où s’assemble la garde. Ce n’est qu’en adoptant l’espece de jardin que les Européens ont emprunté de nous, que l’on est parvenu à déguiser le défaut de parallélisme entre le Louvre et les Tuileries, qui dans toute autre ordonnance eût été excessivement choquant. Un beau groupe de cedres, de pins, et d’autres arbres verds occupe le milieu du terrain, et dans toutes les saisons empêche de faire le rapprochement de la situation oblique des deux palais. Le reste de l’espace contient un tapis de verdure soigneusement roulé et tondu, aussi doux pour la promenede qu’agréable à la vue[5], bordé par une allée tournante, qui, se prolongeant le long de la galerie, joint les deux extrémités de la terrasse. En face du Louvre on a reconstruit, mais sur un meilleur modelé, un pont destiné à la communication de la résidence du souverain avec les palais de ses ministres, élevés sur la rive opposée. Ils sont tous réunis par des portiques, et le public, qui souvent a affaire à plusieurs départements à-la-fois, ne perd plus un temps précieux à aller les chercher dans des quartiers éloide pied, ce pont est surmonté d’une colonnade recouverte d’une terrasse, qui garantit des intempéries de l’air sans interrompre la vue du bassin de la riviere. Ce tableau est bien plus beau qu’autrefois, depuis que l’on a construit des thermes magnifiques qui se prolongent au milieu de la Seine, depuis la pointe de l’isle Notre-Dame jusqu’au pont du Louvre, auquel ils s’appuient. Des bains fluviatiles occupent la partie basse de cet édifice unique dans le monde : au-dessus sont les bains chauds. Un côté, disposé à la maniere des Orientaux, est destiné aux riches, et la rétribution qu’on en tire sert à défrayer les bains gratuits. Le toit est plat et contient un réservoir où l’eau est d’abord échauffée par les rayons du soleil, ainsi que le pratiquoient les Romains : il est de niveau avec celui du portique qui couvre le pont. Ornées de fleurs et d’arbustes, ces immenses terrasses, qui partent du grand balcon du Louvre, forment des jardins suspendus comme ceux de Sémiramis, mais qui ont au-dessus de ceux de Babylone, l’avantage d’être situés au milieu des eaux. Du côté de l’isle, une haute tour à sept étages, ornée de colonnes de marbre, couronne de la maniere la plus noble cette superbe fabrique : elle sert de base au télégraphe ; son horloge regle pour toute la capitale la mesure du temps, et l’on y a placé un thermometre et un hygrometre, instruments d’une grande perfection, et dont les dimensions sont telles qu’elles font connoître au loin les variations de la température : dans les réjouissances publiques la tour est illuminée ; et lorsque de son sommet on tire une énorme girandole de fusées volantes qui embrasent tout l’horizon, et retombent en pluie de feu, mais sans danger, sur une ville incombustible, ce spectacle n’est guere au-dessous de celui qu’une éruption du Vésuve présente aux Napolitains effrayés.

La reconnoissance nationale grave sur la base de ce monument le nom de tous les grands hommes qui illustrent la France. Empereurs, rois, guerriers, magistrats, savants, tout est confondu dans cette honorable liste comme dans l’égalité du tombeau ; mais l’équitable postérité départit à chacun la portion de gloire qu’il a méritée.

La colonnade du Louvre, rebâtie sur le même plan, mais plus solidement, n’a éprouvé que de légers changements ; on a évidé l’avant corps du milieu : les deux galeries sont donc réunies, et cette masse de pierres au centre du bâtiment, dont la sculpture avoit fait un si mauvais usage, n’existe plus ; les petites fenêtres entre les colonnes ne font plus de peine aux gens de goût ; le ceintre de la porte d’entrée a été également supprimé, et cette ligne courbe, la seule qui se trouvât dans cette belle fabrique, ne choque plus les yeux.

Au-devant de la façade on a construit une place régulière qui s’étend jusqu’au Pont-Neuf. Une grande rue s’ouvre au milieu, et traversant toute la capitale, conduit suivant un ancien projet à la barrière de l’est.

Du côté du nord, une rue semblable part de la porte latérale du Louvre, et se prolonge jusqu’à S.-Denis, ville autrefois séparée, aujourd’hui réunie à la capitale. L’antique église, qui pendant si long-temps servit de sépulture aux rois, et dont la destination n’est point changée, se trouve dans la direction du palais, et ses clochers s’aperçoivent dans l’éloignement. Ainsi du haut de son trône, par-dessus les têtes de ses courtisans inclinés, le souverain peut voir ce monument funebre où sont entassées tant de générations couronnées.

Au midi, la perspective du Louvre est bien différente ; la vue se porte naturellement sur l’Observatoire, bâtiment remarquable, construit au dixseptieme siccle, mais récemment restauré et considérablement agrandi. Son immense plate-forme, qui a été élevée à une hauteur prodigieuse pour obtenir un horizon complet, domine tous les bâtiments publics et particuliers. Les idées inspirées par cet édifice, d’où l’on observe le cours immuable des astres, et l’ordre d’un univers qui ne vieillit point, contrastent fortement avec celles qui naissent à la vue de ce mausolée, symbole de la prompte destruction qui menace tous les êtres animés. Cependant ces trois monuments, dont la construction remonte à des époques si différentes, n’ont point été placés à dessein dans une même direction. Peut-être est-il permis de reconnoître, dans cet arrangement singulier, une faveur de la Providence, qui veille sur les destinées du peuple français, et qui aura voulu réprimer l’orgueil de ses princes, et élever leur ame en leur montrant, d’un côté la briéveté de la vie, et de l’autre la durée des temps.

  1. C’est ainsi qu’en 1770 la ville du Port-au-Prince, dans l’isle de Saint-Domingue, a été entierement renversée par un terrible ouragan survenu à la suite d’un raz de marée.
  2. Ceci ne nous étonne pas ; la porte S.-Denis étoit, en 1800, plus dégradée que l’arc de Constantin, Versailles inhabitable ; et l’aquéduc de Maintenon, monument gigantesque, tomboit en ruine.
    (Note de l’éditeur.)
  3. C’est aussi ce qui arriva à Lisbonne à la suite du grand tremblement de terre de 1766.
  4. On sait qu’en 1770 ils ont coûté la vie à plus de trois cents personnes.
  5. En Angleterre, les gazons les plus soignés servent de promenade. (Note de l’éditeur.)