Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 11

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 106-122).


LETTRE XI.


En réponse à la précédente.


KANG-HI AU COLAO VAN-TA-ZIN, MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.


Paris, le 2 juillet 1910.


Monseigneur,


J’ai reçu avec respect les ordres de notre auguste empereur, et je vais m’occuper avec zele de leur exécution. Les questions d’économie politique relatives à l’agriculture et à la population, étant depuis long-temps l’objet de mes recherches, je comptais profiter de mon séjour en Europe pour tâcher de prendre des informations exactes sur l’état de ces contrées qui nous sont presque inconnues ; mais la lettre dont votre altesse m’a honoré va me faire redoubler d’efforts et d’application. Toutes les forces de notre esprit ne sont jamais mieux développées que par l’espoir de voir nos idées exercer quelque influence sur les déterminations du monarque : cette espece d’association à la puissance, et à la gloire d’un souverain bienfaiteur de la patrie, éleve lame, échauffe l’imagination, agrandit les vues ; c’est la plus douce récompense, la plus noble ambition d’un cœur généreux, bien préférable, sans doute, aux suffrages d’un public inconstant, ou à l’éclat d’une vaine renommée.

J’attends des renseignements importants d’un administrateur éclairé à qui j’ai été présenté, et qui m’a accueilli avec d’autant plus d’intérêt, qu’il s’occupe, de son côté, de recherches sur l’Asie ; il m’a promis de m’aider dans mon travail, et de me fournir des matériaux précieux : en échange il m’a demandé des mémoires sur l’agriculture et la population de la Chine. J’ai cru pouvoir, sans inconvénient, lui donner celui que vous trouverez ci-joint ; je prends la liberté de l’envoyer à votre excellence, et je ferai de même à l’avenir, de peur qu’à mon retour, les malveillants, dont les cours ne sont que trop remplies, ne voulussent insinuer que j’ai révélé des choses contraires à la sûreté de l’état.


MÉMOIRE.


Sur les causes de la grande population de la Chine.


Les questions sur la population intéressent la société de bien des manieres. Mais, lorsque l’on se borne à traiter ce qui est relatif à l’accroissement progressif du nombre des individus, il suffit d’examiner séparément l’effet des causes naturelles ou des localités, et le résultat des institutions ou des réglements qui dépendent de la volonté des hommes.

Si l’on considere sous ce premier point de vue la Chine, qui sans contredit est le pays le plus peuplé de l’univers, proportionnellement à sa surface, on trouvera que la nature lui a accordé un immense avantage sur les autres, en formant presque toute la partie orientale des débris des montagnes de l’ouest réduits à l’état de terre fertile. Ces énormes dépôts ont été originairement amenés par les grands fleuves qui prennent leurs sources dans les hauteurs de la Tartarie, et se jettent dans l’Océan oriental. Leurs bords sont aujourd’hui trop exhaussés pour qu’ils puissent se répandre sur les terres, et dans les endroits bas ils sont soutenus par des levées : d’ailleurs ils ne sont pas comme le Nil, sujets à des débordements périodiques ; mais ils cliarient encore, et sur-tout le fleuve Jaune, une si prodigieuse quantité de limon[1], que, d’année en année, les navigateurs s’aperçoivent de l’exhaussement des bas-fonds dans les mers de Nan-kin et de Pe-che-li ; les ports se comblent, les isles nombreuses de ces parages augmentent en étendue, et l’on peut prévoir avec certitude que, dans un certain nombre de siècles, à la place de cette vaste étendue d’eau comprise entre la presqu’isle de Corée et le continent, on verra s’élever une nouvelle province. Cette opération de la nature, que nous voyons s’exécuter devant nous, a existé dans les temps les plus reculés ; ce qui le prouve jusqu’à l’évidence, c’est la profondeur de la terre végétale de nos contrées de l’est : elle est telle que l’on a souvent creusé jusqu’à trois cents pieds sans rencontrer ni pierre, ni tuf, ni gravier[2]. Les moindres notions en agriculture nous apprennent qu’un terrain de cette nature n’a pas besoin d’engrais, et que la culture en est aussi facile que le produit abondant. En effet, l’art du jardinier et les travaux du laboureur tendent dans tous les pays à produire un sol factice, semblable à celui dont la nature généreuse a formé nos plaines. Nous lui devons un autre bienfait non moins important, et qui semble tenir à la même cause : nos lacs, nos rivières fourmillent de poissons, et leur quantité est telle qu’un seid pécheur peut procurer une nourriture suffisante à plusieurs familles. Aussi l’eau est-elle chez nous peuplée comme la terre. Des milliers, ou pour mieux dire, des millions d’hommes y ont fixé leur demeure d’une maniere permanente ; ils y naissent, vivent, et meurent ; enfin ils habitent si rarement la terre ferme, qu’à peine peuvent-ils passer pour des êtres amphibies. En plusieurs endroits on voit à côté de leurs maisons flottantes des jardins qui nagent également ; de longs radeaux de bambous recouverts d’une mince couche de terreau sont chargés de légumes ; ils y croissent mieux que dans les meilleurs potagers, car les racines pompent incessamment l’humidité, tandis que les feuilles reçoivent sans danger l’influence active des rayons du soleil. Les oiseaux aquatiquessauvages ne sont pas moins nombreux que les poissons : et une industrie, semblable à celle que les Egyptiens emploient pour faire éclorre des poulets, multiplie à l’infini les diverses especes de canards domestiques[3]. Or, les naturalistes ayant reconnu, par l’exemple de tous les peuples ichtyophages, que ce genre de nourriture contient des principes fécondants singulièrement favorables à la propagation de l’espece humaine[4], il est à croire que les premières peuplades qui se seront fixées sur les bords de nos fleuves et de nos lacs, y auront multiplié promptement : de là elles se seront successivement étendues dans les terres voisines, dont la culture, comme nous venons de le dire, exige très peu de soins, et récompense libéralement les moindres efforts. Lorsqu’à une époque subséquente les plaines furent peuplées, les subsistances devinrent moins abondantes : il est vraisemblable que ce fut alors que les machines hydrauliques et l’art des arrosements, portés depuis chez nous à une si grande perfection, furent inventés[5]. L’espace enfin manquant aux habitants, il fallut songer à s’élever sur les collines. Bientôt on reconnut que la stérilité de leurs sommets dépendoit de la dégradation occasionnée par les pluies, quand un cultivateur ingénieux imagina de les façonner en étages soutenus par des terrasses. Les sels fertilisants ne furent plus entraînés dans les fonds ; ils demeurerent également répartis, et les eaux recueillies dans des réservoirs servirent à des irrigations successives. En voyant ces plaines artificielles qui s’élevent dans les airs, chargées de riches moissons, on ne sait ce qui est le plus admirable, de la simplicité de cette grande idée, de la hardiesse de l’exécution, ou de la patience infatigable d’un peuple qui n’est point rebute par de pareils travaux. Ce fut sans doute peu de temps après le défrichement des collines, que plusieurs d’entre elles commencerent à être couronnées de pagodes, édifices singuliers qui sont à-la-fois des emblèmes manifestes de ce genre de culture, et des monuments religieux de la reconnoissance des peuples envers l’Etre-Suprême. Ce qui prouve que les choses ont dû se passer ainsi en Chine, c’est que la partie occidentale de l’empire, qui ne jouit pas des mêmes avantages naturels que les provinces de l’orient, est aussi bien moins peuplée. On trouve même à l’ouest, ainsi qu’au nord, des cantons entiers presque déserts, et qui sont encore aujourd’hui le repaire des tigres et des voleurs.

Si, continuant nos recherches, nous examinons l’état de la nation au treizième siecle, à l’époque célebre de la première invasion des Tartares, nous reconnoîtrons qu’un étonnant développement d’industrie eut lieu alors, et compléta le grand œuvre de la civilisation. C’est de ce temps que date l’achèvement du canal impérial et de cette immense navigation artificielle, qui, sur une longueur de 600 lieues, traverse la Chine du nord au sud. Ce fut alors que le génie traça d’une main sûre et hardie la plus grande ligne de nivellement qui ait été tentée dans aucun pays. La magnificence de l’exécution répondit à la grandeur du plan ; les terrains élevés furent creusés sur une grande largeur, et dans les endroits trop bas les eaux furent contenues entre des digues de marbre. Une multitude de ponts réunit les deux rives. Assez élevés pour permettre aux barques de passer sans abattre les mâts, leur construction a cela de remarquable, que l’architecte, dédaignant d’employer l’artifice ingénieux des voûtes que le temps dégrade, a posé sur des piliers d’immenses blocs de marbre. Admirables dans leur simplicité, ces ouvrages dureront autant que les carrières qui en ont fourni les matériaux. C’est ainsi que le nord et le sud purent facilement communiquer entre eux, et que dix mille barques apportèrent régulièrement à Pé-kin le tribut des provinces et les richesses de l’étranger. Le trône en reçut un nouvel éclat ; la cour devint plus brillante, et le souverain plus riche entretint plus de soldats ; le commerce prit une étonnante activité, le nombre des manufactures augmenta dans une proportion inouie, le luxe fit connoître à la classe aisée de nouvelles jouissances, l’or attira les arts, les arts amenerent la politesse, et bientôt la nation parvint à ce haut point de civilisation qui étonne tous les autres peuples. Cependant ces grands changements receloient le germe du fléau dont le retour presque périodique afflige notre patrie, je veux parler de ces terribles famines aujourd’hui si meurtrieres, et presque inconnues à nos ancêtres. La facilité des transports assurant aux produits de l’agriculture un débouché avantageux, elle fut encouragée dans les terres fertiles, mais par la même raison, elle fut négligée ou même abandonnée dans les provinces stériles, qui ne pouvoient plus soutenir la concurrence. Et cependant une immense population s’entassoit à Pé-kin et dans ses environs peu favorisés de la nature. Dès-lors l’approvisionnement de l’empire ne fut plus assuré. Quelque dangereux que soit cet état de choses, on ne s’en aperçoit point dans les années abondantes, parceque les récoltes du sud peuvent fournir à la subsistance de toute la Chine ; mais, lorsque l’intempérie des saisons en détruit une grande partie, il n’y a pas de ressource. Il est évident que, si la culture étoit restée plus également répartie, le mal seroit bien moins grand, parceque la disette occasionnée par le mauvais temps ne peut jamais être que partielle dans un aussi vaste pays. Il n’étoit cependant pas impossible de remédier à ce terrible inconvénient, en ajoutant aux avantages que donne dans les temps ordinaires la navigation intérieure, ceux du commerce maritime. Mais jusqu’à présent nos jonques de mer, uniquement employées au cabotage ou à un trafic interlope avec le Japon et Java, n’avoient été d’aucun secours pour les approvisionnements ; l’empereur régnant est le premier qui, avec une munificence au-dessus de tout éloge, ait ordonné d’envoyer, lorsqu’une longue sécheresse annonce une disette certaine, de nombreuses flottes dans les fertiles contrées qui nous avoisinent, à la Cochinchine, aux Célebes, au Pégu, et jusqu’au Bengale ? Chargées du superflu de nos riches productions, elles vont les échanger contre des cargaisons de riz et de grains. L’on avoit inutilement essayé, pour prévenir les famines, d’établir des magasins : cet expédient est le premier qui se présente à l’esprit ; mais pour qu’ils fussent proportionnés aux besoins, il faudroit d’immenses bâtiments d’un entretien ruineux ; d’ailleurs les denrées s’y gâtent, la manutention en est chere, la répartition abusive, et les administrateurs éclairés savent que les vaisseaux sont les meilleurs magasins du monde, et que les ressources du commerce maritime sont inépuisables comme l’océan.

  1. On peut en voir le calcul curieux dans le voyage de Macartney, tome 2.
  2. Le Comte : Etat présent de la Chine, tome i, page 145.
  3. Gonçalès de Mendoce, page 98, édition de 1589.
  4. Il a été constaté que, sur les bords de la mer, ce sont les pécheurs qui ont le plus grand nombre d’enfants.
  5. Voyage de Van-Bram, passim.