Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 83.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 292-296).


Comment nous arriuaſmes au Chaſteau d’un Gentil-homme qui eſtoit fort malade, & des choſes qui s’y paſſerent.


Chapitre LXXXIII.



Comme nous fuſmes partis de ce lieu de Xianguulée, nous arriuaſmes à vn village où il n’y auoit que de fort pauure gens. Là nous rencontraſmes trois hommes qui pilloient le lin, leſquels nous voyant d’abord quitterent là tout leur trauail, & s’enfuirent à la haſte dans vn bois de ſapins qui ſe voyoit deſſus vne butte. Là ils ſe mirent à crier aux paſſans qu’il euſſent à ſe deſtourner de nous, que nous eſtions des voleurs, cela fit que d’apprehenſion d’encourir la meſme peine que nous auions n’aguere ſoufferte, nous partiſmes incontinent de ce lieu, combien qu’il fuſt preſque nuit, & continuaſmes noſtre voyage ſans ſçauoir où nous allions, ainſi fort deſolez & fort triſtes comme gens qui n’auions aucune connoiſſance des chemins, durant la pluye & obſcurité ; nous arriuaſmes à vn port où l’on ſerroit du beſtail, & y paſſaſmes la nuit deſſus vn peu de fumier. Le lendemain, ſi toſt qu’il fut iour nous regagnaſmes le chemin que nous auions laiſſé, & enuiron le Soleil couché nous deſcouuriſmes du haut d’vne butte, vne grande pleine remplie d’arbres. Au milieu de cette pleine ſe voyoit prés d’vne riuiere vne fort belle maison, enuironnée de pluſieurs tours auec quantité de giroüettes dorées. Nous eſtant approchez de ce baſtiment, ayant touſiours en la bouche le nom de Iesvs, nous allaſmes nous repoſer ſur le bord d’vne fontaine qui eſtoit à l’entrée d’vne baſſe-court, là nous paſſaſmes vne bonne partie de la iournée, bien eſtonnez de noſtre affliction, & de ne deſcouurir perſonne en ce lieu. Mais vn peu apres nous viſmes venir à nous vn jeune homme aagé de ſeize à dix-ſept ans, monté ſur vn bon cheual, & accompagné de quatre hommes de pied, dont l’vn portoit deux lievres, & l’autre cinq Niuatores, oyſeaux qui reſſemblẽt à des faizans, enſemble vn Autour ſur le poing, & tout à l’entour vne meute de ſix ou ſept chiens. Ce ieune Gentil homme eſtant pres de nous arreſta ſon cheual pour nous demander qui nous eſtions, & ſi nous voulions quelque choſe ? A cette demande nous reſpondiſmes le mieux que nous pûmes, & luy fiſmes vn ample recit de tout l’euenement de noſtre naufrage ; dequoy il teſmoigna eſtre fort fâché par les ſignes exterieurs que nous remarquaſmes en luy. Là deſſus deuant que paſſer outre, Attendez-là, nous dit-il, car tout maintenant ie vous feray donner ce dequoy vous auez beſoin, & le tout pour l’amour de celuy qui auec vne gloire des grandes richeſſes vit regnant au plus haut de tous les Cieux. Vn peu apres il nous enuoya querir par vne vieille femme, qui eſtoit veſtuë d’vn habillement fort long, auec vn chappelet pendu au col, à a façon de celles que nous auons accouſtumé d’appeller deuotes. Cette bonne Dame nous ayant abordez, Le fils de celuy, nous dit-elle, que nous tenons ceans pour maiſtre, & de qui nous mangeons le riz, vous enuoye appeller. Venez donc apres moy en toute humilité, afin qu’il ne ſemble à ceux qui vous verront que vous ſoyez des faineans, qui mendiez pour vous exempter de gagner voſtre vie par le trauail de vos mains. Cela dit, nous entraſmes auec elle dans vne autre baſſe court beaucoup plus belle que cette premiere, enuironnée de deux galleries comme ſi c’euſt eſté quelque Cloiſtre de Religieux, où ſe voyoiẽt peintes pluſieurs femmes à cheual allans à la chaſſe auec des oyſeaux ſur le poing. Au frontiſpice de cette court, du coſté de l’eſcalier par où l’on montoit, il y auoit vne grande arcade ouuragée de graueures fort riches, & au milieu eſtoit ſuſpendu vn Eſcuſſon d’armes en façon de pauois, attaché à vne chaiſne d’argent. Au dedans eſtoit peint vn homme preſque fait en forme de Tortuë, ayant les pieds en haut & la teſte en bas, & tout à l’entour ſe liſoient ces mots pour deuiſe, Ingualec finguau, potim aquarau ; c’eſt à dire, Il en eſt ainſi de tout ce qui eſt à moy. Nous appriſmes depuis que par ce monſtre eſtoit repreſentée la figure du monde, que les Chinois dépeignent en cette ſorte pour monſtrer qu’il n’y a rien en luy que menſonge, & deſabuſer par ce moyen tous ceux qui en font eſtat, leur faiſant voir que toutes choſes y ſont renuerſée. De là nous montaſmes par vn eſcalier fort large fait de bonne pierre de taille, & entraſmes dans vne grande ſalle dans laquelle eſtoit vne femme aagée d’enuiron cinquãte ans. Elle eſtoit aſſis ſur vn tapis, ayant à ſes coſtez deux filles fort belles, & richement veſtuës, auec des colliers de perles à leur col. Là tout aupres ſe voyoit vn vieillard couché ſur vn petit lit, & qu’vne de ſes deux filles éuentoit. Pres de luy meſme eſtoit le ieune Gentil homme qui nous auoit enuoyé querir, & vn peu plus loing eſtoient encore aſſiſes ſur vn autre tapis, neuf ieunes filles veſtuës de damas cramoiſy & blanc, qui trauailloient au petit meſtier. Sitoſt que nous fuſmes pres du vieillard, nous nous miſmes à genoux deuant luy, & luy demandaſmes l’aumoſne, commençant noſtre harangue par quelques larmes que nous reſpandiſmes, auec les meilleurs paroles que le temps & la neceſſité nous purent inſpirer à ce beſoin. Alors la vieille Dame nous ayant fait ſigne de la main, C’eſt aſſez pleuré, nous dit-elle, car i’ay du mal moy meſme de vous voir ainſi reſpandre des larmes, il me ſuffit de ſçauoir que vous demandez l’aumoſne. En ſuite de cela, le vieillard qui eſtoit au lit priſt la parole & nous demanda s’il y auoit quelqu’vn de nous qui ſçeut guerir des fievres ? Surquoy l’vne de ces filles, qui eſtoit celle là méme qui l’euentoit, ne pouuant s’empeſcher de ſouſ-rire, Vrayement, Monſieur reſpondit-elle, ie m’aſſeure qu’ils ont bien plus beſoin que vous les faſſiez panſer de la faim, que non pas d’eſtre enquis s’ils ſont d’vn meſtier qu’ils n’ont poſſible iamais appris. C’eſt pourquoy il me ſemble qu’il ſera meilleur de leur donner premieremẽt ce qui leur eſt neceſſaire : puis on s’entretiẽdra auec eux de ce qui les touche le moins. A ces mots la mere s’eſtãt miſe à reprendre ſa fille, Voyla que c’eſt, luy dit-elle, vous voulez touſiours parler où vous n’eſtes point appelléé ; mais ie m’aſſeure que ie vous feray perdre cette couſtume. A quoy la fille ſouſ-riant, Ie l’eſpere ainſi, luy dit-elle, mais auparauant ie vous prie de faire perdre la faim à ces pauures gens ; car pour le reſte ie la perdray toutes les fois qu’il vous plaira. Tout cela neantmoins ne pût empeſcher que le vieillard ennuyé de ſa maladie, ne ſe mit à nous interroger de pluſieurs choſes. Car il s’enquit de nous, qui nous eſtions, de quel païs, & où nous allions ? Par meſme moyen il nous fit beaucoup d’autres demandes ſemblables. A quoy nous luy reſpondiſmes ſelon le besoin que nous en auions, & luy racontaſmes, comme quoy, & en quel lieu nous auions fait naufrage, enſemble combien d’hommes s’eſtoient perdus auec nous, & comme ainſi eſgarez nous courions le monde ſans nous pouuoir reſoudre à choſe quelconque. Cette reſponſe rendit le vieillard penſif durant quelque temps, iuſqu’à ce qu’en fin ſe tournant du coſté de ſon fils, Et bien, luy dit il, qu’eſt-ce qu’il te ſemble de ce que tu viens d’ouïr dire à ces eſtrangers ? C’eſt à toy à imprimer bien auant leurs paroles dans ta memoire, afin que tu ſçaches connoiſtre Dieu, & luy rendre graces de ce qu’il t’a donné vn pere, qui pour t’exempter des trauaux & des neceſſitez de la vie, t’a eſpargné les trois plus belles choſes de cette contrée, dont la moindre vaut plus de cent mille Taeis, mais tu es d’vne humeur plus propre à t’amuſer à tuer vn lievre, qu’à retenir ce que ie te dis. A cela le ieune homme ne fit point d’autre reſponſe, ſinon qu’il ſe mit à ſouſ-rire, en regardant ſes deux ſœurs. Cependant le malade nous fit apporter des viures deuant luy, & nous commanda d’en manger. Ce que nous fiſmes tres-volontiers, à quoy il priſt vn merueilleux plaiſir pour eſtre fort degouſté à cauſe de ſa maladie. Mais les ieunes filles en prirent bien dauantage, & ne ceſſerent de railler auecque leur frere quand elles virent que nous mangions auecque les mains ; car cette couſtume ne s’obſerue point dans toute l’Empire de la Chine, où les habitans prenant leur repas ſe portent la viande à la bouche auec deux petits baſtons faicts en façon de fuſeaux. Apres que nous euſmes rendu graces à Dieu, le vieillard qui le remarqua fort bien, hauſſant les deux mains au Ciel, & ne pouuant retenir ſes larmes, Seigneur, dit-il, qui viuez regnant en la trãquillité de voſtre haute Sapience, ie vous louë en toute humilité, de ce que vous permettez que des hommes qui ſont eſtrãgers, venus du bout du mõde, & ſans connoiſſance de voſtre doctrine, vous rendent graces & vous donnent loüanges conformément à leur foible capacité, ce qui me fait croire que vous les accepterez d’außi bonne volonté, que ſi c’eſtoit quelque grande offrande d’vne Muſique melodieuſe & agreable à vos oreilles. Alors il nous fit donner trois pieces de toile de lin, & quatre Taeis en argent, nous priant de paſſer la nuit en ce lieu, à cauſe qu’il eſtoit deſia bien tard pour nous remettre en chemin. Nous acceptaſmes cette offre tres-volontiers, & par les complimens que nous luy rendiſmes à la mode du païs nous teſmoignaſmes de luy en ſçauoir fort bon gré ; dequoy luy, ſa femme, & ſon fils receurent vn extréme contentement.