Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 82.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 288-292).


Noſtre partement de la ville de Sileyjacau, & des choſes qui nous arriuerent apres que nous en fuſmes partis.


Chapitre LXXXII.



Ayant paſſé dix-huit iours dans cét Hoſpital, où nous eûmes à ſuffiſance tout ce qui nous eſtoit neceſſaire, à la fin Dieu nous fit la grace de recouurer noſtre ſanté. De maniere que nous ſentans aſſez forts pour marcher, nous partiſmes de là pour nous en aller en vn lieu nommé Suzoangance, qui n’eſtoit eſloigné de cét Hoſpital que de cinq lieuës, & y arriuaſmes à Soleil couché. Or d’autant que nous eſtions fort laſſez, nous nous aſſiſmes ſur le bord d’vne fontaine, qui eſtoit à l’entrée de ce village où nous fuſmes quelque temps tous confus & incertains quel chemin il nous falloit faire. Cependant, ceux qui s’en venoient querir de l’eau nous voyant ainſi aſſis & en ſi mauuais équipage, s’en retournoient leurs cruches vuides, & s’en alloient en aduertir les habitans, dont la pluſpart s’en vindrent incontinent vers nous. Alors bien eſtonnez de cette nouueauté, pource qu’ils n’auoient iamais veu des hommes faits comme nous, ils ſe ramaſſerent tous enſemble comme s’ils euſſent voulu conſulter là deſſus, & apres auoir vn aſſez long-temps debattu les vns auec les autres, comme s’il y euſt eu entre eux diuerſité d’opinions, ils nous enuoyerent demander par vne vieille femme quels gens nous eſtions, & ce que nous faiſions au bord de cette fontaine, de l’eau de laquelle ils auoient accouſtumé de boire ? A cette demande nous reſpondiſmes, que nous eſtions de pauures eſtrangers, natifs du Royaume de Siam, que la tourmente auoit ietté en ces contrées, apres nous eſtre eſchappez du naufrage en l’eſtat qu’elle nous voyoit, & ce par vne particuliere aſſiſtance de Dieu. Dites moy, nous repartit-elle, quel ordre vous voulez que nous mettions à cela, ou ce que vous auez reſolu de faire. Car il n’y a point icy de maiſon pour le repos des pauures, où nous vous puiſſions retirer ? A ces mots vn des noſtres reſpondit auec les larmes aux yeux & des geſtes conformes à noſtre deſſein, que Dieu eſtant ce qu’il eſtoit ne nous abandonneroit point de ſa main toute-puiſſante, & qu’il toucheroit leurs cœurs à prendre compaſſion de nous & de noſtre pauureté ; qu’au reſte nous auions reſolu de marcher touſiours en ce miſerable equipage où nous eſtions, iuſqu’à ce que nous euſſiõs le bonheur d’arriuer à la ville de Nanquin d’où nous deſirions nous mettre dans les Lanteaas pour y ſeruir de gens de rame aux marchãds qui s’en alloiẽt d’ordinaire à Cantano, afin de nous rendre dans Comhay où il y auoit quantité de Iuncos de noſtre païs, dans leſquels nous nous embarquerions. Là-deſſus ayant vn peu meilleure opinion qu’auparauant, puis qu’il eſt ainſi, nous reſpondit-elle, que vous eſtes tels que vous dites, donnez vous vn peu de patience iuſqu’à ce que ie vous vienne dire que ces gens icy ont reſolu de faire de vous. Cela dit elle s’en retourna où ces villageois eſtoient aſſemblez iuſques au nombre de plus de cent, auec leſquels elle entra en grande conteſtation. Mais enfin nous fuſmes tous eſtonnez qu’elle s’en reuint à nous auec vn de leurs Preſtres veſtu d’vne longue robe de damas rouge, qui eſt vn ornement de premiere dignité parmy eux : en cét equipage il s’en vint à nous prés de la fontaine, ayant en main vne poignée d’eſpics de bled ; nous ayãt commandé de nous approcher de luy, nous luy obeiſmes incontinent auec toute ſorte de reſpect ; de quoy neantmoins il fit peu d’eſtime, pource qu’il nous voyoit ainſi pauures. Alors apres qu’il eut jetté dans la fontaine les eſpics qu’il tenoit en main, il nous dit que nous eussions à mettre les mains deſſus, ce que nous fiſmes auſſi toſt, le iugeant neceſſaire pour leur agreer, & nous rendre conformes à ce que nous pretendions auoir comme nous euſmes fait cela, Il faut, nous dit il, que par ce ſaint & ſolemnel ſerment que vous faites en ma preſence ſur ces deux ſubſtances d’eau & de pain que le haut Createur de toutes choſes a voulu former par ſa ſainte volonté, pour ſubſtanter & nourrir tout ce qui eſt né au monde durant le pelerinage de cette vie, que vous confeßiez, ſi ce que vous auez, dit n’aguere à cette femme eſt veritable ; car à cette condition nous vous donnerons logis en ce village, conformément à la charité que nous ſommes obligez, d’exercer enuers les pauures de Dieu ; Comme au contraire ſi cela n’eſt, ie vous commande de ſa part que vous ayez à vous en aller incontinent, ſur peine d’eſtre mordus & defaits par les dents du ſerpent glouton qui fait ſa demeur au profond de de la maiſon enfumé. Nous luy reſpondiſmes à cela que nous ne luy auions rien dit qui ne fuſt tres-veritable, dequoy le Preſtre demeurant ſatisfait ; puiſque ie ſçay, nous dit il, que vous eſtes tels que vous dites, venez vous en hardiment auec moy, & vous aſſeurez ſur ma parole. Alors ſe tournant vers ceux qui l’enuironnoient, il les aduiſa qu’ils nous pouuoient faire l’aumône ſans offence, & qu’ainſi il leur donnoit permiſſion. A meſme temps nous fuſmes conduits dans le village, & logez ſous le portail de leur Pagode ou de leur Temple, où l’on nous pourueut de ce qui nous eſtoit neceſſaire, & meſme l’on donna deux nattes pour nous coucher ; le lendemain ſi toſt qu’il fut iour nous nous en allaſmes mendiant de porte en porte dans le village, où nous amaſſaſmes quatre Taeis en argent, auec leſquels nous remediâmes à quelques neceſſitez qui nous preſſoient grandement. Apres cela, nous nous en allaſmes en vn autre lieu appellé Xianguulée, qui n’eſtoit qu’à deux lieuës de ce village, & priſmes reſolution de marcher de cette ſorte comme en pelerinage iuſques à la ville de Nanquin d’où nous eſtions encore eſloignez de cent quarãte lieuës ; car il nous ſembloit que de là nous pourrions aller à Quanto où nos vaiſſeaux trafiquoient en ce temps-là. Et poſſible que noſtre deſſein euſt reüſſi n’euſt eſté que la fortune ſi oppoſa. A l’heure de veſpres nous arriuaſmes en ce village où nous fuſmes nous mettre à couuert à l’ombre d’vne arbre qui eſtoit vn peu à l’eſcart. Mais nous fuſmes ſi malheureux que d’y trouuer trois garçons qui gardoient là quelque beſtail, leſquels ne nous eurent pas pluſtoſt apperceus que prenant la fuite ils ſe mirent à crier : Aux voleurs, aux voleurs, ce qui fit que les habitans accoururent incontinent, armés de lances & d’arbaleſtes, commençant à crier tout de meſme Nauacarunguee, nauacarunguee, c’eſt à dire, prenez les larrons, prenez les larrons, ſurquoy s’eſtant mis à courir apres nous, qui nous en fuyons, ils nous ſceurent ſi bien ioindre à grands coups de pierres & de baſtons, que nous en demeuraſmes tous bleſſez, & meſme vn des trois garçons que nous auions en mourut. Cependant, apres s’eſtre ſaiſis de nous ils nous lierent les bras par derriere, & nous menerent priſonniers dans le village. Là ils faillirent à nous aſſõmer à force de coups de poing & de ſoufflet qu’ils nous donnerent : puis nous plongerent dans vne ciſterne d’eau croupie, qui nous venoit iuſques à la ceinture, dans laquelle il y auoit vne infinité de ſangſuës. En ce miſerable lieu nous demeuraſmes deux iours, & creuſmes y auoir paſſé cent années d’Enfer, ſans que durant ce temps-là nous euſſions le moindre repos ny aucune choſe à manger. A la fin, le bon-heur voulut pour nous, qu’vn homme du village Suzoanganée d’où nous eſtions partis venant à paſſer par là, comme il ſceut par vn cas fortuit le traittement que ceux de ce village nous auoient fait, il les aſſeura par de grands ſerments, qu’ils ſe faiſoient tort de nous prendre pour des voleurs, & que nous eſtions de pauures eſtrangers perdus par vne tourmente de mer ; Qu’au reſte ils auoient commis vn grand peché de nous empriſonner, & nous traitter de cette ſorte : de maniere que le rapport de cét homme, Dieu nous fit la grace d’eſtre à l’heure meſme retirez de cette ciſterne, d’où nous ſortiſmes tous ſanglants pour la grande quantité de ſangſuës qui nous auoient mordus ; Et il eſt à croire que ſi nous y euſſions demeuré encore vn iour, aſſeurément nous en fuſſions morts. Ainſi nous partiſmes de ce lieu preſqu’à Soleil couché, fort affligés, à cauſe du mauuais traittement qu’on nous auoit fait, d’où nous continuaſmes noſtre voyage ne ceſſant de pleurer noſtre infortune.