Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 81.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 284-288).




De noſtre arriuée en cét Hoſpital, & de quelle façon nous y fuſmes receus.


Chapitre LXXXI.



Novs arriuaſmes à vne heure de nuit à vn petit hameau où eſtoit cét Hoſpital, pour la retraite des pelerins qui paſſoient par ces contrées. Là nous trouuaſmes quatre hõmes qui en auoient la charge, par qui nous fuſmes receus charitablement. Le lendemain ſi toſt qu’il fût iour, ils nous demanderent qui nous eſtions, & d’où nous venions ? A cette demande nous fiſmes reſponſe, que nous eſtiõs eſtrangers, natifs du Royaume de Siam, & qu’il y auoit deſia quinze iours que venant du port de Liampoo, pour nous en aller à la peſcherie de Nanquin nous nous eſtions perdus ſur mer parla violence de la tourmente, ſans auoir ſauué de ce naufrage autre choſe que nos miſerables corps, qu’ils voyoient tous nuds, & couuerts de playes. Là deſſus nous ayant derechef demandé quel eſtoit noſtre deſſein, & en quel lieu nous voulions aller, nous leurs reſpondiſmes que nous auions intention de nous rendre dans la ville de Nanquin, afin que là nous pûſſions nous embarquer comme gens de rame dans les premieres Lanteaas, qui partiroient, pour nous en aller à Canton, où ceux de noſtre païs par la permiſſion du Aytao de Paquin faiſoient leur commerce, ſur l’aſſeurance & la foy du fils du Soleil, Lyon couronné au Throſne du Monde, à cauſe dequoy nous les prions pour l’amour de Dieu de nous laiſſer dans cette Hoſpital iuſqu’à ce que nous euſſion recouuré noſtre ſanté, & de nous donner quelque ſorte de veſtemens pour couurir noſtre nudité. Apres que tous quatre nous eurent bien eſcoutez ; Il est raiſonnable, nous reſpondirent ils, de vous accorder vne choſe que vous nous demandez auec tant d’inſtance, & pour laquelle vous reſpandez tant de larmes. Mais d’autant que la Maiſon eſt fort pauure maintenant, cela nous ſera vne obſtacle à nous acquitter entierement de noſtre deuoir. Nous ferons neantmoins ce que nous pourrons auec beaucoup de bonne volonté. Alors tous nuds comme nous eſtions, ils nous menerent par tout le village, qui pouuoit eſtre de quarante ou cinquante feux, plus ou moins, dont les habitans eſtoient fort pauures à ce que nous reconnuſmes, & ne viuoient que du trauail de leurs mains ; ils tirerent deux enuiron deux Taeis d’aumoſne en monnoye, vn demy ſac de riz, en peu de farine, des feves d’aricot, des oignons, & quelques meſchans haillons donc nous nous aydaſmes aſſez pauurement. Auec cela des deniers de ce meſme Hoſpital ils nous donnerent deux autres Taeis en argent. Au reſte pour ce que nous leur demandaſmes qu’ils nous fût permis de demeurer là, ils s’en excuſerent, diſant que les pauures n’y pouuoient eſtre d’ordinaire plus de trois iours, ou iuſqu’à cinq, ſi ce n’eſtoient des perſonnes malades, ou des femmes enceintes, à quoy l’on auoit eſgard particulierement, pour ce qu’en ces extremitez elles ne pouuoient marcher ſans ſe mettre en danger de leur vie. A quoy ils adjouſterent qu’en aucune façon que ce fuſt ils ne pouuoient rompre cette ordonnance, pour auoir eſté faite d’ancienneté par l’auis de quelque hommes religieux & ſçauans ; mais qu’à trois lieuës de là en vne grand ville qui ſe nommoit Sileyjacau, nous y trouuerions vn Hoſpital fort riche, où l’on retiroit toute ſorte de pauures gens, & que là nous ſerions beaucoup mieux penſez qu’en leur Maiſon, qui eſtoit fort pauure & petite, conformément au lieu de ſa ſituation. Qu’au reſte ils nous donneroient pour cét effet vne lettre de recommandation, ſignée par les Confreres, par le moyen de laquelle ils nous retireroient incontinent. Nous les remerciaſmes infiniement de ces bons offices, & leur diſmes qu’ils n’y perdroiẽt rien, puis qu’il les faiſoient pour l’amour de Dieu. Sur quoy vn vieillard qui eſtoit vn des quatre prenant la parole, C’eſt pour cette conſideration außi que nous le faiſons, nous reſpondit-il, & non pour celle du monde. Car Dieu & le monde ſont grandement differens en ce qui eſt des œuures & des intentions qu’on peut auoir en les faiſans. Car le monde, comme pauure & miſerable qu’il eſt, ne ſçauroit donner rien de bon, là où Dieu eſt infiniement riche & amy des pauures, qui dans le comble de leurs afflictions le loüent auec patience & humilité. Le monde eſt vindicatif, Dieu patient, le monde meſchant, Dieu tout bon ; le monde gourmand, Dieu amy de l’abſtinence, le monde mutin & turbulent, Dieu patient & pacifique ; le monde menteur & plein d’artifices enuers ceux qui ſont à luy, Dieu touſjours veritable, franc & debonnaire à ceux qui l’inuoquent en leurs prieres ; le monde eſt ſenſuel & auare, Dieu liberal & plus pur que n’eſt la clarté du Soleil, des Eſtoiles, & de ces autres Astres qui ſont bien plus excellents que ceux qui paroiſſent à nos yeux, leſquels ſont touſiours preſents à ſa face reſplandiſſante. Le monde eſt plein d’irreſolutions & de fauſſetez, dont ils s’entretient dans la fumée de ſa vaine gloire, là où Dieu eſt pur & conſtant en ſa verité, afin que par elle meſme les hũbles puiſſent poſſeder la gloire en toute pureté de cœur. En vn mot le monde eſt plein de folie & d’ignorance, Dieu tout au contraire eſt la ſource de la ſageſſe. C’eſt pourquoy mes amis, combien que vous ſoyez reduits en ſi pitoyable eſtat, ne vous defiez point pour cela de ſes promeſſes, ie vous aſſeure qu’il ne vous manquera point de ſon coſté ſi du voſtre vous ne vous rendez indignes de ſes faueurs. Car il ne ſe trouuera pas qu’il ait iamais manqué aux ſiens, bien que ceux que le monde aueugle ſoient de contraire opinion, lors qu’il ſe voyent abattus par la pauureté, & meſpriſez d’vn chacun. Nous ayant tenu ces langages, il nous donna la lettre de recommandation, pour la rendre au Confreres de l’autre Hoſpital où nous deuions aller, & ainſi nous partiſmes ſur le midy, & arriuaſmes à la ville enuiron vne heure ou deux de Soleil. La premiere choſe que nous fiſmes fut de nous en aller à la maiſon du repos des pauures, car c’eſt ainſi que les Chinois appellent les Hoſpitaux. Là nous donnaſmes noſtre lettre aux maiſtres de cette confrairie, qu’ils appellent Tanigores, que nous trouuaſmes tous enſemble dãs vne chambre où ils eſtoient aſſemblez pour les affaires des pauures. Apres qu’ils eurent pris cette lettre auec vne maniere de compliment qui nous ſembla fort nouuelle, ils commanderent au Greffier qu’il euſt à la lire. Il ſe leua de bout auſſi-toſt, & y leut tout haut ces paroles, en preſence de ceux qui eſtoient aſſis à la table. Nous les pauures des faurns, indignes de ſeruir ce ſouuerain Seigneur, de qui les œuures ſont ſi admirables, comme le Soleil le teſmoigne, & les eſtoiles qui brillent au Ciel durant l’obſcurité de la nuit : Ayans eſté eſleus à la ſucceſſion de cette ſienne maiſon de Buatendoo, ſcituée en ce village de Catihorau, nous prions auec toute ſorte de reſpect & d’honneur vos humbles perſonnes, admis au ſeruices du Seigneur que par vn zele de charité vous faßiez loger & fauoriſer ces quatorze eſtrangers, trois deſquels ſont bazanés, & les autres onze plus blancs, en couurant la nudité de leurs corps, dont la pauureté ſe rendra manifeſte à vos yeux. Par où vous iugerez auec combien de raiſon nous vous faiſons cette priere, pource qu’ils ſe ſont perdus auecque leurs marchandiſes dans les impetueuſes eaux de la mer, leſquelles auecque leur fureur accouſtumée ont fait ſur eux l’execution de la main toute-puiſſante, qui par vn iuſte chaſtiment permet bien ſouuent que de ſemblables choſes arriuent, pour nous monſtrer combien eſt redoutable ſon iugement duquel il luy plaiſe nous deliurer tous au iour de la mort, afin que nous ne voyons point l’indignation de ſa face. Cette lettre eſtant leuë ils nous firent loger auſſi-toſt en vne chambre fort nette, dans laquelle il y auoit quatorze couches honneſtement accommodées, auec vne table & pluſieurs chaires. Là on nous donna fort bien à manger ; & nous y repoſaſmes le reste du iour. Le lendemain matin par l’expres commandement des autres officiers le Greffier nous vint demander qui nous eſtions, de quelle nation, & en quel lieu nous auions fait naufrage : il nous fit auſſi pluſieurs autres ſemblables demandes deſſus le meſme ſujet, auſquelles nous reſpondiſmes comme nous auions fait auparauant à ceux du village d’où nous venions, afin de n’eſtre trouuez de deux paroles, & conuaincus de menſonge. Nous ayant enquis alors ſur ce que nous voulions deuenir, nous leur diſmes que noſtre reſolution eſtoit de nous faire panſer en cette maison, s’il leur plaiſoit nous le permettre ; à cauſe que nous ne pouuions point marcher. A quoy ils nous reſpondirent qu’on prendroit tres-volontiers ce ſoing-là, & que c’eſtoit ce qu’on faiſoit ordinairemẽt dans cette maiſon pour le ſeruice de Dieu. Dequoy nous les remerciaſmes tous en pleurant, auec tant de ſentiment du bon gré que nous luy en ſçauions, que les larmes luy en vinrent aux yeux. A l’heure meſme ayant fait venir vn medecin, il luy dit qu’il prit le ſoin de nous bien panſer, pour ce que nous eſtions de pauures gens, qui n’auions autre bien que celuy que la maiſon nous faiſoit. Cela fait il prit nos noms par eſcrit, & les mit dans vn grand liure où nous ſignaſmes tous, diſant qu’il eſtoit neceſſaire que cela fuſt, afin de rendre compte de la deſpenſe qu’on feroit pour nous.