Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 80.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 281-283).


Des choſes qui nous aduindrent en ſuite de ce miſerable naufrage.


Chapitre LXXX.



Novs eſtans eſchappez, de ce naufrage par la miſericorde de Dieu, quatorze Portugais que nous eſtions, nous paſſaſmes toute cette iournée & la nuit ſuiuant à pleurer noſtre deſaſtre, & le miſerable eſtat où nous nous voyons reduits, ſans auoir moyen de nous conſeiller l’vn l’autre, tant à cauſe que ce païs eſtoit rude & fort raboteux, que pour ne trouuer perſonne à qui nous peuſſions demander aucune choſe que ce fuſt. Ayant conſulté là deſſus ſur le remede que nous pouuions auoir durant ce malheur, tant de maux & tant d’infortunes, nous reſoluſmes d’entrer plus avãt dans le païs, pource qu’il y auoit apparence que pres ou loing nous ne pouuions manquer de trouuer quelqu’vn, qui nous prenant pour eſclaues nous donneroit à manger, en attendant qu’il pluſt à Dieu terminer nos trauaux par la fin de nos vies. Auec cette reſolutiõ nous fiſmes quelque ſix ou ſept lieuës par des rochers, & deſcouuriſmes de l’autre coſté vn mareſcage auſſi large que noſtre veuë ſe pouuoit eſtendre, ſans que par de là il y eut apparence de terre ; cela fut cauſe que nous fuſmes cõtraints de rebrouſſer chemin, & de nous en retourner au meſme lieu où nous auions fait naufrage. Comme en effet nous y arriuaſmes le iour d’apres enuiron le Soleil couché, & trouuaſmes le long du riuage les corps que la mer y auoit iettez, ſur leſquels nous recommançaſmes nos plaintes & nos triſteſſes. Le lendemain matin nous les enſeueliſmes dans le ſable, pour empeſcher qu’ils ne fuſſent mangez des Tygres, dont ce païs eſtoit plein, à quoy nous employaſmes la meilleure partie du iour auec beaucoup de peine ; car cõme ils eſtoient trente-ſix de nombre deſia corrompus & pourris, la puanteur en eſtoit inſupportable, joint que pour faire leurs foſſes nous n’auions d’autres inſtrumens que nos mains, & employons bien à chacun vne demie heure de temps. Apres que ces pauures corps furent enterrez, nous allaſmes nous retirer dans vne mare où nous paſſaſmes toute la nuit, & choiſiſmes ce lieu pour retraite de peur des Tygres ; de là nous continuaſmes noſtre chemin vers le Nord, & ce par des precipices & des boccages ſi eſpais, qu’en certains endroits nous ne pouuions paſſer que fort difficilement. Apres auoir marché trois iours nous arriuaſmes enfin en vn petit deſtroit, ſans auoir iamais rencontré perſonne, nous eſtans reſolus de le paſſer à nage, le malheur voulut que les quatre premiers qui s’y ietterent dedans, qui furent trois Portugais & vn ieune garçon, s’y noyerent miſerablement, pource qu’eſtant grandement foibles, le deſtroit large, & le courant d’eau fort grand, il leur fut force de ſe rendre quand ils furent au milieu, les trois Portugais eſtoient hommes fort honorables, & dont il y en auoit deux de freres, l’vn appellé Belchior Barboſa, & l’autre Gaſpar Barboſa. Quant au troiſieſme nommé François Borges Cayciro, il eſtoit auſſi leur couſin, tous trois natifs de Ponte de Lima, ville en Portugal, & fort accomplis en valeur. Nous ne reſtaſmes donc plus qu’onze de nombre auec trois valets, qui tous enſemble voyant l’infortuné ſuccés de nos compagnons, & comme de iour en autre nous diminuions peu a peu, nous euſmes recours aux larmes & aux ſouſpirs, comme gens qui ne nous pouuions promettre autre choſe, ſinon qu’il arriueroit de nous meſmes ce que nous auions veu arriver d’autruy. Apres que nous euſmes paſſé cette obſcure nuit, expoſez au vent, au froid, à la pluye, & parmy les larmes & les ſanglots, il pluſt enfin à noſtre Seigneur, que le lendemain auant le iour nous viſmes du coſté de l’Eſt vn grand feu ; puis comme le iour vint à s’eſclaircir peu à peu, nous marchaſmes de ce coſté là, nous recommandant à ce Seigneur Tout-puiſſant, de qui ſeulement nous attendions vn remede aux peines & aux trauaux auſquels nous nous voyons expoſez. Ainſi nous continuaſmes noſtre voyage tout le long de la riuiere, & marchaſmes preſque le long du iour. A la fin enuiron le Soleil couché nous arriuaſmes en vn taillis, dans lequel il y auoit cinq hommes qui trauailloient à faire du charbon. Nous eſtans approchez d’eux nous nous iettaſmes à leurs pieds, & les priaſmes au Nom de Dieu de nous addreſſer en quelque endroit, où nous peuſſions mettre remede au mal où pour lors nous eſtions reduits ; ſurquoy l’vn d’entr’eux nous regardant d’vn œil de pitié, Pleuſt à Dieu, dit il, que vous n’euſſiez qu’vn ſeul mal ; car poſſible y pourrions nous mettre remede, mais vous en auez vn ſi grand nombre, que ſeulement pour couurir les playes dont vos corps ſont ſemez, tous les ſacs que nous auons icy n’y ſuffiroient pas ; c’eſt pourquoy pour ſuppleer à ce défaut, pour noſtre bonne volonté nous n’aurons recours qu’à Dieu ſeulement, pour l’amour de qui nous vous donnerons vn peu de riz que nous auons pour noſtre ſoupper, & vn peu d’eau chaude que vous boirez en lieu de vin, voila comme vous paſſerez cette nuict ſi vous voulez demeurer icy. Il eſt vray que vous ferez mieux ce me ſemble, de continuer voſtre voyage, & de vous en aller gagner ce lieu que voila là bas, où vous trouuerez vn Hoſpital qui ſert à loger les pelerins qui voyagent d’ordinaire en ce quartier. Les ayans remerciez de leur bonne volonté, nous priſmes l’aumoſne qu’ils nous firent, & mangeaſmes chacun deux bouchées de riz, pour n’en auoir dauantage ; puis ſans retarder là plus long-temps nous primes congé d’eux, & par le meſme chemin qu’ils nous auoient enſeignez, nous commençaſmes à nous en aller droit au lieu où eſtoit l’Hoſpital, ſelon que nos foibles forces nous le permirent.