Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 84.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 296-298).


Comme de ce meſme lieu nous allaſmes à la ville de Taypor, & de quelle façon nous fuſmes faits priſonniers.


Chapitre LXXXIV.



Le lendemain ſi toſt qu’il fuſt iour nous priſmes congé de noſtre hoſte, & partant de ce lieu nous en allaſmes en vn village nommé Finginilau, qui eſtoit à quatre lieuës de la maiſon d’où nous eſtiõs partis. Là nous demeuraſmes trois iours, puis continuaſmes noſtre chemin d’vn lieu à l’autre, & de village en village. Car nous auions cela de recommandable de nous eſloigner touſiours des principales villes, de peur que la Iuſtice du païs ne trouuaſt à redire en nous à cauſe que nous eſtions eſtrãgers. De cette façon nous paſſaſmes preſque deux mois à voyager ſans receuoir aucun dommage de perſonne. Or il n’y a point de doute que durant ce temps-là il nous euſt eſté facile d’aller iuſques à la ville de Nanquin, ſi nous euſſions eu vne guide. Mais à faute de ſçauoir le chemin, nous égarans à tout coup nous ſouffrſmes beaucoup durant ce temps-là, & couruſmes de grands dangers. A la fin nous arriuaſmes à vn village appellé Chautir, au temps qu’on y faiſoit des funerailles de grande deſpenſe pour la mort d’vne femme fort riche, qui auoit desherité ſes parẽs, & laiſſé ſon bien au Pagode de ce village où elle eſtoit enſeuelie, comme nous l’appriſmes des habitans. Nous fuſmes donc inuitez à ces funerailles comme les autres pauures, & ſuiuant la couſtume du païs nous mangeaſmes ſur la foſſe de la defunte. A la fin des trois iours que nous fuſmes en ce lieu, qui fut le temps que ces funerailles durerent, l’on nous donna ſix Taeis d’aumoſne, à condition qu’en toutes nos oraiſons nous prierions Dieu pour l’ame de la defunte. Eſtans partis de ce lieu nous continuaſmes noſtre chemin vers vn autre village nommé Guinapalir, d’où nous fuſmes preſque deux mois à voyager de païs en païs, iuſqu’à ce qu’en fin noſtre mauuaiſe fortune nous fiſt arriuer à vne ville nommée Taypor. Or d’autất qu’il y auoit là vn Chumbim, c’est à dire vn de ces Intendans de la Iuſtice, qui de trois ans en trois ans ſont enuoyez par les Prouinces, pour faire le rapport au Roy de ce qui s’y paſſe ; ce mauuais homme voyant que nous allions ainſi mendiant de porte en porte, nous appella d’vne feneſtre où il eſtoit, & voulut ſçauoir de nous qui nous eſtiốs, & de quelle nation, enſemble quelle choſe nous obligeoit à courir ainſi le monde ? Nous ayant fait ces demandes en la preſence de trois Greffiers, & de pluſieurs perſonnes qui s’eſtoient aſſemblées pour nous voir, nous luy reſpondiſmes que nous eſtions eſtrangers, natifs du Royaume de Siam, qui pour nous eſtre perdus par vne fortune de mer, nous en allions ainſi voyageant & mendiant noſtre vie, afin de nous ſuſtenter des aumoſnes des gens de bien, en attendant que nous pûſſions arriuer à Nanquin où nous allions en intention de nous y embarquer dans quelqu’vne des Lanteaas des marchands pour aller à Canton, où eſtoient les vaiſſeaux de ceux de noſtre nation. Voila la reſponſe que nous fiſmes au Chumbim, qui s’en fuſt contenté ſans doute, & nous euſt laiſſé aller, ſans l’vn de ces Greffiers qui t’en empeſcha. Car il luy diſt incontinent qu’il nous falloit retenir, pource que nous eſtions des faineans & des vagabonds, qui paſſions noſtre vie à gueuzer de porte en porte, en abuſant des aumoſnes qu’on nous faiſoit, & qu’ainſi il ne nous pouuoit renuoyer abſous en aucune façon que ce fût, ſous peine d’eſtre puny conformément à la Loy qui en auoit eſté faite au ſeptieſme de douze liures des Ordonnances du Royaume, ſuiuant quoy, comme ſon ſeruiteur qu’il eſtoit, il luy conſeilloit de nous mettre en bonne & ſeure garde, de peur qu’il ne nous arriuaſt de nous eſchaper par quelqu’autre endroit. Le Chumbim ſuiuit incontinent l’aduis du Greffier, & ſe comporta enuers nous auec tout l’excez de barbarie & de cruauté qu’on euſt pû attendre d’vn Payen comme luy, qui viuoit ſans Dieu, & ſans Loy. Pour cét effet aprés auoir oüy quantité de faux teſmoins, qui nous chargerent de pluſieurs infamies & de crimes auſquels nous n’auions iamais ſongé, il nous fiſt mettre dans vn profond cachot auec des fers aux pieds & aux mains, & de gros colliers au col. En ce miſerable lieu nous enduraſmes vne telle faim, & y fuſmes ſi mal traitez à coups de foüet, que nous demeuraſmes en vn perpetuel trauail par l’eſpace de vingt-ſix iours que nous y paſſaſmes, à la fin deſquels par ſentence du meſme Chumbim nous fuſmes renuoyez au Parlement du Cham de Nanquin, pource que la Iuridiction de cét autre ne s’eſtendoit point iuſques là, que de pouuoir condamner à mort aucun priſonnier.