Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 75.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 265-268).


Noſtre arriuée à Calempluy, & la deſcription de cette Iſle.


Chapitre LXXV.



Ayant doublé comme i’ay deſia dit, la pointe de Guimai Tarao, deux lieuës plus auant nous deſcouuriſmes vne belle pleine de terre ſituée au milieu d’vne riuiere, qui ſelon les apparences n’auoit pas plus d’vne leuë de circuit. Antonio de Faria s’en approcha auec vne extreme ioye, qui neantmoins eſtoit entremeſlée d’vne grande apprehenſion, pour n’auoir reconnu iuſques alors en quel danger luy & les ſiens s’eſtoient mis. Enuiron trois heures de nuit il ancra pres de cette Iſle à la portée d’vn canon, & le lendemain ſi toſt qu’il fut iour il tint conſeil auec ceux des ſiens, qui pour cét effet furent appellez : Là il fut conclu qu’il n’eſtoit pas poſſible qu’vne choſe ſi grande & ſi magnifique ne fut gardée de quelques gens, & ainſi deuant que paſſer outre ils reſolurent qu’auec le plus de ſilence qu’ils pourroient, l’on en feroit tout le circuit pour voir quelles aduenuës elle auoit, ou quels obſtacles nous pourrions trouuer quand il ſeroit queſtion d’aborder la terre, afin que ſelon cela on deliberaſt plus amplement ſur ce qu’on auroit affaire. Auec cette reſolution, qui fut approuuée d’vn chacun, Antonio de Faria fit leuer l’ancre, & ſans faire aucun bruit il s’approcha fort pres de la terre où il tournoya tout à ſon aiſe, & y remarqua particulierement chaque choſe ſelon qu’il ſe preſentoit à ſa veuë. Cette Iſle eſtoit toute encloſe d’vn terre-plein de iaſpe de vingt ſix pans de hauteur dont les pierres ſi bien trauaillées & jointes enſemble, que la muraille ſembloit eſtre tout d’vne piece ; dequoy ils s’eſtonnerent tous grandement pour n’auoir veu iuſques alors, ny dans les Indes, ny ailleurs, aucune choſe qui meritaſt d’eſtre comparée à cette-cy. Cette meſme muraille auoit encore vingt ſix pans depuis le fond de la riuiere iuſques à fleur d’eau, de maniere que ſa hauteur eſtoit de cinquante deux empans. Auec cela le haut du terre-plain eſtoit bordé de la meſme pierre taillée en cordelier, de la groſſeur d’vn tonneau. Sur cette muraille qui enuironnoit toute l’Iſle, il y auoit vne galerie de baluſtres de louton tournez, qui de ſix en ſix braſſes ſe ioignoient à des colonnes de meſmes metail, ſur chacune deſquelles eſtoit l’Idole d’vne femme qui tenoit vne boule en main ; dequoy nous ne vouluſmes point pour lors rechercher l’explication. Au dedans de cette gallerie eſtoient rangez pluſieurs monſtres de fonte, qui s’entretenant par la main en maniere de dance enuironnoient toute l’Iſle, laquelle, comme i’ay deſia dit, auoit enuiron vne lieuë de circuit. Parmy ces monſtreuſes Idoles il y auoit tout de meſme vn autre rang d’arcades tres-riches, faites de piece de diuers couleurs, œuure ſomptueuse, & où les yeux trouuoient dequoy s’entretenir, & ſe contenter. Au dedans ſe voyoit vn bois de petits orangers, ſans aucun meſlange d’autres arbres, & au milieu eſtoient baſtis trois cens ſoixante Hermitages dediés aux Dieux de l’Année, deſquels ces Gentils font de plaiſans contes en leurs Annales pour defece de leurs aueuglement en leur fauſſe loy. Vn peu plus auant que ces baſtimens, enuiron vn quart de lieuë, ſur le haut d’vne butte, tirant du coſté de l’Eſt, ſe voyoient encore pluſieurs beaux & grands edifices, ſeparez les vns des autres, auec ſept faciades de maiſons faites à la mode de nos Egliſes. Depuis le haut iuſques au bas autant que la veuë le pouuoit porter, ces baſtimens eſtoient tous ſurdorez, & aboutiſſoient à des tours fort hautes qui en apparence deuoient eſtre des clochers. Ces baſtimens eſtoient entourez de deux grandes ruës faites en arcade de meſme ordre que le frontiſpice des maiſons ; ces arcades eſtoient ſouſtenues ſur de fort grandes colomnes, au haut deſquelles, & entre chacune arcade il y auoit vne agreable perſpectiue, & d’autant que ces edifices, tours, colomnes & chapiteaux, eſtoient ſi bien dorez de toutes parts que l’on n’y voyoit autre chose que de l’or, cela fit croire qu’il falloit bien que ce Temple fut grandement ſompteux & abondant en richeſſes, puiſqu’en ces murailles meſme l’on auoit fait vne ſi grande dépence. Apres que nous euſmes bien fait le tour de toute cette Iſle, & qu’on en euſt reconneu les aduenuës & les entrées, encore qu’il fuſt deſia tard, neantmoins Antonio de Faria ſe reſolut de mettre pied à terre, pour voir s’il ne pourroit point prendre langue en quelques-vns de ces Hermitages, afin que ſelon ce qu’il auiſeroit, il pût ſe reſoudre, ou de pourſuiure ſon deſſein, ou de retourner en arriere, pour cét effet ayant laiſſé la garde neceſſaire pour ces deux vaiſſeaux, il deſcendit à terre auec quarante ſoldats, & vint eſclaues, tant lanciers comme harquebuziers. Auec eux il mena auſſi quatre Chinois, de ceux qu’vne des nuicts d’auparauant l’on auoit pris dans leur barque ; ce qu’il fit à cauſe qu’ils ſçauoient fort bien le pays pour y auoir eſté autresfois ; joint qu’ils nous pourroient ſeruir de truchemens & de guides. Or il laiſſa pour Capitaine des deux vaiſſeaux, le Chappelain qu’il auoit, qui ſe nommoit Diego Lobato, homme valeureux & de grand eſprit. Comme nous euſmes gagné ſans eſtre veus de perſonne, ny ſans oüir aucun bruit, nous entraſmes dans l’Iſle par vne des huit aduenuës qu’il y auoit, & marchans par le milieu du petit bois d’orangers, nous arriuaſmes à la porte du premier Hermitage, qui pouuoit eſtre à deux portées de mouſquet du lieu où nous nous eſtions deſembarquez, & ce fut là qu’il nous arriua ce que ie diray cy-apres.