Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 74.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 261-265).


Des grands trauaux que nous euſmes en l’anſe de Nanquin, & de ce que Similau nous fit en ce lieu.


Chapitre LXXIV.



Arrivez que nous fuſmes en cette anſe de Nanquin, le Pilote Similau conſeilla à Antonio de Faria de ne permettre qu’en quelque façon que ce fuſt aucun Portugais ſe fit voir à perſonne ; adjouſtant, que ſi telle choſe arriuoit, il apprehendoit que quelque reuolte ne s’en enſuiuiſt parmy les Chinois, pource qu’en ce lieu-là l’on n’auoit iamais veu iuſques alors aucun eſtrangers ; en ſuite de cela il dit que luy-meſme & les autres Chinois qui eſtoient dans les vaiſſeaux luy pourroient aſſez ſuffiſamment rendre raiſon de ce qu’il demanderoit ; qu’au reſte ſon aduis eſtoit d’aller pluſtoſt par le milieu de l’anſe, que terre à terre, à cauſe du grand nombre de Lorchas & Lanteaas qui n’auigeoient ſans ceſſe de part & d’autre. Ce conſeil fut trouué bon d’vn chacun, & il n’y eut celuy qui ne fuſt bien content de le ſuiure. Nous auions deſia ſix iours à continuer noſtre route vers l’Eſt & l’Eſt Nordeſt, lors que nous deſcouuriſmes deuant nous vne grande ville nommée Sileupamor, où nous allaſmes tout droit & y entraſmes à deux heures de nuict dans le havre, où il faiſoit fort bon ancrer à deux lieuës à l’entour, auſſi nous y viſmes à l’ancre vn grand nombre de vaiſſeaux ; qui ſelon l’aduis de quelques-vns eſtoient plus de trois mille de nombre, ce qui nous donna ſi fort l’alarme, que ſans oſer tant ſoit peu branſler nous en ſortiſmes paiſiblemẽt. Trauerſant donc la riuiere, qui pouuoit eſtre deſia de ſix ou ſept lieuës, nous continuaſmes noſtre route tout le reſte du iour, & coſtoyaſmes vne grande pleine, auec deſſein de nous accommoder de viures au premier lieu où nous en trouuerions. Or d’autant que nous n’en auions alors que fort peu, & qu’on nous les diſtribuoit auec vn grand ordre, nous paſſaſmes treize iours dans vne extreme neceſſité, de telle ſorte qu’on ne donnoit qu’à chacun trois bouchées de riz cuit dans de l’eau, ſans autres choſe quelconque. Comme nous eſtions en cette extremité nous arriuaſmes pres de certains edifices fort vieux que l’on appelloit Tanamadel, là nous miſmes pied à terre vn matin auant le iour, & donnaſmes dans vne maiſon qui eſtoit vn peu eſloignée des autres, où il pluſt à Dieu que nous trouuaſmes vne grande quantité de riz, enſemble de petites febues de hariquot, de grands pots tout pleins de miel, des oyſons parfumez, des oignons, des aulx & des canes de ſucre dont nous fiſmes telle prouiſion que nous vouluſmes. Quelques Chinois nous dirẽt depuis que cette maiſon eſtoit la deſpence d’vn hoſpital qui ſe voyoit à deux lieuës de là, où l’on faiſoit les prouiſions des pelerins qui paſſoient par là pour s’en aller en pelerinage viſiter les tombeaux des Roys de la Chine. Nous eſtans rembarquez bien fournis de viures nous continuaſmes noſtre voyage encore ſept iours, qui faiſoient deux mois & demy, depuis le temps que nous eſtions partis de Liampoo. Deſlors Antonio de Faria commença d’entrer en défiance de ce que Similau luy auoit dit, de maniere qu’il ſe repentit d’auoir entrepris le voyage, comme il le confeſſa publiquement deuant tous. Neantmoins pour ce qu’il n’y auoit point d’autre remede pour luy que de ſe recommander à Dieu, & ſe preparer auec prudence à tout ce qui luy pouuoit arriuer, il le fit auec beaucoup de courage. Il arriua cependant qu’vn matin ayant demandé à Similau en quel lieu il croyoit eſtre, il luy reſpondit fort mal à propos, & en homme qui ſembloit auoir perdu le iugement, ou qui ne ſçauoit quel chemin il auoit fait ; Dequoy Antonio de Faria ſe mit ſi fort en colere qu’il le voulut tuer d’vn poignard qu’il auoit à ſon coſté, ce qu’il euſt fait ſans doute, s’il n’en euſt eſté diuerty par pluſieurs perſonnes, qui luy conſeillerent de n’en rien faire, & que cela ſeroit cauſe de ſon entiere ruïne. Alors ayant moderé ſa colere il obeït au conſeil que les amis luy donnerent. Pour tout cela neantmoins il ne fut pas ſi calme dans ce premier mouuement, que portant ſa main sur ſa barbe il ne iuraſt : que ſi d’en trois iours il ne luy faiſoit voir le vray ou le faux de ce qu’il luy auoit dit, il le poignarderoit infailliblement. Dequoy Similau demeura ſi fort eſpouuenté, & en conceut vne telle apprehenſion en ſon eſprit, que la nuit ſuiuante comme ils eſtoient tous arreſtez le long de la terre il ſe laiſſa couler du vaiſſeau dans la riuiere, ce qu’il fit ſi habilement qu’il ne fut apperceu de la ſentinelle iuſques à ce que les gardes furent finies qui en aduertirent incontinent Antonio de Faria. Cette nouuelle le mit alors ſi hors de ſoy-meſme, que peu s’en fallut qu’il ne perdit toute patience ; ioint que d’apprehenſion qu’il auoit qu’il n’arriuaſt quelque reuolte, à quoy il voyoit que les ſoldats eſtoient deſia diſpoſés, il faillit à tirer les deux ſentinelles pour la mauuaiſe garde qu’ils auoit faite. A l’heure meſme il pied à terre auec tous les ſiens, & paſſa preſque toute la nuit à chercher Similau ſans le pouuoir iamais trouuer, ny aucune autre perſonne viuante qui luy en peut donner des nouuelles ; mais ce qu’il y eut de pire encore fut que s’eſtant rembarqué dans ſes vaiſſeaux il trouua que de quarante-ſix mariniers Chinois qui eſtoient auec luy, trente-ſix s’en eſtoient fuys pour preuenir le danger qui luy pouuoit arriuer ; dequoy Antonio de Faria & tous ceux qui ſe trouuerent auec luy demeurerent ſi eſtonnez, que ioignant les mains & hauſſant les yeux au Ciel, ils furent quelque temps ſans pouuoir dire vn ſeul mot, ſi bien que leurs larmes ſuppleerent au defauts de leurs paroles, pour teſmoigner le ſecret reſſentiment qu’ils en auoient dans l’ame : car ayant bien remarqué pour lors ce qui leur venoit d’arriuer, & l’extreme danger où ils ſe voyoient tous reduits, la moindre choſe qu’ils pouuoient faire dans cette confuſion, c’eſtoit de perdre le courage & le iugement, & à plus forte raiſon la parole. Neantmoins il fut queſtion à la fin de prendre conſeil ſur ce qu’ils auoient à faire à l’aduenir, à quoy ils paſſerent vn long temps ſans rien reſoudre, à cauſe de la grande diuerſité d’opinions qu’il y auoit. Toutesfois il fut conclud en fin que nous pourſuiurions touſiours noſtre deſſein, & taſcherions de prendre quelqu’vn qui nous dit combien il y pouuoit auoir de là iuſques en l’Iſle de Calempluy, ce que nous ferions le plus ſecrettement qu’il nous ſeroit poſſible, de peur que le païs ne ſe reuoltaſt ; Qu’au reſte ſi par le rapport qu’on nous en feroit nous trouuions qu’il fut facile de l’attaquer, comme Similau nous auoit dit, nous paſſerions outre, ſinon, que nous retournerions deſcendre par le fil de l’eau qui nous meneroit droit à la mer où elle auoit ſon cours ordinaire. Ceſte concluſion priſe par l’auis de tous, nous continuaſmes noſtre route auec non moins de confuſion que de crainte ; car il ne ſe pouuoit faire autrement qu’en vn ſi manifeſte danger nous n’euſſions vne extreme apprehenſion de la mort. La nuit ſuiuante comme nous fuſmes preſqu’à la fin de la premiere garde, nous deſcouuriſmes au milieu de la riuiere par proüe vne barcaſſe laquelle y eſtoit à l’ancre. L’extreme neceſſité où nous eſtiõs reduits alors, nous obligea d’y entrer ſans faire aucun bruit : ce qu’ayant fait, nous y priſmes cinq hommes que nous y trouuaſmes tous endormis : Alors Antonio de Faria interrogea chacun d’eux en particulier, pour voir ſi tout ce qu’ils diſoient ſe rapporteroit enſemble. A ces demandes ils reſpondirent tous, que cette contrée où nous eſtions s’appelloit Temquilem, d’où iuſques à l’Iſle de Calempluy il n’y auoit que dix lieuës de diſtance. En ſuite de cela il leur fit pluſieurs autres queſtions pour noſtre commune ſeureté, à quoy tous reſpondirent ſeparément l’vn de l’autre fort à propos. Cependant Antonio de Faria & tous les autres demeurerent fort ſatisfaits d’vne ſi bonne nouuelle, ce qui n’empeſcha pas qu’ils ne fuſſent grandement faſchez du deſordre qui s’eſtoit paſſé entr’eux : car il eſtoit bon à voir que ſans Similau que nous auions pour Nord de noſtre voyage, nous ne pourrions faire aucune choſe qui nous fut beaucoup profitable. Là deſſus Antonio de Faria mit aux bancs ces cinq Chinois, qu’il arreſta priſonniers ; puis il continua ſa route durant deux iours & demv, à la fin deſquels il pleut à Dieu qu’en tournant vne pointe de terre, qui s’appelloit quinai taraon, nous deſcouuriſmes cette Iſle de Calcmpluy, qu’il y auoit huitante trois iours que nous allions cherchant auec vne extreme confuſion de peines & de trauaux, comme i’ay dit cy-deuant.