Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 76.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 268-271).


De ce qui advint à Antonio de Faria en vn des Hermitages de l’Iſle de Calempluy.


Chapitre LXXVI.



Antonio de Faria s’en allant droit à l’Hermitage qu’il voyoit deuant luy, auec le plus grand ſilence qu’il put, & non ſans auoir de l’apprehenſion pour ne ſçauoir encore en quel peril il s’alloit engager. Ainſi ayant tous à la bouche & au cœur le nom de Iesvs, nous arriuaſmes à vne petite place qui eſtoit deuant la porte, & iuſques là nous ne viſmes aucune perſonne. Comme Antonio de Faria marchoit deuant auec vn eſpadon à la main, en intention de pouſſer ſon entrepriſe iuſqu’à la fin, il arriua à la premiere porte qu’il trouua fermée au dedans. Alors il commanda à l’vn des Chinois qui eſtoient preſts de luy, qu’il euſt à heurter pour ſe faire ouurir, ce qu’il fit par deux ou trois fois, & à la derniere il oüiſt vne voix qui dit les paroles ſuiuantes, Loué ſoit le Creattur qui a eſmaillé la beauté des Cieux. Que celuy qui heurte à la porte faße le tour, & il trouuera ouuerte de l’autre coſté afin que ie ſçache ce qu’il deſire. Le Chinois fit incontinent le tour de l’Hermitage, où il ſe donna entrée par vne porte de derriere, puis s’en alla ouurir celle qu’il auoit laiſſée à Antonio de Faria, qui entra dedans auec ſes gens. Là il trouua vn bon vieillard, qui à le voir ſembloit aagé de plus de cent ans ; il eſtoit veſtu d’vne longue robbe de damas violet, & faiſoit bien iuger à ſa mine qu’il eſtoit homme de qualité, comme nous le ſceuſmes depuis. Cettuy-cy bien eſtonné de voir tant de gens, il ſe laiſſa choir par terre, où ſe debattant des pieds & des mains, il fut vn aſſez long-temps ſans pouuoir prononcer vn ſeul mot. Toutesfois apres qu’il ſe fut vn peu repoſé, il reprit ſa premiere vigueur, & nous regarda tous auec vn viſage ſerain, puis en termes graues & ſerieux il s’enquiſt de nous quelles gens nous eſtions, & ce que nous demandions ? A quoy l’Interprete luy fit reſponse par l’expres commandement d’Antonio de Faria, qu’il eſtoit vn Capitaine eſtranger, natif du Royaume de Siam, & que nauigeant dans vn ſien Iunco plein d’vn aſſez bonne quantité de marchandiſe, pour s’en aller au port de Liampoo, il auoit fait naufrage en mer, d’où il s’eſtoit ſauué miraculeuſement auec tous ceux de ſa compagnie ; & qu’à cauſe qu’il auoit promis de s’en venir en pelerinage en ce ſaint lieu, pour y loüer Dieu de ce qu’il l’auoit ſauué du grand peril où il s’eſtoit veu, il s’en venoit là maintenant pour accomplir ſa promeſſe ; qu’au reſte ſon intention n’eſtoit que de luy demander particulierement quelque aumoſne, par le moyen de laquelle il puſt ſe remettre de ſa pauureté, & qu’il luy proteſtoit que dans trois ans il luy rendroit le double de ce qu’il prendroit. Alors cét Hermite qui s’appelloit Hiticou, ayant penſé quelque temps à ce qu’il venoit d’oüir, regardant fixement Antonio de Faria, Qui que tu ſois, luy dit il, ſçache que i’ay fort bien entendu ce que tu me viens de dire, & qui ie ne voy que trop ta damnable intention, auec laquelle dans les tenebres de ton aueuglement, comme vn Pilote infernal, tu attires & toy & ces autres dans l’abyſme profond du lac de la nuit. Car au lieu de rendre graces à Dieu à vne ſi grande faueur, que tu confeſſes qu’il t’a faite, tu t’en viens icy maintenant voler ſa ſainte maiſon. Mais vien çà ie te demande, ſi tu executes ton meſchant deſſein, qu’eſperes-tu que fera de toy la diuine iuſtice au dernier ſouſpir de ta vie ? Change doncques ta peruerſe inclination, & ne permets point que l’imagination d’vn ſi grand peché entre iamais dans ta penſée, fie toy en moy qui te dis la pure & ſincere verité, & ainſi me puiſſe-elle ayder tout le reſte de ma vie. Antonio de Faria feignant de trouuer bon le conſeil, que le vieillard Hermite Hiticou luy donnoit ſur ce ſujet, le pria tres inſtamment de ne ſe point faſcher, l’aſſeurant qu’il n’auoit pour lors aucun moyen plus aſſeuré ny plus certain, que celuy qu’il eſtoit venu chercher en ce lieu. Surquoy l’Hermite ioignant les mains, & regardant le Ciel ſe miſt à dire en pleurant, Loüé ſoyez vous, ô Seigneur, qui ſouffrez qu’il y ait en la terre des hommes qui vous offencen ſous pretexte de chercher à viure, & qui ne daignes vous ſeruir vne ſeule heure, quoy qu’ils ſçachent combien eſt aſſeurée voſtre gloire. Apres auoir proferé ces paroles, il demeura vn peu penſif & confus à cauſe de ce qu’il voyoit deuant luy, du grand deſordre que nous faiſions en rompant les quaiſſes, & les iettant hors de leur lieu. A la fin regardant derechef Antonio de Faria, qui pour lors ſe tenoit de bout, appuyé ſur ſon eſpadon, il le pria de s’aſſeoir vn peu pres de luy, ce qu’il fit auec beaucoup de complimens & de courtoiſie, ne laiſſant pas pour cela de faire ſigne à ſes ſoldats, de continuer ce qu’ils auoit deſia commencé, qui eſtoit de prendre l’argent qu’ils trouuoient peſle-meſle parmy les oſſemens des morts, dans les tombeaux qu’ils rompoient ; ce que l’Hermite ſouffroit ſi à regret, que par deux diuerſes fois il tomba eſuanoüy d’vn banc où il eſtoit aſſis, tant cette offence luy ſembloit grande. Mais apres qu’il fut reuenu à ſoy, recommençant à s’entretenir auec Antonio de Faria, Ie te veux declarer, continua-il ; comme à vn homme qui me ſemble diſcret, en quoy conſiſte le moyen d’obtenir le pardon du peché que tu as commis maintenant auec tes gens, afin que ton ame ne periſſe eternellement, lors qu’auec le dernier ſouſpir de ta bouche elle ſortira de ton corps. Puis qu’il eſt ainſi que tu me dis, que c’eſt la neceßité qui te contraint de faire vne ſi grande offence, & que tu es en volonté de reſtituer auant que mourir, ce que tu prens maintenant, ſi tu en as le temps & le moyen, il faut que tu faſſes trois choſes que ie te diray à preſent. La premiere, que tu rendes auant ta mort ce que tu auras pris, afin que le ſouuerain Seigneur ne deſtourne de toy ſa clemence. La ſeconde, qu’auec les larmes aux yeux tu luy demãde pardon de la faute commiſe, puis que ton peché luy eſt ſi fort odieux, en ne ceſſant de chaſtier ta chair iour & nuit. Et la troiſieſme, que tu partages tes biens aux pauures, außi liberalement qu’à toy-meſme, leur donnant l’aumoſne auec diſcretion & prudence, afin que le ſeruiteur de la nuit ne trouue rien à redire en toy au dernier iour. Pour recompense de ce conſeil ie te prie de commander à tes gens qu’ils ayent à recueillir les os de ces Saints, afin qu’ils ne ſoient point meſpriſez ſur terre. Antonio de Faria luy promit alors fort courtoiſement deffectuer ce qu’il deſiroit de luy ; dequoy l’Hermite fut vn peu plus en repos qu’auparuant, mais non pas entierement ſatisfait. Alors l’ayant joint de plus pres, il ſe mit à l’encourager & à le flatter par des paroles douces & amiables, l’aſſeurant qu’apres l’auoir veu il s’eſtoit grandement repenty de cette entrepriſe ; mais que les ſiens l’auoiẽt menacé de le tuer s’il s’en retournoit ſans l’executer, & qu’au reſte il luy diſoit cela comme vn grand ſecret. Dieu vueille que cela ſoit, luy repliqua l’Hermite, car à tous le moins tu ne ſeras pas ſi blaſmable que ces autres Miniſtres de la nuit qui ſont ſi auides, que comme chiens affamez, il ſemble que tout l’argent du monde ne ſoit pas capable de les ſaouler.