Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 11.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 37-39).



De ce qui nous arriua le lendemain que Gonzallo Vaz partit pour s’en aller à Goa.


Chapitre XI.



Ce meſme iour qui nous fut ſi funeſte à tous, l’on fiſt le dénombrement de nos ſoldats, pour ſçauoir combien il en eſtoit demeuré de morts en ce combat, en attaquant la tranchée ; nous treuuaſmes alors que de quatre-vingts que nous eſtions, il n’y en auoit que quinze de morts, cinquante quatre de bleſſez, & neuf d’eſtropiez pour toute leur vie. Tout le iour & la nuict d’apres, ceux qui eſtoient reſtés des noſtres ne ceſſerent de trauailler, & de faire bonne garde, pour euiter les ſurpriſes des ennemis. Le lendemain ſi toſt qu’il fut iour, vn Ambaſſadeur arriua de la part de la Royne d’Onor, qui s’en vint viſiter le Capitaine Gonzallo, auec vn grand preſent qu’il luy fiſt de poulles, de poullets, & d’œufs frais, pour ſoulager les malades. Mais bien que pour lors ces choſes nous fuſſent grandemẽt neceſſaires, ſi eſt-ce qu’au lieu de les receuoir, noſtre General les refuſa, & témoignant d’eſtre grandement faſché contre la Royne, il ne pût s’empeſcher de laſcher quelques paroles vn peu plus rudes qu’il ne ſembloit neceſſaire, diſant que le Vice-Roy ſeroit bien-toſt aduerty des mauuais offices qu’elle auoit rendus au Roy de Portugal, & combien il eſtoit obligé de luy payer ceſte debte, quand l’occaſion s’en preſenteroit. Qu’au reſte afin qu’elle fuſt plus aſſeurée de ce qu’il luy diſoit eſtre vray, il luy laiſſoit pour vn teſmoignage tres-aſſeuré de ſon dire, ſon fils mort & enſeuely dans ſes terres auec les autres Portugais, que par ſes pratiques elle auoit faict maſſacrer miſerablement, pour s’eſtre renduë fauorable au deſſein des Turcs ; en vn mot, qu’il la remercieroit vne autrefois plus amplement du preſent qu’elle luy enuoyoit, pour diſſimuler ce qu’elle auoit executé contre luy, dont il luy donneroit quelque iour vne recompenſe ſelon ſon mérite. Auec ceſte reſponſe, l’Ambaſſadeur s’en retourna tout effrayé des langages que Gonzallo luy auoit par pluſieurs fois repeté. Eſtant arriué chez la Royne ſa Maiſtreſe, il luy ſceut ſi bien confirmer la verité de la reſponſe, qu’il luy apportoit de la part du Capitaine, qu’elle iugea tout incontinent que ceſte Galere luy ſeroit ſans doute vn ſuiet de luy faire perdre ſon Royaume ; & qu’ainſi pour euiter vn ſi grand malheur il falloit neceſſairement que par toutes ſortes de voyes elle taſchaſt de ne point rompre la paix auec noſtre General. Dequoy s’eſtant conſeiliée aux ſiens, par leur aduis elle dépeſcha derechef vers luy pour Ambaſſadeur vn autre Brachmane, homme d’aage, maieſtueux, & ſon plus proche parent. À ſon arriuée où eſtoient nos Fuſtes, le Capitaine Gonzallo luy fit vn fort bon accueil ; puis apres les ceremonies & les complimens ordinaires, le Brachmane ayant demandé qu’il luy fuſt permis de faire le recit de ſon Ambaſſade ; Seigneur, dit-il au Capitaine, ſi vous me donnez audience, ie prendray la parole deuant vous, & vous diray le ſuiet qui m’ameine icy de la part de la Royne d’Onor ma Maiſtreſſe. À ces paroles Gonzallo reſpondit, que les Ambaſſadeurs auoient touſiours ſeureté de leurs perſonnes, & permißion de declarer librement le contenu de leur Ambaſſade, ſi bien qu’il pouuoit dire hardiment tout ce qu’il voudroit. Le Brachmane l’ayant remercié, Certainement, continua-t’il, il ne m’eſt pas poßible de vous repreſenter combien eſt ſenſible à la Royne ma Maiſtreſſe la mort de voſtre fils, & des autres Portugais, qui demeurerent hier ſur la place, en la bataille qui ſe donna. Et ſans mentir, ie vous iure par ſa vie, & par le Cordon de Brachmane que ie porte, marque de ma dignité de Preſtre, donnée à tous ceux qui en font profeßion, comme moy qui l’exerce dés ma ieuneſſe, pour me faire diſcerner d’auec le reſte du peuple ; qu’elle s’eſt tellement affligée quand elle a ſceu voſtre déſaſtre, & le funeſte ſuccez de voſtre combat, qu’elle n’euſt pas eſté plus faſchée ſi au meſme inſtant on luy euſt faict manger de la chair de vache (qui eſt le plus grand peché qui ſe commette entre nous) à la principale porte du Temple, où ſon pere eſt enſeuely. Par où vous pouuez iuger, Seigneur, combien eſt grande la part qu’elle prend à voſtre ennuy. Mais puis qu’aux choſes faictes il n’y a point de remede, elle deſire, & vous ſupplie tres-inſtamment de luy confirmer de nouueau la paix, que les autres Gouuerneurs luy ont touſiours accordée par le paſſé. Dequoy elle vous ſupplie d’autant plus, qu’elle ſçait que vous en auez tout pouuoir de la part du Vice-Roy. Cela eſtant, elle vous aſſeure, & vous donne ſa parole, que dans 4. iours elle fera bruſler la Galere qui vous a donné tant de peine, & mettra les Turcs hors des limites de ſon Royaume, qui eſt tout ce qu’elle peut faire, & dont ie vous viens aſſeurer. Ce qu’elle ne manquera d’executer dans le meſme terme de quatre iours.

Le Capitaine qui ſçauoit combien importante eſtoit ceſte affaire, accepta tout incontinent la promeſſe du Brachmane, & luy dit qu’il eſtoit content que ceſte paix ſe renouuelaſt entr’eux ; comme en effet elle fut tout auſſi-toſt publiée de part & d’autre, auec toutes les ceremonies qu’ils ont accouſtumé de faire en tel temps. Le Brachmane s’en retourna là-deſſus vers la Royne, qui depuis fit tout ſon poſſible pour ne manquer de parole. Mais dautant que le Capitaine Gonzallo ne pût attendre les quatre iours qu’elle luy auoit demandez, pour l’extréme danger où il voyoit expoſez nos bleſſez ; il ſe reſolut de s’embarquer : tellement que nous partiſmes ce meſme iour apres midy. Toutesfois pour vſer de preuoyance, il laiſſa en ce meſme lieu vn nommé George Neogueyra, auec commiſſion expreſſe de remarquer exactement tout ce qui ſe paſſeroit en ceſte affaire, & d’en donner de certaines nouuelles au Vice-Roy, pource que la Royne l’en auoit ainſi requis.