Les Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité/Démocrite

DÉMOCRITE.

Démocrite, fils d’Hégésistrate, ou d’Athénocrite selon les uns, ou même de Damasippe selon d’autres, naquit à Abdère, sinon à Milet, suivant une troisième opinion.

Il fut disciple de quelques mages et de philosophes chaldéens, que le roi Xerxès, rapporte Hérodote, laissa pour précepteur à son père lorsqu’il le reçut chez lui. Ce fut d’eux qu’il apprit la théologie et l’astrologie dès son bas âge. Ensuite il s’attacha à Leucippe, et fréquenta, disent quelques uns, Anaxagore, quoiqu’il eût quarante ans moins que lui. Phavorin, dans son Histoire diverse, raconte que Démocrite accusait celui-ci de s’être approprié ce qu’il avait écrit touchant le soleil et la lune, d’avoir traité ses opinions de surannées, et soutenu qu’elles n’étaient pas de lui, jusque là même qu’il avait défiguré son système sur la formation du monde et sur l’entendement, par dépit de ce qu’Anaxagore avait refusé de l’admettre dans son commerce. Cela étant, comment a-t-il pu être son disciple? Démétrius, dans son livre des Auteurs de même nom, et Antisthène dans ses Successions, disent qu’il alla trouver en Égypte les prêtres de ce pays, qu’il apprit d’eux la géométrie, qu’il se rendit en Perse auprès des philosophes chaldéens, et pénétra jusqu’à la mer Rouge. Il y en a qui assurent qu’il passa dans les Indes, qu’il conversa avec des gymnosophistes, et fit un voyage en Éthiopie.

Il était le troisième fils de son père, dont le bien ayant été partagé, il prit, disent la plupart des auteurs, la moindre portion, qui consistait en argent, dont il avait besoin pour voyager; ce qui donna lieu à ses frères de soupçonner qu’il avait dessein de les frauder. Démétrius ajoute que sa portion se montait à près de cent talents, et qu’il dépensa toute la somme.

Il avait tant de passion pour l’étude, qu’il se choisit dans le jardin de la maison un cabinet où il se renferma. Un jour, son père ayant attaché à l’endroit un bœuf qu’il voulait immoler, il y fut longtemps avant que Démocrite s’en aperçût, tant il était concentré en lui-même; encore ne sut-il qu’il s’agissait d’un sacrifice que lorsque son père le lui apprit, et lui ordonna de prendre garde au bœuf.

Démétrius raconte qu’il vint à Athènes; qu’à cause du mépris qu’il avait pour la gloire, il ne chercha point à s’y faire connaître, et que, quoiqu’il eût occasion de voir Socrate, il ne fut pas connu de ce philosophe; aussi dit-il : « Je suis venu à Athènes, et en suis sorti inconnu. »

Thrasyllus dit que si le dialogue intitulé les Rivaux est de Platon, Démocrite pourrait bien être le personnage anonyme qui se rencontre avec Œnopide et Anaxagore, et dans une conversation sur la philosophie avec Socrate, qui compare le philosophe à un athlète qui fait cinq sortes d’exercices. En effet, il était quelque chose de pareil en philosophie; car il entendait la physique, la morale, les humanités, les mathématiques, et avait beaucoup d’expérience dans les arts. On a de lui cette maxime : « La parole est l’ombre des actions. » Démétrius de Phatère, dans l’Apologie de Socrate, nie que Démocrite soit jamais venu à Athènes; en quoi il paraît encore plus grand, puisque s’il méprisa une ville si célèbre, il fit voir qu’il ne cherchait pas à tirer sa renommée de la réputation du lieu, mais que par sa présence il pouvait lui communiquer un surcroit de gloire.

Au reste, ses écrits le donnent à connaître. Selon Thrasyllus,il paraît avoir suivi les opinions des philosophes pythagoriciens, d’autant plus qu’il parle de Pythagore même avec de grands éloges, dans un ouvrage qui en porte le nom. D’ailleurs il semble qu’il ait tellement adhéré aux dogmes de ce philosophe, qu’on serait porté à croire qu’il en fut le disciple, si on n’était convaincu du contraire par la différence des temps. Glaucus de Reggio, son contemporain, atteste qu’il eut quelque pythagoricien pour maître, et Apollodore de Cyzique prétend qu’il fut lié d’amitié avec Philolaüs. Au rapport d’Antisthène, il s’exerçait l’esprit de différentes manières, tantôt dans la retraire, tantôt parmi les sépulcres.

Démétrius raconte qu’après avoir fini ses voyages et dépensé tout son bien, il vécut pauvrement; de sorte que son frère Damaste, pour soulager son indigence, fut obligé de le nourrir. L’événement ayant répondu à quelques unes de ses prédictions, plusieurs le crurent inspiré et le jugèrent déjà digne qu’on lui rendit les honneurs divins. Il y avait une loi qui interdisait la sépulture dans sa patrie à quiconque avait dépensé son patrimoine. Démocrite, dit Antisthène, informé de la chose, et ne voulant point donner prise à ses envieux et ses calomniateurs, leur lut son ouvrage intitulé du Grand Monde, ouvrage qui surpasse tous ses autres écrits. Il ajoute que cela lui valut cinq cents talents, qu’on lui dressa des statues d’airain, et que lorsqu’il mourut il fut enterré aux dépens du public, après avoir vécu cent ans et au delà. Démétrius, au contraire, veut que ses parents lurent son ouvrage du Monde, et qu’il ne fut estimé qu’à cent talents. Hippobote en fait le même récit.

Aristoxème, dans ses Commentaires historiques, rapporte que Platon voulut brûler tout ce qu’il avait pu recueillir des œuvres de Démocrite; mais qu’Amyclas et Clinias, philosophe pythagoriciens, l’en détournèrent, en lui représentant qu’il n’y gagnerait rien, parceque ces ouvrages étaient déjà trop répandus. Cela est si vrai, que quoique Platon fasse mention de presque tous les anciens sages, il garde absolument le silence sur Démocrite, même à l’égard de certains passages susceptibles de critique, sachant apparemment qu’avec les mauvaises dispositions qu’on lui connaissait à son égard, il passerait autrement pour s’être déchaîné contre le meilleur des philosophes, à qui Timon n’a pu refuser ces louanges : « Tel qu’était Démocrite, plein de prudence et agréable dans ses discours. »

Démocrite, dans son traité intitulé le petit Monde, dit qu’il était jeune homme lorsque Anaxagore avançait déjà en âge, lequel avait alors quarante ans de plus que lui. Il nous apprend qu’il composa ce traité sept cent trente ans après la ruine de Troie. Il était donc né, comme le remarque Apollodore dans ses Chroniques, vers la quatre-vingtième olympiade, ou, selon le calcul de Thrasyllus dans son ouvrage Des choses qu’il faut savoir avant de lire Démocrite, le troisième année de la soixante-dix-septième olympiade, par conséquent un an plus âgé que Socrate, par conséquent encore contemporain d’Archélaüs disciple d’Anaxagore, et d’Œnopide de qui il a parlé. Il fait mention de l’opinion de Parménide et de Zénon, philosophe célèbres de son temps, au sujet de l’unité, ainsi que Protagoras d’Abdère, que l’on convient avoir été contemporain de Socrate.

Apollodore, dans se septième livre de ses Promenades, raconte qu’Hippocrate étant allé voir Démocrite, celui-ci envoya querir du lait, et qu’après l’avoir regardé, il dit que c’était du lait d’une chèvre noire qui avait porté pour la première fois; ce qui donna de lui une grande idée à Hippocrate, qui s’était fait accompagner par une jeune fille. Démocrite la remarque. Bonjour, ma fille, lui dit-il. Mais l’ayant revue le lendemain, il la salua par ces mots : Bonjour, femme. Effectivement elle l’était devenue dès la nuit dernière.

Voici de quelle manière il mourut, selon Hermippe. Il était épuisé de vieillesse, et paraissait approcher de sa fin, ce qui affligeait fort sa sœur. Elle craignait que s’il venait à mourir bientôt, elle ne pourrait pas assister à la prochaine fête de Cérès. Démocrite l’encouragea, se fit apporter tous les jours des pains chauds qu’il approchait de ses narines, et se conserva par ce moyen la vie aussi longtemps que dura la fête. Les trois jours de solennité étant expirés, il rendit l’esprit avec beaucoup de tranquillité, dans la quatre-vingt-dix-neuvième année de son âge, dit Hipparque. Ces vers sont les nôtres à son occasion :

Quel est le sage dont le savoir approcha jamais de celui de Démocrite, à qui rien ne fut caché? La mort s’avance, il l’arrête, il la retarde de trois jours, en respirant la vapeur de pains chauds.

Passons de la vie de ce grand homme à ses sentiments. Il admettait pour principes de l’univers les atomes et le vide, rejetant tout le reste comme fondé sur des conjectures. Il croyait qu’il y a des mondes à l’infini, qu’ils ont un commencement, et qu’ils sont sujets è corruption; que rien ne se fait de rien, ni ne s’anéantit; que les atomes sont infinis par rapport à la grandeur et au nombre; qu’ils se meuvent en tourbillon, et que de là proviennent toutes les concrétions, le feu, l’eau l’air, et la terre; que ces matières sont des assemblages d’atomes; que leur solidité les rend impénétrables, et fait qu’ils ne peuvent être détruits; que le soleil et la lune sont formés par les mouvements et les circuits grossis de ces masses agitées en tourbillon; que l’ame, qu’il dit être la même chose que l’esprit, est un composé de même nature; que l’intuition se fait par des objets qui tombent sous son action; que tout s’opère absolument par la raison du mouvement de tourbillon qui est le principe de la génération, et qu’il appelle nécessité; que la fin de nos actions est la tranquillité d’esprit, non celle qu’on peut confondre avec la volupté, comme quelques uns l’ont mal compris; mais celle qui met l’ame dans un état de parfait repos; de manière que, constamment satisfaite, elle n’est troublée, ni par la crainte, ni par la superstition, ou par quelque autre passion que ce soit. Cet état, il le nomme la vraie situation de l’ame, et le distingue sous d’autres différents nom. Il disait encore que les choses faites sont des sujets d’opinion, mais que leurs principes, c’est-à-dire les atomes et le vide, sont tels par la nature[1]. Voilà sa doctrine.

Thrasyllus a dressé le catalogue de ses ouvrages, qu’il partage en quatre classes, suivant l’ordre dans lequel on range ceux de Platon.

Ses ouvrages moraux sont intitulés : Pythagore; le Caractère du sage; des Enfers; la triple Génération, ou la génération produisant trois choses qui comprennent toutes les choses humaines; de l’Humanité, ou de la vertu; la Corne d’abondance; de la Tranquillité d’esprit; des commentaires moraux. Celui que porte le titre du bon État de l’ame ne se trouve point. Voilà ses ouvrages de morale. Ses livres de physique sont intitulés : la grande Description du monde, ouvrage de Théophraste dit être de Leucippe; la petite Description du monde; de la Cosmographie; des planètes; un sur la Nature; deux sur la nature de l’Homme, ou de la chair; de l’Esprit; des Sens. Quelques uns ajoutent ici des traités intitulés : de l’Ame; des Choses liquides; des Couleurs; des différente Rides; des changements des Rides[2]; des Préservatifs; ou des remèdes contre ces accidents; de la Vision, ou de la Providence; trois traités des maladies pestilentielles; un livre des choses ambigües. Tels sont ses ouvrages sur la nature. Suivent ceux qu’on range pas parmi les autres : des Causes célestes; des Causes de l’air; des Causes terrestres; des Causes du feu et de celles qui y sont; des Causes de la voix; des Causes des semences, des Plantes et des fruits; des Causes des animaux; des Causes mêlées; de l’Aimant. Ses ouvrages de mathématiques sont intitulés : de la différence de l’Opinion, ou de l’attouchement du cercle et de la sphère; de la Géométrie; un ouvrage géométrique; des Nombres; deux livres des lignes innombrables et des solides; des Explications; la grande Année, ou astronomie; Instrument pour remarquer le lever ou le coucher des astres; Examen de l’horloge; Description du ciel; Description de la terre; Description du pôle; Description des rayons. Ce sont là ses ouvrages de mathématique. Ses livres de musique ont pour titre : des Rhythmes et de l’harmonie; de la Poésie; de la beauté des Vers; des Lettres qui sonnent bien, et de celles qui sonnent mal; d’Homère, ou de la justesse des vers et des dialectes; du Chant; des Mots; des Noms. Voici ce qu’il a écrit sur les arts : des Pronostics; de la Diète, ou la science de la médecine; des Causes par rapport aux choses qui sont de saison et à celles qui ne le sont point; de l’Agriculture, ou traité de géométrique; de la Peinture; de la Tactique et de la science des armes. Quelques uns ajoutent à ses commentaires les ouvrages suivants : des Écrits sacrés qui sont à Méroé; de l’Histoire; discours Chaldaïque et discours Phrygien; de la Fièvre; de la Toux; des Causes légales; le livre de l’Anneau, ou des problèmes.

Les autres ouvrages qu’on lui attribue, ou sont pris de ses livres, ou ne sont pas de lui. Voilà ce que comprennent ses œuvres.

Il y a eu six Démocrites : le premier est celui-ci; le second, son contemporain, était un musicien de Chio; le troisième, un statuaire, de qui Antigone a parlé; le quatrième a traité du temple d’Éphèse et de la ville de Samothrace; les cinquième, célèbre poëte, a composé de belles épigrammes; le sixième était un fameux orateur de Pergame.




  1. Voyez Ménage.
  2. Voyez Ménage.