Librairie Paul Ollendorff (p. 187-287).


DEVXIÈME PARTIE
LA GVERRE

TROISIÈME LIVRE
LES ÉPIPOLES

Chapitre premier


ans l’enceinte immense du théâtre grec taillé dans le roc et où convergeaient tous les quartiers de la ville, l’Assemblée du peuple était convoquée. Suivant de près son fils Gélon dans la tombe, le vieux roi Hiéron venait de mourir. Il avait quitté la vie sans souffrance, un soir que le soleil s’éteignait lentement à l’horizon. On l’avait trouvé assis devant sa terrasse qui bordait la mer, les yeux ouverts encore et remplis de cette dernière vision de clarté. On lui avait parlé, et, comme il ne répondait pas, on s’était aperçu que cette extase profonde en laquelle il semblait plongé était celle de la béatitude éternelle.

Après quelques semaines accordées au deuil public, il avait fallu songer aux affaires. De tous côtés une inquiétude sourde montait, pareille à la brume épaisse qui s’élève du sol détrempé par une rosée abondante. Quelles étaient les dernières volontés du bon tyran ? Il avait régné pendant des années si longues qu’on avait perdu de vue la perspective de le remplacer jamais. Cependant le moment était venu de savoir comment on allait être gouverné, quelles garanties seraient offertes au peuple en échange de sa soumission. Le souvenir opprimant des deux Denys, celui non moins odieux de Thrasybule, pesait encore sur la ville, l’oppressait comme aurait pu le faire une nuée de sang. Et le nom du jeune Hiéronyme courait de bouche en bouche avec des soupirs d’effroi. On espérait néanmoins que sa grande jeunesse le retiendrait encore pour quelques années éloigné du pouvoir.

Malgré tant de gens assemblés à ciel découvert sur les trois étages de gradins, un silence religieux remplaçait le vacarme habituel à la multitude. On attendait. Sans qu’il leur fût besoin de monter ou de descendre le long des travées, des retardataires arrivaient encore, gagnaient leur place dans les galeries qui se trouvaient de plain pied avec les rues environnantes. Appuyé aux flancs d’une colline, le théâtre dominait l’horizon, et chaque Syracusain, en levant les yeux, enfermait dans son regard les splendeurs éparses de la terre natale. La campagne blonde, la mer argentée, la ville blanche, formaient devant lui un triangle éblouissant de lumière. L’Anapos coulait à travers les roseaux assouplis. Le Fort Euryale se dressait comme un géant armé au-dessus des Épipoles. La formidable ceinture de murailles, flanquée de loin en loin de tours rondes, aboutissait là. À la pointe extrême du triangle, le cap Plemmyrium bleuissait, surplombant les flots.

C’était dans ce théâtre que plus d’une fois — dépassant en grandeur tragique les drames d’Euripide ou de Sophocle — s’étaient jouées les destinées de la patrie. Timoléon, devenu aveugle, s’y rendait à la dernière période de son existence, lorsque des circonstances graves l’obligeaient à prendre l’avis du peuple. Il arrivait, assis sur son char, au milieu des acclamations unanimes ; et d’avance il était sûr que ses discours recueilleraient tous les suffrages… Mais aujourd’hui une émotion différente étreignait les cœurs, et dans ce silence grandissant jusqu’à l’angoisse on sentait que, pour la première fois peut-être depuis cinq siècles qu’elle était fondée, Syracuse sentait faiblir sa foi énergique dans ses destinées.

Comme au temps de Timoléon, les roues d’un char firent retentir d’un bruit strident le pavage de marbre ; et l’on vit descendre Andranodore, seul, son corps épais serré dans une tunique de soie claire. Malgré sa hardiesse, il était visible qu’une gêne intérieure altérait l’aisance de ses mouvements. Il monta les degrés, et s’apprêta à parler à la foule : « Le roi Hiéron, notre père bien-aimé, est mort, dit-il ; mais il a voulu par son esprit et sa sagesse demeurer encore au milieu de nous. Je vais vous donner connaissance de ses dernières volontés ».

Et, dépliant le rouleau de parchemin qui tremblait entre ses doigts, Andranodore commença la lecture du testament d’Hiéron. Le roi adjurait son peuple de se maintenir dans la paix, dans l’union, dans le travail ; de respecter l’amitié de Rome, de ne rien entreprendre sans avoir consulté et prié les dieux. « Enfin, disait-il, je vous demande d’accepter pour souverain mon petit-fils Hiéronyme, auquel j’adjoins quinze tuteurs pour le diriger dans les principes que nous nous sommes toujours efforcés de lui inculquer. Cet enfant n’a pas encore quinze ans ; sans doute il comprendra en grandissant la gravité de la charge qui lui incombe et il
On les voyait de loin descendre les degrés du temple, une à une, avec leur voile de lin abaissé, et sur le front leur couronne de myrte et de pavots…
s’efforcera de s’en montrer digne. Mais si jamais il venait à oublier ses devoirs, n’hésitez pas à le déposer ; l’intérêt du peuple m’est plus cher que celui de mon propre sang, et d’ailleurs, Syracusains, n’êtes-vous pas tous mes fils bien-aimés ? »

Andranodore, ayant achevé sa lecture, disparut au fond du théâtre, et l’on entendit quelques sanglots s’échapper des poitrines oppressées ; puis le silence se rétablit ; un frisson passa de gradin en gradin, un frisson courut dans le vaste théâtre depuis la plus basse travée jusqu’au cintre : Andranodore venait de reparaître, ayant à sa droite Hiéronyme ; il prit l’adolescent par la main et le présenta au peuple assemblé…

Le premier soin du jeune roi, après la mort d’Hiéron, avait été de quitter le palais d’Ortygie, pour s’installer dans un autre palais beaucoup plus somptueux, entre Tyché et les Épipoles, que Denys avait autrefois habité. Ce palais contenait autant de chambres que l’année comptait de jours et jamais nul ne savait dans laquelle couchait le tyran. Hiéronyme y avait amené avec lui Callon, devenu son compagnon inséparable. Désormais leur intimité était de notoriété publique ; on les apercevait le matin descendant ensemble sous le péristyle du palais, entre les colonnes chryséléphantines où se mélangeait onctueusement l’or à l’ivoire. Ils étaient de taille pareille, mais Callon portait les cheveux longs et bouclés sur une tunique flottante, retenue seulement à la ceinture par un étroit ruban de pourpre. Quant à Hiéronyme, son front ne quittait plus le diadème ; des bagues lourdes surchargeaient ses doigts ; du carmin rehaussait ses lèvres ; autour de ses yeux cruels un cercle de kohl s’étendait, comme un halo autour de la lueur scintillante d’un astre. L’après-midi, ils sortaient en char. Tous deux se tenaient immobiles au fond du quadrige, qu’entraînaient quatre chevaux blancs aux crinières ouvertes. On eût dit l’emblème même de Syracuse que les orfèvres se plaisaient à graver au revers des médailles, et où la Victoire était assise à côté d’un jeune héros : mais cette fois ce héros était un prince débauché et la Victoire avait cédé sa place à un éphèbe Athénien au front impur.

Ce qui se passait ensuite dans le palais, le peuple l’ignorait. Il était facile de supposer néanmoins que la nuit continuait pour Hiéronyme les délices efféminées du jour. À quelque heure du soir que les Syracusains regagnassent leurs demeures, ils voyaient briller dans les ténèbres le palais somptueux de Tyché, ce palais si merveilleux, disait-on, que le tyran, pour n’en pas ternir les mosaïques, crachait, quand le besoin lui en prenait, à la face de ses esclaves. Et les anciennes légendes des vices fameux de Denys se réveillaient sur les lèvres apeurées ; on rappelait son avarice qui allait jusqu’à dépouiller les dieux de leur manteau d’or, sa défiance qui le poussait à coucher chaque nuit dans l’une des trois cent-soixante chambres différentes de son palais ; sa luxure qui lui faisait inventer des plaisirs ignorés des autres hommes ; sa cruauté qui lui avait inspiré de suspendre sur la tête de Damoclès pendant toute la durée d’une orgie l’épée menaçante que retenait seulement au plafond le crin léger d’une cavale… Hiéronyme semblait avoir hérité, à travers les siècles, de tout cet amas de corruption, et son adolescence en rendait le scandale plus odieux encore.

Ce soir-là le jeune roi achevait de souper ; sa main enfiévrée tordait le socle fragile d’une coupe incrustée d’opales : Callon, qu’il attendait, tardait à venir, et Hiéronyme s’impatientait. Pourquoi Callon ne venait-il pas, lui toujours si empressé, si docile ? Se serait-il lassé de la faveur dont il était l’objet ? Ou quelque femme peut-être — quelque jeune fille aux seins pointus et aux hanches étroites — l’aurait-elle détourné de servir l’amitié royale ? Cette pensée faisait se crisper davantage la main enfiévrée d’Hiéronyme sur le socle de la coupe incrustée d’opales. Il méditait déjà une vengeance où se soulagerait son cœur : du sang versé, des hoquets, des plaintes, des larmes, beaucoup de larmes…, des larmes qui sont le sang incolore de l’âme, et qui coulent de blessures plus profondes et plus douloureuses que celles du corps. Beaucoup de larmes mêlées au sang pourpre des chairs ouvertes, beaucoup de sanglots mêlés aux convulsifs hoquets des bouches… Le roi adolescent souriait, tant cette vision enfermait pour lui de volupté précieuse et délectable. Mais Callon apparut dans sa robe blanche, le front couronné de roses. Et Hiéronyme renvoya les esclaves.

Quand ils furent seuls, et qu’en silence d’abord ils eurent vidé lentement l’un après l’autre la coupe où Callon avait effeuillé les roses de sa chevelure, l’éphèbe Athénien posa ses yeux sur ceux d’Hiéronyme :

— Savez-vous, lui dit-il, pourquoi je vous ai laissé souper sans moi aujourd’hui ?

— Je me le demandais, dit Hiéronyme. Quelque caprice sans doute ?

Callon brusquement répliqua :

— Vous savez bien que non. Depuis cinq ans que nous vivons côte à côte, vous ai-je jamais été infidèle un seul jour ? Il s’agit d’une chose plus grave. Écoutez.

Il se rapprocha d’Hiéronyme. Sa tête harmonieuse, de beauté attique, discordait avec les traits tourmentés et lascifs du jeune roi.

— On en veut à votre vie. Une conspiration se trame contre vous. Aujourd’hui même, comme je rentrais au palais pour venir vous rejoindre ici, quelqu’un a voulu armer ma main d’un poignard pour vous frapper.

D’un mouvement instinctif, Hiéronyme s’était reculé. Ses yeux se portèrent sur les mains blanches et immobiles de Callon, allongées sur la table parmi les bassins d’or et les coupes.

— Est-ce possible ? Est-ce possible ? Et tu n’as pas fait arrêter le misérable ? Où est-il ? Comment s’appelle-t-il ?

— Ne vous tourmentez pas, — dit Callon de sa voix tranquille. — Il m’attend. C’est un personnage obscur qui se nomme Théodote.

— Va le chercher ! Ou plutôt non, qu’on le ramène ! Deux de mes satellites vont te suivre, et s’empareront de lui, pendant que tu lui parleras. Va vite, mon cher Callon, il n’y a pas une minute à perdre. On le mettra aux fers cette nuit, et demain mon oncle Andranodore l’interrogera.

Il jeta un coup d’œil sur le souper à demi consommé, sur les fleurs qu’ils n’avaient pas effeuillées toutes, sur les vases murrhins où transparaissait encore l’ambre rosé des vins rares. Sa langue rouge pourlécha ses lèvres :

— Et reviens, reviens vite !…

Andranodore avait décidé de tenir autant que possible la conspiration secrète. Il savait le peu de sympathie du peuple pour le jeune roi et craignait que la moindre étincelle fit prendre feu à cette hostilité étouffée. D’ailleurs, il lui était facile de punir les coupables sans sortir même du palais. Hiéronyme, en s’y installant, n’avait pas manqué de faire remettre en état la chambre des supplices organisée jadis par Denys. Rien n’y manquait des instruments compliqués et cruels par lesquels on arrachait aux accusés l’aveu de leurs crimes. C’était là qu’on avait fait venir Théodote, dès la première heure du matin. En face de lui siégeaient Hiéronyme soucieux et las, l’épais Andranodore et les deux princesses, dont les chevelures abondantes s’écroulaient en des résilles parsemées de perles.

Andranodore interrogea le prisonnier.

— Vous avez, dit-il, proposé à Callon la nuit dernière de plonger un poignard dans le sein du jeune roi. Il est impossible que vous ayez médité ce crime à vous seul. Vous avez dû vous entendre avec d’autres personnes plus importantes que vous.

— En effet, dit Théodote, j’ai eu des complices.

C’était un homme du peuple, petit et brun, à l’apparence énergique. Deux prunelles couleur de feu, profondément enfoncées sous l’arcade des sourcils, jetaient, pareilles à des torches, des lueurs intermittentes sur son visage.

— Ces complices, nommez-les, fit Andranodore. Le visage de Théodote s’éteignit soudain. Il resta muet en face de la famille royale.

— Vous ne voulez pas parler ? reprit durement l’oncle d’Hiéronyme.

— Non, seigneur ; je ne dirai pas une parole de plus.

Mais il sursauta aussitôt. Sous ses pieds une trappe venait de s’ouvrir, d’où sortait tout un appareil de torture, des mains de fer qui s’appliquèrent sur ses mains, des cercles hérissés de clous pointus qui emprisonnaient ses genoux, ses reins, sa poitrine. Immobilisé de la sorte, il restait sans pouvoir faire un mouvement, n’ayant plus de libre que la tête et les épaules.

— Parlerez-vous maintenant ? dit Andranodore.

Théodote refusa du front. Alors Hiéronyme se pencha vers son oncle.

— Le taureau d’airain ! murmura-t-il.

Ce taureau était un instrument de supplice pareil à celui qu’avait fait exécuter Phalaris d’Agrigente pour offrir des sacrifices au dieu Moloch. Les victimes humaines enfermées dans ses flancs y étaient consumées peu à peu, et leurs gémissements passant à travers l’airain sonore, se transformaient en une musique étrange, tour à tour effroyable ou suppliante, tandis que les flammes lentement dévoraient leurs chairs.

La bête énorme fut approchée ; elle semblait vivante, tant ses naseaux et sa croupe avaient les frémissements de la nature. Théodote s’y glissa docilement, et le brasier au-dessous fut allumé.

D’abord on n’entendit rien. Les princesses entre elles se regardaient avec inquiétude : si le coupable allait succomber sans avoir révélé le nom de ses complices ! Mais les bourreaux qui se tenaient autour, ayant deviné leur crainte, les rassurèrent :

— Il gémira tout à l’heure, dirent-ils, lorsque les flammes lui arriveront sous les genoux.

Ils ne se trompaient pas en effet. Au bout d’un instant les premières plaintes se firent entendre, confuses d’abord puis de plus en plus hautes et éperdues. Pour en augmenter l’intensité, on introduisit deux flûtes d’ivoire dans les narines du taureau de bronze, et dès lors ce fut un concert formidable où semblaient s’enfler et gémir ensemble toutes les voix de toutes les douleurs. Rugissements du fauve, aboi du chien en détresse, lamentations de la bête surprise et qui veut fuir et que retient la méchanceté du chasseur, tout cela grondait et ululait à la fois dans une sauvage orchestration. Le formidable concert emplissait la vaste chambre, frappait de ses notes révoltées et lugubres, de ses bourdonnements de rage et de colère, les parois retentissantes. Et longtemps cela continua ainsi ; longtemps la voix du supplicié, en passant par les narines de bronze où tremblaient les flûtes d’ivoire, emprunta toutes les clameurs de la nature, évoqua toutes les souffrances terrestres. Puis il y eut un silence ; — et un seul cri, un seul, aigu et terrible, résuma cet accord de plaintes : le cri de l’homme pris à la gorge, étreint et violenté par la mort.

— Vite, qu’on le retire ! fit Hiéronyme.

Il était temps. Le corps de Théodote ne formait plus qu’un tison fumant et noirci ; à peine discernait-on son visage au milieu des crins hérissés de sa barbe et de ses cheveux. Cependant il eut encore le courage de dire :

— Je ne parlerai point. Pourquoi ne pas m’avoir laissé mourir là ?

Alors Andranodore, les deux princesses, le jeune roi, les bourreaux, tous eurent la même inspiration féroce :

— Qu’on l’attache à la roue ! la roue le fera bien céder !

Cela, c’était la plus terrible épreuve, celle à laquelle il n’existait pas d’exemple qu’on eût résisté. Théodote fut attaché au moyeu de la roue, dont les rayons, s’élargissant soudain, firent craquer et se disjoindre ses membres. Il subit en silence un premier tour, puis un second ; mais au troisième il se rendit :

— Assez ! Assez ! cria-t-il. Je dirai tout.

On le mit debout, et, les yeux dans ceux d’Andranodore, il prononça un nom à voix basse :

— Thrason !

— Ah ! Ah ! fit Andranodore. Je m’en doutais. Thrason, cet affidé de Rome que l’on a voulu, absolument nous imposer parmi les quinze tuteurs du trône. Qu’en pense Hiéronyme ? fit-il en se retournant vers le jeune roi.

Hiéronyme eut un éclair de fureur dans son œil lassé…

— Qu’on aille l’égorger à l’instant ! fit-il.

Cependant sa vengeance n’était pas satisfaite encore. Lui-même, il se mit à interroger le prisonnier.

— D’autres ! Nommez-en d’autres !

Et Théodote, de sa bouche convulsée, de ses lèvres à demi rongées par les flammes, laissa tomber d’autres noms encore, les noms de plusieurs satellites au service du jeune prince ; et, à mesure, Andranodore envoyait un bourreau les exécuter.

— Est-ce tout, cette fois ? demanda Hiéronyme.

Théodote ne disait plus rien. Depuis une minute son visage se décomposait, son regard se voilait ; il allait mourir. Cependant une volonté impérieuse, quelque chose de plus puissant que son destin, le tenait encore debout, en face de la famille royale. Qu’attendait-il ?… La porte s’ouvrit. Les bourreaux rentrèrent, annonçant que justice était faite. Alors Théodote se dressa, et rassemblant ses forces, bavant de douleur, il cria ceci à la face du roi, à la face des deux princesses et d’Andranodore :

— J’ai menti ! Ni Thrason, ni les satellites n’étaient coupables. Les vrais coupables, leurs noms, vous ne les connaîtrez jamais. Ils se sont fiés à moi et si bien ils savent qu’ils ne seront pas trahis, qu’à cette heure ils se promènent librement dans Syracuse, humant l’air tiède et le soleil.

Un éclat de rire guttural sortit du trou noir de sa bouche.

— Qu’on le fasse mourir ! hurla Hiéronyme.

Mais c’était inutile. Théodote, s’abattant sur les dalles, venait de rendre le dernier soupir.


Chapitre ii


ussitôt que Praxilla eut rejoint Dorcas dans la cité souterraine, elle l’entraîna vers le socle brisé d’une colonne où ils s’assirent côte à côte. Jamais l’hiérophantide n’avait paru aussi agitée sous ses voiles. Son cœur, en battant, dérangeait les plis de l’étoffe, comme un oiseau enfermé. Avant d’avoir repris haleine, elle se tourna vers l’ami qui l’écoutait, et lui dit d’une voix palpitante :

— Dorcas ! oh ! combien il me tardait de vous revoir, Dorcas !

Dorcas ne répliqua rien ; il craignait que l’accent passionné de ses paroles ne trahît à son tour la secrète ardeur de ses sentiments ; c’était bien assez que son visage pût être pénétré par les yeux voilés de l’hiérophantide, qu’elle vît son trouble, son émotion grandissante, chaque fois qu’il se retrouvait auprès d’elle. D’ailleurs elle allait parler encore ; s’expliquant avec plus de calme, elle reprit :

— Avec la mort d’Hiéron, que de choses changées autour de nous ! Je ne vous ai pas vu depuis la veille de ce triste jour. Nous nous étions rejoints dans le passage secret, près du Portique. Vous en souvenez-vous ? Et vous me disiez : Zeus soit loué de prolonger ainsi l’existence d’un si bon roi !

— Je m’en souviens, fit Dorcas. Hélas ! il ne faut jamais se flatter des bénédictions divines, car jamais on ne les mérite entièrement. Sait-on, lorsqu’on se félicite de voir la lumière, si le lendemain on ne sera pas plongé dans les ténèbres ?

Praxilla poussa un profond soupir :

— C’est vrai ! Les dieux dispensent eux-mêmes aux peuples les bienfaits et les châtiments, et souvent leur main droite qui tient la Justice est plus largement ouverte que la gauche qui tient la Clémence. Croyez-moi, Dorcas, le moment est proche où il faudra des holocaustes humains pour apaiser la colère du grand Zeus.

Sa voix charmante avait pris une intonation prophétique. Dorcas tressaillit :

— Qu’est-ce qui vous fait parler ainsi, Praxilla ? L’Éponyme vous aurait-il donné un avertissement secret ?

— Non. Rien ! Aucune parole n’est sortie de ses lèvres, si ce n’est qu’il nous a recommandé à toutes de redoubler de ferveur dans nos supplications. Mais le danger qui menace Syracuse est certain ; j’en ai reçu des signes qui ne concordent que trop avec l’inquiétude publique. Presque chaque nuit, mon sommeil est troublé par des rêves extraordinaires : je vois une pluie de sang tomber sur la ville, et des épis flamboyants comme des glaives se lever dans les sillons. Oh ! Dorcas, la guerre est prochaine, la cruelle guerre…

Un sanglot gonflait sa poitrine. Et Dorcas, habitué à la connaître d’après les moindres tressaillements de ses gestes et de ses paroles, restait immobile et muet auprès d’elle. Une surprise indicible le prenait à voir pour la première fois s’affaiblir l’âme énergique de l’hiérophantide. N’avait-elle pas été élevée comme lui, comme eux tous, les Doriens et les Doriennes de Syracuse et de Sparte, dans l’idée, dans l’espoir même de la bataille qui avait affermi leur empire sur la surface du monde et augmenté leur patrimoine de gloire ? Et Praxilla, par le fait même de son sacerdoce, n’était-elle pas plus que personne désignée pour professer, pour encourager l’héroïsme ?

Cependant la jeune prêtresse s’était rapprochée de lui dans un gracieux mouvement d’abandon :

— Rassurez-moi, Dorcas ; dites-moi que mes terreurs sont vaines !

— Je le voudrais, répondit Dorcas, mais je ne saurais mentir. Vos rêves, Praxilla, sont frères de mes pressentiments. Ils vous disent ce que me disent mes pensées quand je détourne mes yeux du présent pour les reporter sur l’avenir. Et le présent même est plein de ténèbres ; en pourrait-il être autrement avec un prince aussi monstrueux que celui qui nous gouverne ? Des oreilles qui ne savent point écouter, une bouche qui ne s’ouvre que pour l’insulte, la personne du monarque presque toujours inaccessible, et un raffinement de débauche, une cruauté sans exemple parmi les hommes : voilà à peu près de quelle manière s’est révélé jusqu’à présent à ses sujets le successeur du noble et vertueux Hiéron. Il semblerait qu’il s’applique à défaire tout ce qu’avait fait son aïeul. En dépit d’Archimède et de moi, il a rappelé au palais l’orfèvre Orthon qui en avait été chassé ignominieusement, ayant été convaincu de supercherie. Encore n’est-ce là qu’un trait qui pourrait passer pour de l’enfantillage. Une chose plus grave, c’est qu’il a rappelé aussi d’Afrique son ancien précepteur Himocrate, que le peuple avait banni jadis, et qui cingle en ce moment vers l’Île avec son frère Épicyde.

— Comment ? dit Praxilla en tressaillant, Himocrate va revenir ? Mais alors c’est le parti de Carthage qui va se trouver fortifié et rétabli dans l’enceinte même de la ville !

— Oui, et ce n’est là que la moitié du danger : si Carthage nous menace, Rome n’est pas moins à craindre. Depuis qu’au théâtre, devant le peuple assemblé, Andranodore, prenant l’enfant par la main, le proclama roi malgré les huées de la multitude, Hiéronyme et son oncle n’ont pas cessé de mettre sur le compte des émissaires romains ce qui a été tenté de divers côtés pour abolir leur fortune. Bref, ils cherchent par tous les moyens possibles à perdre l’amitié de Rome que le vénérable Hiéron avait eu tant de peine à conquérir. Savez-vous comment Hiéronyme a reçu la dernière ambassade que le consul Marcellus lui a envoyée pour lui proposer de renouveler l’alliance qui avait subsisté entre Rome et son aïeul ? En demandant à l’envoyé de Marcellus des nouvelles de la journée de Cannes. Voilà certes une injure qui ne sera pas facilement oubliée.

L’hiérophantide ne put dissimuler un geste d’impatience.

— Mais les tuteurs, les quinze tuteurs que l’on avait imposés à ce jeune insensé, que font-ils donc ? Où sont-ils ?

— Plusieurs se sont exilés volontairement ou ont eu recours au suicide plutôt que de subir tant de caprices odieux. Les autres n’osent parler. En réalité, c’est l’épais Andranodore qui règne et gouverne, tout en laissant Hiéronyme remplir les offices extérieurs qui flattent sa vanité.

— Zeus puissant, à quoi penses-tu ? soupira l’hiérophantide.

Dorcas ne disait plus rien. Il regrettait presque de s’être laissé aller à retracer devant les yeux de Praxilla le tableau de ce qu’il voyait tous les jours. Encore avait-il atténué à dessein certaines couleurs trop vives touchant aux débordements du jeune Hiéronyme, et des deux princesses. Maintenant il se taisait. L’hiérophantide, la tête entre ses mains, semblait plongée dans une méditation profonde. Sans doute songeait-elle aux moyens de défendre la ville, de la préserver contre la double menace qui planait sur elle aujourd’hui. Que de fois ensemble, au temps de la paix, ils avaient causé de ces choses, soulevé d’une main hardie le masque de l’avenir ! Et toujours une même pensée, un même enthousiasme leur avait suggéré les mêmes résolutions : se sacrifier entièrement, corps et âme, pour le bien de la patrie.

Aurait-elle changé depuis lors, l’hiérophantide ? Certes, Dorcas ne le croyait point. Mais combien il la trouvait différente de ce qu’il en attendait ! Combien il la sentait émue, chancelante sous ses voiles ! Qu’allait-elle lui dire à présent ? Le grand silence de l’hypogée pesait sur eux ; la lumière blanche les enveloppait. En face du tombeau où ils étaient assis, un des autels de Perséphone étalait sa pierre grise et nue ; et c’était l’autel même où naguère Praxilla avait effeuillé le sang de sa couronne de pavots…

Elle releva la tête enfin, et sa bouche laissa tomber un seul mot, lentement :

— Dorcas !

Ainsi, c’était lui qu’elle appelait, lui à qui elle songeait. Il tressaillit.

— Dorcas, pardonnez-moi, excusez-moi de vous parler de vous-même. Mais je voudrais vous faire une prière. Je sais que vous êtes brave, que votre témérité peut aller jusqu’à l’imprudence. Et dans ce palais où se commettent tous les jours tant de crimes, vous n’êtes pas en sûreté, Dorcas.

Il la regarda cette fois avec une angoisse étonnée :

— Praxilla, dit-il, ma vie ne doit pas compter en un tel moment.

Alors elle se reprit et, plus doucement :

— C’est pour le bien de la ville, pour notre Syracuse tant aimée que je vous dis cela. Si vous devez mourir, que ce soit du moins en la défendant, mais non par le fait d’une volonté inepte et tyrannique !

Ses mains s’étaient jointes, ses mains si pures qui étaient tout ce qu’il connaissait d’elle… Il détourna les yeux pour ne pas se laisser amollir ; elle continua :

— Promettez-moi de quitter le palais et de vous établir aux Épipoles. Croyez-moi, votre place est là ; là, vous serez à l’abri des caprices du tyran, en même temps que vous pourrez plus aisément prévenir et repousser les attaques. Il faut le faire, il le faut avant l’arrivée d’Himocrate et d’Épicyde. Après il serait trop tard ; car leur premier soin, n’en doutez pas, sera de vouloir prendre par eux-mêmes possession de ce poste important.

— Vous avez raison, dit Dorcas. Les Épipoles sont en effet la clef de la défense de la ville. J’irai m’y établir dès demain, tandis qu’Hiéronyme ne songe pas encore à me retirer les pouvoirs que m’avait conférés Hiéron.

Praxilla se leva. Et Dorcas sentit qu’un grand apaisement s’était fait en elle.

— Venez, suivez-moi, murmura-t-elle tout près de sa bouche.

Elle le conduisit au pied de l’autel gris et nu de Perséphone. Là, elle le fit se prosterner à ses côtés ; et sa voix vibrante, qui si souvent avait ému Dorcas jusqu’aux entrailles, résonna de nouveau sous les voûtes de la ville funèbre :

— Ô Déesse, voici que je t’amène Dorcas. Dorcas est à genoux près de moi devant ta majesté suprême. Prends-nous tous les deux, accepte le sacrifice de nos deux vies, fais que nous mourions ensemble pour le salut de notre patrie commune.

Elle s’arrêta, et reprit d’une voix plus vibrante encore :

— Ô Déesse, toi qui parcours le cycle tour à tour lumineux et sombre du Cosmos, tu lis au fond de nos cœurs, car on ne peut rien te cacher, à toi l’auguste souveraine de nos destins ! Toi seule as pénétré notre inquiétude : tu sais que j’aime Dorcas et que Dorcas m’aime. Tu sais que j’aime Dorcas d’un profond et insurmontable amour. Tu as vu mes larmes, mes ardeurs, mes ravissements. J’aime Dorcas plus que l’ivresse de la lumière, plus que la beauté immarcescible des flots. Je l’aime au point de ne pouvoir lui taire mon secret, et, tu le vois, Déesse, c’est à tes pieds que je viens lui en faire l’aveu. Je serais morte cent fois plutôt que de lui dire mon amour face à face, si tu n’étais entre nous pour nous protéger. Mais tu es notre égide et notre sauvegarde ; tu ne permettras pas que jamais rien d’impur, rien de sacrilège, se glisse entre nous. Tu exalteras au contraire nos volontés jusqu’à la hauteur du sacrifice que nous t’offrons ici, dans ta ville souterraine, ô Perséphonéia, pareils à deux fiancés de la mort. Et tu nous donneras des forces nouvelles pour garder dans la connaissance de notre amour la même sagesse que dans notre état d’ignorance, alors que chacun de nous se croyait seul atteint du mal qui nous consume tous deux.

« Ô Déesse ! entends les sanglots de Dorcas qui s’échappent, lourds et convulsés, de sa poitrine, comme un torrent inapaisé. Reçois ces sanglots de mon amant, ô Déesse ! Reçois-les dans ton sein, aux délices intimes de ton âme, ces larmes sacrées de l’amour que ne peuvent recevoir ni le sein ni l’âme de l’hiérophantide sur lesquels tu as apposé ton sceau… »


Chapitre iii


iéronyme dormait encore quand Himocrate et Épicyde, qui avaient débarqué dès l’aube par le Trogilos, au nord de la ville, firent leur entrée dans le palais. Himocrate n’avait pas vieilli pendant ses années d’exil ; c’était toujours le même soldat brûlé par le soleil d’Afrique, aux prunelles claires dans un visage basané, à l’allure froide et hardie. Quant à Épicyde, il semblait avoir été fait avec les rebuts de la personne de son frère ; petit et court, il avait la physionomie neutre, le poil rare, un air de dissimulation et de gêne. Derrière Himocrate, il avait plutôt l’aspect d’un courtisan que d’un allié ; il marchait dans la trace de ses pas et copiait son attitude sur la sienne.

Quand ils eurent été introduits dans la salle qui précédait immédiatement la chambre où couchait le jeune prince, Himocrate, d’un coup d’œil, prit connaissance du lieu. Il vit combien tout était plus somptueux et plus riche qu’au palais d’Ortygie, anciennement habité par Hiéron. Et il ne s’en étonna point. Il savait d’avance, en regagnant Syracuse, à quel degré exact de corruption son ancien élève devait être arrivé. L’orgueil, la cruauté, la luxure n’avaient pu manquer d’accomplir leur œuvre. Ici tout parlait de mollesse et de volupté. Les sièges étaient façonnés de telle sorte qu’il était impossible de s’y tenir autrement que couché ; les peintures, les sculptures ne représentaient que des scènes ou des images lascives. Au fond, un groupe d’une exécution admirable montrait l’enlacement pernicieux d’un Silène et d’un jeune faune ; le vieillard et l’enfant, agrippés à la crête d’un rocher, redressaient leurs torses d’un même mouvement convulsé ; et tant de vie était en eux qu’on devinait courir la moelle au long des échines de marbre. Il y avait aussi la statue d’Hiéronyme en Bacchus et celle de Callon en Ganymède ; l’un et l’autre se faisaient face aux deux angles de la salle. Hiéronyme avait posé, vêtu d’une légère chlamyde qui dissimulait la plastique défectueuse de son corps ; mais Callon était nu — nudité admirable à laquelle pouvaient se comparer seulement les plus purs chefs-d’œuvre inspirés à Praxitèle par la beauté triomphante des éphèbes ! Un curieux tableau à la cire occupait toute la paroi médiale, évoquant l’histoire de Pasiphaë. Un vase de porphyre, monté sur des griffes d’or, contenait dans ses flancs, en transparence, les formidables amours du Cyclope et des nymphes Etnéides ; — et, comme si c’eût été l’odeur même de tant de luxures évoquées, des jacinthes invisibles, macérant dans du suc de jusquiame au fond du vase, épandaient une haleine tiède et lourde dont les cerveaux étaient envahis.

— Le roi tarde bien à venir, murmura craintivement Épycide.

— Qu’importe ? fit Himocrate en levant les épaules.

Mais un rideau se souleva et Hiéronyme parut. Il était seul et, malgré l’intimité de l’heure, avait déjà coiffé le diadème. Il avança lentement, et sourit aux deux hommes d’un sourire froid et compassé.

— Enfin ! leur dit-il, vous venez m’aider à me débarrasser de mes ennemis.

Et tout de suite il s’expliqua sur ses désirs ; la fantaisie de jouer au conquérant le prenait. Dès le lendemain on partirait pour Léontium, passer en revue les troupes du général Dinomède qui avaient été envoyées là-bas pour tenir tête à celles de Marcellus. Léontium, aux fertiles vallées plantées de céréales, ne pouvait devenir la nourrice, la pourvoyeuse de Rome, alors que Syracuse en était maîtresse depuis plus d’un siècle. C’était cette domination qu’il importait de rétablir d’une façon inébranlable.

— Certes ! dit Himocrate, voilà qui est parfait. Mais les tuteurs, les nombreux tuteurs que vous a imposés Hiéron, les avez-vous consultés ?

Hiéronyme, qui s’était couché, se redressa :

— Inutile ! Mes quinze ans sont révolus depuis hier. Hier c’était le jour anniversaire de ma naissance, et je l’ai passé à boire du vin de Byblos avec mon ami Callon. Mais auparavant j’ai fait acte de souverain, je me suis débarrassé de mes tuteurs, et l’on en a tué deux ou trois dont la fidélité m’était suspecte.

— Et votre oncle Andranodore ? risqua Épicyde.

— Oh ! lui et moi nous avons toujours été d’accord. Vous savez qu’il déteste les Romains. C’est lui-même qui gardera la citadelle pendant notre absence, et Dorcas veillera sur le reste de la ville, du Fort Euryale où il est installé déjà.

— Ah ! fit Himocrate, vous avez laissé Dorcas prendre possession de mon ancien poste ?

— Parfaitement, et d’autant plus volontiers que sa présence me gênait dans le palais. Y trouveriez-vous à redire ?

Il regardait Himocrate d’un air arrogant. Mais de ses prunelles claires l’Africain soutint ce regard ; et le jeune tyran détourna les yeux : il avait retrouvé son maître.

— Nous causerons de cela plus tard, répondit Himocrate. Pour l’instant, Épicyde et moi nous allons tout préparer en vue de l’expédition. De quelle façon, avez-vous l’intention de vous rendre à Léontium ?

— À cheval. La distance n’est pas longue : une trentaine de milles romains, tout au plus. Cela me reposera de mes courses en char.

Il se leva et regagna sa chambre ; et l’on entendit, familière, la voix de Callon qui disait :

— Alors, c’est sérieux ? On va aller se faire tuer là-bas ?

— Quel risque y a-t-il ? répondit Hiéronyme. Himocrate et Épicyde m’accompagnent ; et d’ailleurs tu seras près de moi pour me protéger !

Le lendemain, le jour s’était levé radieux sur Syracuse. On avait vu s’éloigner sous une des arches de l’Hexapyle le roi et sa suite, si nombreuse que les pas des chevaux dans la poussière de la route faisaient monter un nuage blanc qui obstruait l’air.

— C’est égal, disait Gullis (elle s’était rendue jusque-là pour voir défiler le cortège), moi, à la place du jeune tyran, je ne partirais pas tranquille. A-t-on jamais vu un prince s’en aller en guerre sans avoir fait un don à la Fortune ?

— Par Hermès ! — répondit un marchand d’olives, — Hiéronyme est d’avis que les dieux n’ont pas besoin qu’on leur fasse de présents. L’argent est bien mieux placé entre ses mains. Puis ce n’est pas une vraie guerre, un simulacre seulement. Une fois ses troupes passées en revue pour la forme, le tyran reviendra. Et gare alors à ceux qui ne se trouveront pas là pour l’applaudir !

La figure jaune d’Orthon apparut parmi les groupes.

— Et qui donc n’applaudirait pas un jeune prince aussi courageux ? Ne voilà-t-il pas la meilleure réponse aux calomnies qu’on se plaît à répandre contre lui ? Il pouvait rester tranquillement dans son palais à jouir de toutes les délices, et, au lieu de cela, il part, il va au secours d’une de ses possessions menacées.

— À votre aise ! reprit le marchand. Pourvu au moins qu’en défendant Léontium contre les Romains il ne la livre pas à Carthage !…

Cependant, il semblait que le départ du tyran eût soulagé toutes les poitrines. La gaieté du peuple, contenue depuis la mort d’Hiéron, resurgissait brusquement ; et c’était comme un jour de fête où les gens dans les rues, sur les places, le long des deux ports, se promenaient librement, causaient à voix haute, respiraient sans crainte. Vers le soir, un orage violent éclata ; une nuée rouge enveloppa la ville ; au-dessus du cap Plemmyrium les éclairs se succédaient avec une rapidité effroyable, illuminant la mer dont les flots convulsés paraissaient noirs. Alors les promenades furent vidées en un instant, et chacun en hâte s’enferma dans sa demeure.

Tout dormait depuis longtemps, lorsque sur les hauteurs de l’Hexapyle la galopade effrénée d’un cheval se fît entendre ; ce fut comme une trombe qui traversa d’un seul jet Tyché, l’Achradine, et qui vint s’abattre devant la citadelle, au seuil d’Ortygie. Un mot de passe fut donné, les portes s’ouvrirent. Et Callon, rompu et fumant, courut jusqu’auprès d’Andranodore.

Hiéronyme venait d’être assassiné. Cela s’était fait en un tour de main, si promptement que l’on ne s’en était aperçu que lorsqu’on avait vu le jeune roi abattu par terre, ensanglanté. Arrivé à Léontium, il avait été obligé de descendre de cheval pour traverser une rue en pente, très étroite, qui conduisait au forum où il devait rejoindre les troupes commandées par le général Dinomède ; ses satellites le suivaient, mais, l’un d’eux s’étant arrêté pour remettre un lien de sa chaussure, Hiéronyme pendant une seconde était resté seul. Alors quelqu’un, sortant d’une maison voisine, s’était jeté sur lui : un coup de poignard, et le nouveau tyran de Syracuse avait rendu l’âme.

— Il n’y a pas une minute à perdre, dit Andranodore. La ville se soulèvera et réclamera son indépendance aussitôt qu’elle apprendra la mort d’Hiéronyme ; il faut s’assurer avant tout du grenier aux vivres : un peuple affamé est vite soumis.

Callon, épuisé, ne disait plus rien. Il s’était couché sur un tapis, ses bras nus noués au-dessus de sa tête ; et l’on voyait, sous sa chlamyde rouge, son cœur tressauter dans sa poitrine. Était-ce la rapidité de la course, le chagrin d’avoir perdu le camarade royal de ses jeux et de ses plaisirs ? Andranodore ne s’en inquiéta point. Il remit au lendemain les larmes vaines et courut prévenir les hoplites. Mais au milieu de la nuit la ville fut réveillée en sursaut. Des appels aux citoyens, des cris d’alarme remplirent tout à coup le silence. Himocrate et Épicyde arrivaient à leur tour, bride abattue, secouant au-dessus de leurs têtes les vêtements d’Hiéronyme, sanglants drapeaux qu’ils agitaient dans les demi-ténèbres de cette nuit fatidique. Et aux fenêtres des maisons, sur les terrasses des toits, dans la rue, les habitants se montraient, effarés, inquiets, ne sachant encore s’ils devaient maudire ou exalter le sort qui les délivrait de la tyrannie. Minute d’anxiété, où l’âme de Syracuse flottait dans le vide, incertaine, comme un oiseau, échappé de sa cage ouverte, ne sait où poser son vol.


Chapitre iv


’effervescence était à son comble. Andranodore, accusé d’aspirer à la tyrannie, avait été exécuté brutalement comme il se rendait au Timoléontium pour y expliquer sa conduite. Et les deux princesses, réfugiées aux autels secrets de leur palais, avaient subi le même sort, bien qu’elles eussent supplié et imploré grâce, au nom de leur père Hiéron dont la mémoire était vénérée. Mais c’était justement le souvenir des vertus de l’ancêtre qui rendait plus odieux à la multitude les vices de ses descendants. On avait juré l’extermination de toute la race des tyrans et décidé que ce sang, jusqu’à la dernière goutte, serait répandu.

Mais quelle était la main qui avait frappé Hiéronyme ? Cette fois encore il avait été impossible de savoir comment s’était ourdi le complot ; les Syracusains en rejetaient la responsabilité tour à tour sur les Romains et sur les Carthaginois. Dans cette incertitude les partis se formaient, la population se divisait en deux camps : tout ce qui était soldat détestait le nom de Rome, et les bourgeois en majorité professaient la même haine pour Carthage. Himocrate et Épicyde avaient profité du trouble général pour se faire nommer préteurs et introduire leurs troupes dans la ville. On voyait maintenant les emblèmes guerriers des Africains, les cavales aux crins hérissés, se mêler aux jeunes Victoires ailées peintes sur les étendards. Et Marcellus continuait à envoyer message sur message à Syracuse pour démentir les intentions belliqueuses qu’on lui prêtait, et offrir de nouveau l’alliance de Rome.

Il fallait prendre un parti pourtant. Le temps passait, augmentant le désarroi et l’anarchie ; l’assemblée du peuple fut convoquée.

Ce jour-là, dès le matin, Orthon allait et venait sur l’immense place du Timoléontium. Pour ceux qui auraient observé son manège, il eût été visible qu’il s’était mis aux gages d’Himocrate. N’était-ce pas là d’ailleurs la meilleure manière de poursuivre sa vengeance contre Dorcas qui avait toujours été opposé à la politique africaine d’Hiéronyme ? Puis le Carthaginois était généreux ; il n’y regardait pas à récompenser largement les services rendus. Si lui et Épicyde avaient été nommés préteurs, c’était en grande partie aux habiles manœuvres de l’orfèvre qu’ils le devaient. Maintenant il s’agissait de gagner une bataille plus grosse encore et d’assurer définitivement dans Syracuse la suprématie de Carthage.

Peu à peu l’on arrivait sur le Timoléontium. À partir de seize ans, tout citoyen avait le droit de prendre part aux débats. Et l’on voyait les vieillards et les jeunes hommes se coudoyer dans un même empressement inquiet. C’était là qu’ayant recours au Pétalisme, les Syracusains quelques années auparavant avaient banni Himocrate. Que les choses étaient changées depuis ! Il semblait qu’en perdant le bon roi Hiéron le peuple eût perdu le sentiment de sa liberté, et que, livré à ses propres forces, il ne sût plus la défendre.

Cependant du haut de l’estrade les harangues succédaient aux harangues. Le magistrat Apollonide venait de prendre la parole à son tour et on l’écoutait, car il passait pour incapable de se laisser suborner. Il parlait, un peu penché sur le peuple ; sa voix vibrait : « Jamais, disait-il, un État ne s’est trouvé aussi près de son salut ou de sa ruine. En effet, si tous d’un consentement unanime vous embrassiez le parti des Romains ou celui des Carthaginois, la paix comme par enchantement reparaîtrait dans vos murs. Mais le désaccord est entre vous, si bien que la guerre que se font avec tant de violence les Carthaginois et les Romains ne le cédera en rien en acharnement à la guerre intestine qui vous menace, puisque dans l’enceinte même de la ville chaque parti a ses troupes, ses armes, ses généraux. Laquelle, me direz-vous, des deux alliances serait la plus utile ? Cette question, si importante qu’elle puisse être, n’est pourtant que d’un intérêt secondaire : n’avoir qu’un seul sentiment, tel devrait être le but de tous les efforts. Toutefois l’autorité d’Hiéron doit avoir dans vos souvenirs plus de poids que celle d’Hiéronyme pour le choix des alliés ; et l’amitié de Rome, dont on a fait pendant cinquante ans une si heureuse épreuve, ne devrait-elle pas être préférée à celle d’une nation aujourd’hui incertaine, autrefois perfide ? Enfin, une autre considération décisive, c’est que vous pouvez vous refuser à tout accord avec les Carthaginois sans entrer en guerre avec eux, tandis qu’avec les Romains il vous faut immédiatement avoir ou la paix ou la guerre. Choisissez ! »

Il y eut un grand tumulte. Les paroles d’Apollonide avaient resserré le dilemme entre les griffes duquel se débattait l’opinion. De violents débats s’engageaient parmi la foule. Orthon courait d’un groupe à l’autre, excitant le zèle des partisans de Carthage, cherchant à convertir en prosélytes ceux qui restaient encore indécis. Mais il n’était pas toujours bien reçu. Le prestige indéfectible de Rome, son appui contre l’ingérence africaine, c’était là pour beaucoup — pour l’élite des délicats qui s’obstinaient à appeler les Africains des « Barbares » — c’était là de quoi faire pencher la balance de l’autre côté. Les noms de Marcellus et d’Annibal cinglaient l’air, résonnaient comme des fanfares, semblaient deux épées qui s’entre-croisaient au-dessus des milliers de têtes. Et les gestes menaçants et passionnés ponctuaient les paroles. Des pugilats s’esquissaient de proche à proche. Des horions furent échangés. Et dès lors la mêlée devint générale.

On se battait, ou se battait sur l’immense place publique de Syracuse ; on se battait avec une ardeur sauvage, sans ordre, sans discernement, sans souci de savoir où tombaient les coups. Du sang jaillissait des faces convulsées ; du sang fusait à travers les poings fermés, à travers les bouches ouvertes ; le bruit des membres cognés, le heurt des épaules furieuses remplaçaient l’harmonie des paroles, tout à l’heure distinctes. Sous un ciel très clair, qui rendait plus flagrants les moindres mouvements de la multitude, devant le tombeau de Timoléon couronné de roses, entre les statues de la Concorde et de l’Abondance dont les visages paisibles souriaient au peuple, on se battait avec rage, avec frénésie. Et il y avait déjà des vides entre les fronts serrés et noirs ; entre les corps tassés et grouillants il y avait, çà et là, la place étroite d’un cadavre…

Depuis qu’Apollonide en était descendu, l’estrade était inoccupée. Tout à coup, on y vit surgir, escortée par Dorcas, la haute stature d’Archimède. Il étendit les bras ; et ce fut comme si l’image de la patrie avait apparu devant la foule. Depuis la mort d’Hiéron et le massacre de la famille royale, l’illustre savant s’était tenu à l’écart dans Ortygie désertée. Il avait vieilli avant qu’on s’en aperçût, et sa barbe, toute d’argent maintenant et qui semblait moins épaisse, formait une auréole lumineuse autour de sa bouche. Dans la pauvreté volontaire de ses vêtements, dans l’auguste simplicité de ses gestes, il évoquait les belles époques de la liberté ; il reposait les yeux de tant de luxe insolent, de tant de débauches éhontées qu’avaient étalés, au mépris des traditions de leur race, le jeune Hiéronyme et les deux princesses. Et, les mains étendues sur la foule subitement calmée, Archimède parla aux Syracusains comme s’ils eussent été ses enfants :

« Est-il possible que vous en soyez venus là ? Que des Syracusains se battent pour autre chose que pour la défense de leurs droits ? En me rendant au milieu de vous, je croyais n’entendre qu’un seul mot tomber de vos lèvres : Syracuse ! Et j’entends au contraire l’Agora résonner des deux noms les plus redoutables à la cause syracusaine : les noms de Rome et de Carthage ! Pensez-vous vraiment qu’il soit nécessaire de vous livrer à la protection humiliante de l’étranger et de mettre entre ses mains, sous sa sauvegarde, les intérêts les plus sacrés de la patrie ? On se réclame d’Hiéron, pour vouloir vous imposer l’alliance de Rome. Or qu’a fait Hiéron, je vous le demande, si ce n’est de travailler avec prudence, mais d’un infatigable effort, à dégager la ville de tout tribut ? Et le plus beau jour de son règne n’a-t-il pas été celui où, rendant grâces aux dieux, il put annoncer à son peuple que la dernière redevance était levée enfin ? Ce jour-là, dans son profond amour pour la justice, dans le sentiment qu’il avait d’avoir accompli sa tâche, il fut sur le point de déposer sa couronne sur l’autel de Zeus et de rendre à son peuple la liberté. Que dirait-il, maintenant que cette liberté vous est acquise, de vous en voir faire un si pitoyable usage ? Oui, que dirait-il, le noble et tutélaire Hiéron, de voir la ville livrée à des bandes de mercenaires qui l’infestent, et de vous trouver changés à ce point que des Gaulois aux gages de Carthage ou des Celtibériens à la solde de Rome vous dictent leurs volontés, et soufflent à travers vous leurs discordes ? Ah ! plutôt que de vous exterminer entre vous pour savoir si vous devez faire le jeu de l’un ou de l’autre des partis ennemis, songez à redevenir vous-mêmes, et commencez par chasser hors de vos murs toute cette tourbe qui vous divise. Je vous le dis avec certitude : jamais le calme ne renaîtra dans Syracuse, tant que vous supporterez ces éléments étrangers dans la ville et dans l’armée. Pourquoi hésiteriez-vous ? Serait-ce la perspective d’une guerre qui vous fait peur ? Je ne puis le croire : n’est-il pas de tradition chez tous les peuples doriens de regarder la paix comme un luxe acquis au prix de beaucoup de sacrifices, et la guerre comme une nécessité fatale ? En tout cas, je vous le répète : n’importe quel danger dont vous pourriez être menacés du dehors serait préférable aux convulsions de la guerre civile, à cette lutte fratricide qui vient de faire couler votre sang et qui ne tarderait pas à vous décimer. »

Archimède se tut ; mais il resta debout sur l’estrade, contemplant la multitude. Un souffle d’air pur qui eût traversé l’atmosphère et dissipé les miasmes malsains, n’eût pas agi plus efficacement que les paroles frémissantes du grand vieillard rappelant les Syracusains à leur antique et salutaire amour pour la liberté. Le revirement s’était opéré tout à coup, sans transition, sans hésitation apparente. Dans le même instant toutes les bouches qui s’insultaient tout à l’heure avaient retrouvé l’unisson, et sur l’immense Timoléontium, devant le tombeau du plus ferme défenseur de la patrie, entre les statues harmonieuses de la Concorde et de l’Abondance, ce fut une seule clameur répercutée de quartier en quartier, portée jusqu’aux confins de Syracuse sur le front lauré des jeunes Victoires : « Nous ne voulons ni de Marcellus ni d’Annibal, ni de Rome ni de Carthage ! Nous voulons être nos maîtres et garder nos libertés intactes ! » Et le Pégase d’or, fier, indompté, aux narines frémissantes, à la bouche vierge du frein, le Pégase d’or, emblème d’une fierté jamais asservie, plus glorieusement sembla planer sur la ville.

La journée était déjà aux deux tiers écoulée ; mais il restait encore assez de temps pour mettre à exécution les résolutions qui venaient d’être prises. On courut à la fois sur les deux ports, où des bandes d’ouvriers cosmopolites, les bras nus, déchargeaient les marchandises ; à Ortygie, devant la citadelle où se tenaient les soldats ; chez les riches négociants de l’Achradine ; dans les villas somptueuses de Tyché, assises parmi les lentisques onduleux. Et partout, avec une impatience qui n’admettait pas de rémission, les mêmes questions étaient posées : « Êtes-vous citoyen de Syracuse ? Avez-vous le droit de prendre part aux délibérations de l’Assemblée ? — Non ? Alors retournez chez vous. Nous n’avons que faire de vos personnes ! » Et s’ils protestaient ou s’ils tardaient, on les expulsait de vive force, la lance au dos. Et bientôt l’exode commença. Par les routes larges on voyait défiler des chars noyés de poussière ; et des piétons encombrés de fardeaux s’en aller le long des champs, lentement, entre les haies fleuries de marjolaines.

Quand le soleil se coucha sur les eaux du Trogilos, la ville se trouvait purgée de tout élément qui fomentait en elle la discorde. Et Théophraste disait à Dorcas, près de qui il s’était rendu au Fort Euryale : « Voilà le premier acte sensé que le peuple ait accompli depuis la mort du grand roi Hiéron ; mais il était temps : l’or de Syracuse passait peu à peu aux mains des étrangers, son esprit subissait les influences les plus contraires ; et ses jeunes gens même se laissaient séduire par des femmes venues de loin qui ne cherchaient qu’à dissiper leur courage.

— Oui, répondit Dorcas, le mal est déjà peut-être plus profond qu’on ne le pense ; mais l’essentiel est que le ver ait été extirpé du fruit.


Chapitre v


raxilla était seule sous le Portique de la fontaine Aréthuse. Elle savait que la crise touchait à son terme. L’Éponyme lui avait dit la veille… En ce moment même dans la plaine heureuse de Cyané, près du temple de Zeus Olympien, l’ambassadeur de Marcellus et les magistrats de Syracuse décidaient ensemble de la paix ou de la guerre. Et cette partie décisive se jouait sur des malentendus, sur des mensonges. Les affaires de Léontium avaient tout à coup tourné au tragique ; les Romains s’étaient emparés brusquement de la ville qu’ils convoitaient depuis longtemps, et Himocrate en avait profité pour semer contre eux de fausses nouvelles, annonçant qu’ils avaient fait massacrer là-bas toutes les troupes syracusaines, tandis qu’il faisait lui-même massacrer les Romains sur les bords du fleuve Hyla. De part et d’autre on était exaspéré. Il fallait des excuses ou du sang.

Serait-ce la paix, serait-ce la guerre ? Praxilla se le demandait avec angoisse. Tout ce qui avait flotté à ce sujet dans son esprit depuis les premiers prodromes de l’agitation, tout ce qui avait été pressentiments, menaces vagues, intuitions confuses, s’évoquait maintenant à ses yeux avec la netteté d’une fresque éclairée par le soleil au fronton d’un édifice. La paix ? la guerre ? Et avec elles, avec l’une ou l’autre de ces choses, tout changé soudain dans la ville, tout changé dans le cœur des hommes, dans la destinée des femmes, dans l’avenir des enfants. La guerre ? Elle ne l’avait jamais vue autrement qu’en songe. Depuis qu’elle était entrée à quinze ans sous le saint Portique pour prendre le voile des Vierges, jamais le bruit même lointain d’une bataille n’était arrivé à ses oreilles. Pourtant le jour où l’Éponyme l’avait touchée au front en la ceignant du bandeau, il lui avait dit ces paroles : « Praxilla, fille de Thyménitès, le sort de la ville est entre vos mains. Veillez et priez nuit et jour avec vos compagnes. Que Persephonéia, dont le nom seul est redoutable, se laisse attendrir par vos supplications ; qu’elle préserve par votre entremise, la noble cité de Syracuse des ravages de la peste, du fléau de la famine, des surprises de la guerre. Vous êtes responsable devant le peuple de tous les maux qui peuvent fondre sur la patrie. » Et, depuis ce jour, elle n’avait jamais manqué d’invoquer avec ferveur la Déesse ; et ses compagnes, Zénophile au visage luisant, Anticlée et Rhénaïa, et Nais et Meltine, les deux sœurs jumelles, et Démo la brune, et la jeune Glaucé aux cheveux d’or avaient fait comme elle.

Mais en ce moment elle ne pouvait plus prier. Là-bas, au sommet des Épipoles, entouré de ponts-levis et de fossés, le Fort Euryale se dressait, isolé et héroïque, comme une sentinelle en vigie qui seule eût attendu le choc formidable d’une armée. Dorcas était là, au poste le plus dangereux, désigné aux premières attaques. Derrière, le mont Thymbris étageait ses pentes voluptueuses, le ciel s’apâlissait doucement, formant un second paysage de montagnes et de vallées d’où descendaient en se suivant de larges ombres d’un bleu de cendre. Que tout cela était apaisant et doux ! Mais Dorcas n’en jouissait point. Dorcas était enfermé dans son nid d’aigle entre ciel et terre, loin de tous les regards, de tous les rayons, loin de la vie… Dorcas, mieux qu’elle encore l’hiérophantide, était voué au sacrifice…

Un soupir s’échappa des lèvres de Praxilla. Puis elle se dirigea vers le cloître ; et devant elle, entre les colonnes, elle aperçut l’Éponyme qui la cherchait.

Le grand-prêtre lui fît signe de ne pas venir au-devant de lui, de l’attendre là, près du bassin sacré d’Aréthuse où nageaient les poissons d’argent. C’était à cette place d’ailleurs qu’il avait coutume de lui parler. Sans hâter le pas, il continuait à avancer entre les colonnes, gravement, le front baissé. Et Praxilla, droite et immobile, sachant qu’il apportait avec lui la grande nouvelle, ne put s’empêcher de laisser échapper l’aveu de ce qui torturait son âme :

— La guerre ? La guerre ? c’est la guerre avec Rome, n’est-ce pas ?

— Oui, dit enfin l’Éponyme. La conférence qui vient d’avoir lieu n’a fait qu’envenimer le conflit. Trop de brandons de discorde ont été lancés de part et d’autre pour que l’on pût songer à étouffer l’incendie. Mieux vaut en venir aux armes tout de suite. C’est ainsi du moins qu’en ont jugé les députés des deux camps.

— Hélas ! dit Praxilla. Et l’on va se battre bientôt, dès demain peut-être ?

— Ce soir même, sans doute, Marcellus viendra mettre le siège devant la ville. Les portes des murailles sont déjà fermées. Partout la défense s’organise. La nouvelle s’est répandue dans la population avec une rapidité inouïe. Au fond tout le monde s’y attendait.

L’Éponyme regarda longuement Praxilla à travers ses voiles.

— Voici que le moment est venu, ma fille, d’exercer plus efficacement votre sacerdoce. Un rôle nouveau commence pour vous. Il vous faudra relever le courage des femmes dont les maris seront sur les remparts, prier pour ceux qui succomberont, enfin vous attendre vous-même à n’être pas épargnée.

— Je ne crains pas la mort, dit Praxilla.

— La mort est une récompense, fit l’Éponyme ; pour en jouir, il faut l’avoir méritée. Courage donc, ô ma fille ! Donnez aux autres prêtresses l’exemple de la force morale, de cette confiance dans la divinité qui fait que l’âme reste impassible au-dessus des événements terrestres.

Il lui toucha le front de la main, légèrement, tandis qu’elle s’était mise à genoux. Puis il ouvrit la porte qui donnait sur la ville du côté du petit port. Une foule nombreuse d’enfants et de femmes était déjà là, venant réclamer l’assistance des Vierges. L’Éponyme se retourna vers Praxilla :

— Vous pouvez les laisser approcher. Dites-leur à tous que l’invincible Artémis veillera sur eux.

Praxilla se tint debout dans l’ouverture cintrée du Portique. Et, l’ayant aperçue, les femmes et les enfants se hâtèrent vers elle. Toute blanche, à l’entrée de ce lieu sacré, la tête nimbée du cercle d’or, elle représentait pour la foule l’idée d’une protection mystérieuse, à laquelle les moins croyants ont recours aux heures de trouble et d’angoisse. Celle qui l’aborda la première fut une très vieille femme qui descendait des hauteurs du Plemmyrium ; elle apportait une offrande pour la Déesse, des fleurs fraîches qui tremblaient dans ses mains ridées.

— Ô très pure hiérophantide, dit-elle à Praxilla, vous êtes jeune, vous ignorez les terribles tourments de la guerre. Moi, je sais. Ceux que j’aimais sont morts il y a longtemps, et mon cœur aussi est mort. Maintenant le sang peut couler sans augmenter le nombre de mes deuils ; mais je viens prier pour toutes les autres, pour les mères, pour les sœurs, pour les épouses… » Sa voix clapotait dans son gosier avec des intervalles de silence, comme de l’eau coulant sur une dalle usée ; et ses yeux semblaient aussi une eau incolore et dormante où se reflétait seulement l’image des choses extérieures. Praxilla s’aperçut dans les prunelles de la vieille désolée, de qui toutes les larmes étaient
…Ô Déesse ! entends les sanglots de Dorcas…
taries ; elle se vit dans ces prunelles d’eau morte et cela lui causa un frisson, comme si toute la tristesse de cette vie finissante se fût tout à coup transbordée en elle. Pourtant elle prit les fleurs et sourit.

— La Déesse vous entendra, dit-elle. Les meilleures prières sont celles qui n’ont pas pour mobile un sentiment égoïste, mais le bien de tous.

Devant Praxilla compatissante, la procession continua. Et c’était tour à tour, comme l’avait dit la vieille femme, des épouses, des mères, des amantes, qui venaient recommander ce qu’elles avaient de plus cher. Quelques-unes, sans parler, baisaient la main de l’hiérophantide. D’autres, dans un déluge de larmes, disaient leur douleur, faisaient des promesses. Une jeune fille, de beauté harmonieuse et parfaite, qui devait appartenir par sa naissance aux premières familles de la ville, vint à voix basse supplier Praxilla d’entendre son vœu : elle s’engageait à se consacrer elle-même au service de Perséphonéia si son fiancé était épargné par le fer des Romains. Elle disait cela à voix basse, sans trouble apparent, et Praxilla crut avoir mal entendu.

— Si votre fiancé est épargné, dites-vous ? Mais alors, la guerre finie, vous renonceriez donc à l’épouser ?

La jeune fille rougit faiblement :

— J’aime encore mieux me sacrifier pour lui et qu’il vive ! Ô très pure hiérophantide, n’avez-vous jamais éprouvé quelle force héroïque donne l’amour ?

Elle se retira, le front embelli d’espérance, la démarche allégée par la ferveur. Et Praxilla la suivit du regard, comme une jeune sœur de son âme.

Une seule personne attendait encore devant le Portique, les mains nouées sur le visage. On voyait sa chevelure blonde et mousseuse contenue dans une résille à mailles souples. Sa robe, échancrée aux épaules, laissait nue la blanche naissance de sa gorge. Une ceinture, nouée au-dessous des seins, retenait les plis de l’étoffe, qui s’ouvrait à peine aux contours des hanches et indiquait un corps étroit et gracile. La jeune femme ôta les mains de son visage et montra à l’hiérophantide des yeux clairs et brûlants, des yeux passionnés d’amante ; cependant elle dit simplement :

— C’est pour mon cher époux que je suis venue.

Et, sans attendre aucune question, elle s’épancha :

— Je l’aime tant, si vous saviez ! Personne ne peut se douter de la tendresse infinie qui est dans mon cœur. Il faudrait imaginer ce qu’il y a de plus doux dans le miel, ce qu’il y a de plus chaud dans le vin ; et il faudrait aussi connaître celui qui m’a inspiré cette grande passion. Je ne pense pas qu’aucun autre homme sur la terre soit aussi digne d’être aimé que mon cher époux.

Elle joignit les mains et ajouta :

— C’est une chose terrible de songer que la mort pourrait me le ravir. Et il est si imprudent ! si brave ! Dès qu’il y a eu des menaces de troubles dans la ville, il est allé prendre possession du poste le plus dangereux, sans même attendre qu’on l’y désignât ; et maintenant je ne le vois plus qu’à peine, à de lointains intervalles, comme si nous étions de furtifs amoureux. Mais il me suffit de savoir qu’il est vivant, qu’il respire. Ce que je ne puis endurer, c’est l’idée de le perdre pour toujours. Oh ! n’est-ce pas ? vous prierez pour lui, vous dont les prières vont droit à l’oreille de la Déesse ; vous prononcerez son nom devant l’autel matin et soir, chaque jour. Promettez-le moi, je vous en conjure !

— Je vous le promets, — dit doucement Praxilla — ; mais ce nom il faut au moins que je le sache.

— Dorcas ! Il s’appelle Dorcas ! N’allez pas l’oublier surtout ! Dorcas ! Tout le monde le connaît dans Syracuse. Quand il descend du Fort Euryale avec sa tunique blanche et ses yeux noirs, tout le monde le reconnaît et le désigne : « C’est Dorcas ! l’ancien officier du palais ! » Dorcas ! mon cher Dorcas ! Vous vous en souviendrez, dites ?…

La lune claire baignait le Portique et, une à une, les Vierges étaient venues se placer autour de Praxilla. Et la voix de l’hiérophantide, par-dessus les flots, invoquait la puissante Déesse :

« Ô Artémis invincible, Perséphonéia redoutable, maîtresse de toute destinée, veuille nous être propice !

« Ô toi qui possèdes des flèches si rapides que nul au sein des forêts profondes n’y peut échapper, et dont les jambes agiles défient à la course la gazelle aux genoux étroits ;

« Ô Vierge plus ravissante que l’aurore, plus sainte que la lumière, plus auguste que le mystère de la nuit ;

— Veuille nous être propice ! » répéta la voix unie des prêtresses.

Les invocations et les réponses tombaient lentement dans la mer. Et, une à une, comme les Vierges étaient venues, arrivaient aussi les trirèmes blanches de la flotte romaine. Elles apparaissaient dans la mer silencieuse, et s’arrêtaient à quelque distance d’Ortygie. Immobiles sous le Portique, Praxilla et les prêtresses les regardaient se balancer sur les flots d’argent.

« Ô Déesse, — reprit la voix de l’hiérophantide, — protège ceux qui vont combattre pour Syracuse : veille sur les murailles et sur les forteresses ; soutiens le courage des héros ; conserve le sang des justes ; attendris le cœur de nos ennemis.

Et elle ajouta tout bas :

— Épargne, épargne surtout Dorcas !

Une dernière trirème venait d’arriver au milieu des eaux silencieuses. La lune, dont les rayons tombaient à pic sur elle, la pénétra soudain d’une intense clarté. Un homme se tenait debout à la proue, le front nu sous la lumière éclatante de l’astre. Sa face semblait pétrie d’une autre argile que celle du commun des hommes. Son nez droit avait la fermeté d’une lame. Sa bouche imberbe luisait, pareille à la boucle d’or d’une épée. Et ses regards d’aigle embrassaient la ville, dressée devant lui comme une tour merveilleuse et haute, encombrée de trésors.

C’était Marcellus.


Chapitre vi


n s’était battu dès l’aube, sans se voir, à coups de fronde par-dessus les murailles. Les Romains avaient donné l’assaut de plusieurs côtés à la fois avec une violence inouïe. Il était évident qu’ils ne mettaient pas en question le succès prochain de leurs armes. Comment d’ailleurs en eussent-ils douté ? Marcellus avait fait avancer au-dessous des remparts le plus formidable appareil de guerre qui eût jamais menacé les murs d’une cité ; plus de soixante mille hommes campaient en réserve dans la plaine de l’Anapos ; des chevaux jeunes et spécialement dressés pour la cavalerie légère attendaient tout sellés l’instant où les soldats des légions sauteraient sur leurs croupes pour forcer les rangs ennemis ; dans les deux ports, et à l’entrée du Trogilos, cent cinquante voiles se balançaient en face des vaisseaux syracusains ; on les apercevait à distance, variées de grandeur et de forme : trirèmes, quadrirèmes et quinquérèmes, galères « subtiles » qui filaient sur l’eau avec la vitesse d’une mouette aux ailes ouvertes, et galères de fond qui portaient jusqu’à quarante bancs de rameurs étagés de la proue à la poupe comme les gradins d’un amphithéâtre, toute la flotte romaine était là, luisante et appareillée, ses agrès tendus pour la lutte navale. Cependant — et Marcellus le savait — si les Romains étaient les premiers soldats du monde, les marins de Syracuse étaient invulnérables sur leurs navires ; aussi était-ce encore des soldats qui montaient les galères romaines, et pour égaliser les chances du combat, chacune de ces galères possédait, avec l’éperon d’airain destiné à briser les flancs du bateau rival, un corbeau de fer qui l’enserrait dans ses griffes puissantes, l’immobilisait, en faisait une plate-forme solide qui permettait de se prendre corps à corps, comme sur la terre ferme.

Mais cet étalage de forces n’enlevait rien à la beauté de la flotte syracusaine. Hiéron, à la perfectionner jadis, avait mis sa fortune et son orgueil. Ses galères marchandes pouvaient en un tour de main être transformées en de terribles navires de guerre ; et le Vaisseau-théâtre lui-même, où l’on représentait pour le peuple les tableaux de l’Illiade, était machiné de façon à devenir en cas de conflit le vaisseau-forteresse, le vaisseau-amiral auquel obéissaient tous les autres.

Et certes, à lui seul, ce navire sans pareil dans l’univers écrasait de sa masse géante tout ce qui l’entourait. Baignant dans les vagues d’argent de la mer de Sicile, en face de l’ancien palais du roi, il semblait un autre palais immense et princier, une seconde citadelle imprenable. Le peuple, qui depuis longtemps en entendait vanter les merveilles et qui ne l’avait jamais vu que de loin dans une apothéose de fleurs et de lumière, venait d’être admis à le visiter ; c’était une manière de remonter les courages chancelants et d’augmenter la confiance des Syracusains dans leur fortune. Il était enveloppé d’une double carène en bois de cyprès, et sa coque aurait contenu aisément deux mille hommes. À l’intérieur, on avait ménagé, comme dans une habitation terrienne, des jardins, des étangs et des serres remplies de fleurs rares. Un temple dédié à Cypris s’élevait à l’avant du pont ; du sanctuaire lambrissé d’ivoire, on voyait onduler la masse bleue des flots, tandis que sur le parvis, incrusté de pierres précieuses, les scènes de la naissance de la Déesse marine étaient évoquées. Et il y avait encore dans le grand navire beaucoup d’autres splendeurs qui excitaient l’admiration de la foule : un gymnase, une palestre, des bains somptueux, sans compter l’immense théâtre qui occupait la partie supérieure du pont et qui avait fait place à tout un arsenal de guerre ; le vélum tendu au-dessus des mâts avait été conservé, ainsi que le merveilleux décor de tourelles où les acteurs, incarnant les héros du divin Homère, simulaient l’assaut… Les marins maintenant s’y établissaient en vigies, et la blanche mer tout autour continuait à presser ses vagues mouvantes ; les flots déferlaient avec la même profonde rumeur, tantôt durs et luisants comme du marbre, tantôt souples comme un tapis de feuilles tombées, indifférents au drame factice ou réel qui se jouait au sommet de leur crête…

Dans la ville, les ressources non plus ne manquaient point. Rien qu’à la citadelle d’Ortygie, on avait assez d’armes en réserve pour mettre sur pied en un instant une force supplémentaire de trente : mille hommes ; l’Achradine contenait des vivres en quantité abondante ; aux Épipoles on avait réuni l’élite de la défense : « les hoplites aux lourds boucliers, immuables sur leurs pieds comme sur un socle d’airain, les lèvres serrées, le front grave, accomplissant les gestes de la bataille avec la même ferveur que le prêtre accomplit un rite sacré ». C’est ainsi qu’il était de tradition parmi les Doriens de comprendre le combat ; ils l’attendaient avec une joie forte et, avant de s’y livrer, ils s’oignaient la tête de parfums, de même que pour une fête d’amour.

Ces hoplites au cœur généreux, Dorcas en avait reçu le commandement ; à leur tête il avait déjà repoussé plusieurs assauts ; mais leur nombre était limité et le reste des troupes était loin de fournir l’équivalent de leur valeur. Dans le premier élan de l’enthousiasme, des Syracusains de tout âge et de toute profession avaient pris les armes ; cela formait une cohorte tapageuse et mal disciplinée qui promettait de faire plus de bruit que de besogne et qui entravait l’action silencieuse des vrais soldats ; dans les rues et sur les places, ces guerriers d’occasion se promenaient, enseignes déployées et lance au poing, chantant des hymnes patriotiques et faisant retentir l’air du son éclatant des buccines. Himocrate les avait enrôlés, comptant ainsi s’en faire des partisans à l’heure propice, lorsqu’après les rigueurs du siège, Rome vaincue et Syracuse affaiblie, Carthage viendrait enfin consolider l’œuvre qu’il avait entreprise ; — car jamais, au fond de son cœur, l’ancien maître d’Hiéronyme n’avait renoncé à l’espoir de la tyrannie.

C’était donc Dorcas qui était le pivot principal de la défense ; parmi les généraux qui commandaient avec lui aux remparts, tous les autres, — sans parler d’Himocrate et d’Épicyde — pouvaient être accusés de soutenir, en même temps que les intérêts de la ville, quelque brigue particulière ; Dinomède et son lieutenant Sosis semblaient n’avoir pas été étrangers au meurtre du jeune roi à Léontium. Lui seul, Dorcas, veillait sur Syracuse avec un cœur dénué de toute secrète ambition ; lui seul ne souhaitait aucune autre récompense au jour du triomphe que celle du devoir accompli. Mais il n’était pas sans inquiétude sur l’issue de cette guerre ; jugeant les choses sans passion, avec le sang-froid de l’homme qui a fait le sacrifice de sa vie, il apercevait l’infériorité de l’armée de Syracuse à l’égard des forces romaines. Soixante ans de paix avaient amolli les mœurs, et si les cœurs restaient solidement trempés, les bras avaient perdu l’habitude de l’effort. Ce qui manquait surtout aux Syracusains pour assurer leur courage et contrebalancer le prestige redoutable de Marcellus, c’était un chef dans l’autorité morale de qui ils eussent une foi inébranlable, le héros, le demi-dieu nécessaire aux foules pour les mener à la victoire. Or Dorcas croyait avoir trouvé celui qui pouvait devenir tout cela… Une première fois déjà, Archimède n’avait-il pas, en parlant au peuple, arrêté l’émeute commençante, refait l’unité de la patrie ? Maintenant il s’agissait de le décider à prendre l’initiative de la tactique militaire, à appliquer son extraordinaire génie aux ouvrages de défense de la ville, ainsi que le roi Hiéron le lui avait si souvent demandé. Mais le savant voudrait-il y consentir ? Dorcas en doutait au fond de son cœur. Pendant plusieurs jours il hésita avant de tenter cette démarche suprême. Un soir, cependant, il s’y décida tout à coup ; il courut vers Ortygie.

Malgré l’heure tardive, Archimède travaillait encore. Penché sur un tableau qu’éclairait une lumière débile, il en suivait attentivement les contours qu’il devait avoir tracés récemment lui-même, car l’encre en paraissait humide et fraîche. L’approche de Dorcas ne le fit pas changer d’attitude ; il continua, le front plissé, la lèvre immobile, à examiner les lignes enchevêtrées sous son calame.

Et Dorcas évitait maintenant d’avancer, car il sentait des larmes monter malgré lui à ses paupières ; de voir Archimède comme il le voyait face à face, sous la lumière vacillante de la lampe dont l’huile s’égouttait lentement dans le vase d’argile, il venait d’être saisi de nouveau par la crainte d’avoir caressé une espérance vaine. Ce vieillard usé par toute une vie d’extraordinaires labeurs, tapi au fond de ce palais comme un solitaire au fond de sa retraite, aurait-il la puissance — en admettant qu’il le voulût — d’opposer aux entreprises de Marcellus d’énergiques représailles et d’assurer par la seule force de son esprit le succès des opérations de la défense ? N’était-ce pas là, d’ailleurs, une œuvre au-dessus des forces humaines, ou tout au moins une œuvre qui eût demandé une lente et sagace préparation ? Et c’était tout de suite, immédiatement, qu’il fallait agir…

Cependant Archimède avait levé les yeux sur Dorcas :

— Voyons, interrogea-t-il, vous n’êtes pas venu des Épipoles jusqu’ici par cette nuit sans lune pour rester muet devant moi ? Dites ce qui vous amène !

— Ne le devinez-vous pas ? répliqua Dorcas.

Alors Archimède sourit de ce sourire admirable qui s’épanouissait comme une fleur dans l’épais buisson de sa barbe blanche ; et il montra à Dorcas le tableau qui était resté déroulé devant eux.

— Regardez, dit-il. Ceci est le plan des fortifications de la ville. Je ne pense pas que nul, entre vous tous qui gardez les remparts, puisse posséder un tableau plus complet que celui-là. Tout y est noté dans les moindres détails, les points forts comme les points faibles, les endroits où l’on doit se contenter de repousser l’ennemi et ceux où il conviendrait de l’attaquer… Vous vous êtes jusqu’à présent soigneusement tenus cois derrière les murailles, parce que vos corbeaux et vos dauphins, vos hélices et vos catapultes ne sont pas de taille à lutter avec l’appareil de guerre de l’armée romaine. Eh bien ! il faut en faire d’autres, voilà tout. À mesure que Marcellus sortira une de ses terribles machines, nous lui en opposerons une autre plus épouvantable encore. Et nous verrons qui finalement l’emportera !

Il sourit de nouveau et posa sa main familièrement sur le bras de l’officier.

— Vous vous imaginiez que je pouvais dormir, ou rêver à des théories spéculatives, alors que six cent mille hommes seront peut-être passés demain au fil de l’épée ? Enfant ! Croyez-vous que le temps ait desséché à ce point le cœur d’Archimède dans sa poitrine ? Tant que le pays n’a pas eu besoin de mes services, j’ai joui de ma tranquillité et j’ai savouré l’ivresse de la contemplation philosophique ; mais aujourd’hui il n’en va plus de même : une partie décisive s’est engagée, il faut que chacun apporte sa part d’effort.

Il reprit d’une voix vibrante :

— Vous voyez, je n’ai même pas attendu que vous soyez venu à moi. J’ai déjà disposé dans mon esprit tout un système de défense. Ma tête est un arsenal rempli de batistes et de pyroboles dont un seul mettrait en déroute une armée entière. Hélas ! moi qui ne tuerais pas un insecte, je me prépare à causer la mort de milliers et de milliers de créatures humaines ! Mais il n’y a pas à hésiter. Quoi qu’on fasse, le sang fatalement sera répandu.

— Eh ! fit Dorcas avec emportement, que le sang soit répandu, mais que Syracuse vive ! Syracuse est nécessaire à la beauté du monde. Son nom ne peut être effacé de l’univers.

Une grande reconnaissance le fit s’incliner devant le vieillard. Avec lui il était désormais sûr de vaincre ; et presque à ses genoux, comme un croyant devant l’image de la divinité, il récita le distique du poète : « Qu’est-ce que la poitrine d’un homme sans le souffle qui la soulève ? Et que peut l’énergie de nos bras si l’âme invisible, mystérieuse, n’est pas là pour en diriger l’effort ? »


Chapitre vii


héophraste ne dormait pas cette nuit-là. Avant de quitter le Trésor, il avait été surpris d’entendre dans une des salles basses résonner un bruit sourd comme eût pu en produire le frôlement d’une pioche contre la paroi extérieure de la muraille. Il avait prêté l’oreille, mais le bruit ne s’était pas renouvelé ; pour plus de prudence, cependant, il avait prolongé sa veillée, marchant de long en large à travers les lingots d’or et les pierreries entassées. Puis, à peu près sûr de s’être trompé, il était sorti comme chaque soir afin de regagner sa demeure. Le Trésor d’ailleurs était bien gardé et pour le prendre il eût fallu d’abord s’emparer de la citadelle ; il eût fallu que l’île d’Ortygie tout entière tombât au pouvoir de l’ennemi.

Néanmoins Théophraste emportait avec soi une inquiétude. Au lieu de s’engager directement à travers la ville pour rentrer chez lui, il fit le tour par l’intérieur des remparts. Tout était en ordre, et aucune alerte n’avait été donnée. Les hoplites, le bouclier au poing, accomplissaient leur ronde ; ils marchaient d’un pas ferme, deux à deux, silencieusement. Leur ombre agrandie devant eux exagérait leur attitude martiale, les transformait en des guerriers de taille géante dont les membres allongés à l’infini semblaient recouvrir, pour la protéger, toute l’enceinte des murailles. Cette fantasmagorie divertit un instant Théophraste, en même temps que le grand calme qui régnait partout achevait de le rassurer. Sans doute, là-bas, dans la plaine de l’Anapos, les Romains devaient dormir sous leur tente, après une dure journée où par trois fois ils avaient tenté l’escalade sans pouvoir s’élever plus haut que les premiers ouvrages de terre sur lesquels reposaient les assises des fortifications. La veille, cependant, ils avaient été sur le point de pénétrer du côté de l’ouest, en suivant la ligne du grand aqueduc qui traversait les Épipoles ; mais une sortie énergique de Dorcas les avait fait reculer jusqu’à leur camp. Appius, qui les commandait, avait eu le front blessé par un éclat de roche, et sur les dix cohortes de la Légion, deux avaient été presque entièrement détruites. Après ce double échec, ils ne pouvaient manquer de se recueillir et de rassembler de nouvelles forces.

Et, raisonnant ainsi, le mari de l’aimable Rhodoclée commençait à regretter l’excès de son zèle. Il n’était pas soldat, lui, et ce n’était pas son métier de veiller à la sûreté des remparts. La nuit était froide, une nuit d’hiver où les étoiles lançaient des feux aigus comme des flèches d’acier ; la mer reluisait au loin, immobile, sans une ride, sans un tressaillement, pareille à un immense globe sous lequel se seraient assourdis tous les murmures. Tout à coup, le même bruit qui l’avait inquiété dans une des salles basses du Trésor, frappa de nouveau l’oreille de Théophraste. Il se trouvait en ce moment près du Labdalon, à l’un des points où les murailles étaient le plus élevées et où aussi la défense était moins active. Un sentier en contre-bas courait le long d’un talus ; il s’y engagea avec la résolution d’en finir cette fois avec son doute et de percer à jour ce mystère.

Le bruit continuait, faible et mat, à peine perceptible. Théophraste se coucha à plat ventre dans l’étroit chemin. Mais il semblait que le poids de son corps étouffât le son, comme si au-dessous de lui la croûte du sol eût été évidée. Et de nouveau il se mit debout. Sa conviction était faite : les Romains essayaient de miner la ville, et, n’ayant pu jusqu’à présent la prendre d’assaut, tentaient de s’y introduire par surprise, en creusant des galeries souterraines…

Le premier mouvement de Théophraste fut de prévenir les hoplites, de réveiller Dorcas, Épicyde, Himocrate, Dinomède, tous ceux qui, dans les différents quartiers, avaient la garde des remparts. Cependant il réfléchit encore. Serait-ce prudent de répandre ainsi l’alarme avant même de pouvoir donner des indications précises ? Il se contenta d’appeler un soldat et de lui emprunter son bouclier.

Théophraste n’était ni un savant ni un homme à intuitions géniales ; mais c’était un esprit observateur. Il connaissait les propriétés des métaux, pour les avoir étudiées constamment, presque à son insu, en vivant au milieu d’eux dans le Trésor. « Avec ce disque d’airain, pensait-il, et sans déranger personne, je serai fixé avant l’aube sur ce qu’il importe de savoir. » Et, approchant le bouclier contre la terre, il continua à faire le tour des remparts en frappant de temps en temps le disque sonore. Partout où le sol avait été miné l’airain rendait un son différent ; et certes il était temps qu’un hasard heureux eût mis Théophraste sur la piste des menées romaines : les travaux de sapement avaient été conduits avec une rapidité surprenante ; Tyché, les Épipoles, Ortygie portaient déjà à leurs flancs de larges blessures ; l’Archradine seule avait été respectée ; là, les murailles inaccessibles et nues s’élevaient comme des falaises, baignant leur pied dans la mer.

La riposte des Syracusains avait été prompte ; dès le lendemain, sur l’indication d’Archimède, on avait percé des trous cylindriques à mi-hauteur des murailles. Puis, silencieusement, on avait attendu la nuit. Ainsi que la veille, une lumière faible parmi les ténèbres permettait juste de distinguer les objets qui tombaient immédiatement sous le regard. Entre l’orbe luisant du ciel et celui de la mer, la ville s’érigeait comme une masse énorme et confuse, une arche partout habitée et où l’on entendait partout sourdre la vie. Vers la seizième heure, quand toutes les rumeurs se furent apaisées, les soldats de la légion romaine apparurent. L’œil aux aguets, les hoplites suivaient leurs mouvements ; ils les virent se placer en colonne serrée devant les remparts, ceux des premières lignes se tenant droit, les autres à demi-inclinés et les derniers à genoux. Tous soutenaient au-dessus de leur tête leur bouclier, formant ainsi ce qu’ils appelaient la « tortue », un toit en pente une sorte de carapace aux écailles imbriquées, où de jeunes fantassins montèrent. Alors le travail fut repris méthodiquement, sans hâte apparente, en ce rythme de l’effort où la besogne semble s’accomplir d’elle-même. Mais les hoplites veillaient ; dans chaque trou des murailles ils avaient introduit un cylindre préparé d’avance et chargé de matières inflammables, de soufre, de poix, de goudron ; par terre, devant eux, des chaudières pleines du même mélange et munies de soufflets étaient destinées à entretenir l’action de ces pyroboles et à en envoyer le contenu de l’autre côté des murailles. À un signal, tous les cylindres partirent à la fois, et une pluie de feu s’abattit sur les Romains.

Ce fut une panique soudaine, effroyable. Des cris tumultueux retentirent, des huées, des clameurs de malédiction, tandis que les hoplites ne cessaient pas de souffler dans les cylindres la poix enflammée. Plusieurs légionnaires avaient pu s’enfuir, mais en plus grand nombre ils restaient à terre, culbutés les uns sur les autres, aveuglés, asphyxiés, confondus. À demi carbonisés, ils se roulaient dans la poix gluante ; et le miroir lisse de leurs boucliers reflétait leurs gestes éperdus, les battements affolés de leurs membres. Bientôt il n’y eut plus sous les murailles que des cadavres. Et les Syracusains, sans perdre de temps, rebouchèrent les trous et se mirent en devoir de combler les tranchées qui avaient été faites.

En apprenant cet échec, Marcellus était entré dans une violente colère. Il avait rassemblé ses ingénieurs, afin de chercher avec eux par quels nouveaux moyens surprendre la ville, et il avait mandé à Rome qu’on lui expédiât un effectif double. La partie était belle encore pour la cause qu’il défendait ; ayant le champ libre, il pouvait multiplier ses troupes à l’infini ; il pouvait à son gré retarder ou précipiter l’attaque, choisir de livrer le combat sur terre ou sur mer, tourner les enseignes vers la citadelle ou mettre en avant ses quinquérèmes qu’il n’avait pas fait donner jusque-là. Les Syracusains au contraire ne disposaient que de ressources limitées ; or devant les immenses préparatifs de Marcellus l’effroi commençait à les envahir. Du sommet du Fort Euryale ou de celui de Tyché on voyait chaque jour arriver dans le camp ennemi de nouveaux renforts ; chaque jour un espace plus grand dans la campagne se trouvait couvert par les engins meurtriers fabriqués sur place ou envoyés de Rome. C’étaient d’énormes tours roulantes, des béliers hauts comme des forteresses, des onagres dont les cordes de nerfs étaient assez vigoureuses pour lancer des projectiles à deux mille pieds de distances. Chaque cohorte possédait une de ces terribles machines. Pour l’instant, les essais se faisaient au loin sur la plaine. Et l’on entendait siffler dans l’air les quartiers de roche, les boulets de forme sphérique ; et les trifax, les hastes pesantes tomber dans la mer. Et les habitants apeurés se demandaient comment on pourrait repousser tant de formidables instruments de destruction. Mais un matin ce fut bien autre chose encore. Devant le cap Plemmyrium, sur l’argent liquide des flots, ils virent apparaître une immense lyre dans la forme de celles qu’on appelait sambuces. Elle était supportée par huit galères dont on avait ôté les bancs et qu’on avait jointes ensemble. Les cordes de cette sambuce étaient remplacées par d’étroites échelles, couchées dans toute leur longueur, mais qui, dressées, devaient atteindre au-dessus des murailles de la ville. Et l’immense lyre tout entière semblait ne pas peser davantage sur les flots d’argent que le corps onduleux d’un cygne. Alors l’inquiétude des Syracusains fut à son comble…

Himocrate avait compris le danger. Sans rien dire à personne, il avait quitté Syracuse, laissant la citadelle à la garde de son frère Épicyde. Et il allait secrètement rejoindre l’armée carthaginoise : la force de Carthage seule pouvait s’opposer cette fois encore à la force de Rome ; il reviendrait bientôt, lui aussi, avec un armement formidable, avec des hélépoles que traîneraient des éléphants aux pieds lourds, avec des fantassins aux courtes épées et des cavaliers aux tuniques écarlates, pour défendre Syracuse — ou l’assujettir définitivement à sa domination.


Chapitre viii


rthon travaillait silencieusement au fond de sa boutique. Le départ d’Himocrate l’avait laissé inquiet. Épicyde demeurait, il est vrai, pour soutenir les intérêts du parti carthaginois dans la ville. Mais sur quoi pourrait-on compter dans une situation aussi trouble ? En dépit de toutes les prévisions, Archimède et Dorcas avaient jusqu’à présent tenu tête aux armées romaines. Résisteraient-ils jusqu’au bout ? Orthon ne pouvait se le figurer sans un tremblement de colère. Le triomphe d’Archimède, le triomphe de Dorcas surtout, l’exaspéraient dans tout ce que sa haine avait de plus aigu. Un espoir cependant lui restait auquel se rattachait sa vengeance : c’était que l’amour dont il suivait les progrès jour par jour dans le cœur de Dorcas vînt à l’amollir à ce point qu’il y effaçât jusqu’au sentiment même du devoir.

Il songeait à cela sans cesser de peiner sur son ouvrage, quand Gullis rentra précipitamment dans la boutique :

— Cours vite ! dit-elle, cours vite ! Je viens de voir Dorcas se diriger vers le jardin des anciennes Latomies. Bien sûr, il va rejoindre encore l’hiérophantide !

Malgré le silence obstiné de son mari, qui n’avait jamais voulu la mettre au courant de ce qui se passait dans l’hypogée, la grosse Gullis avait fini par tout découvrir ; et, tandis qu’Orthon épiait Dorcas et Praxilla, elle s’était mise, elle, à épier Orthon : — non point par jalousie certes, elle était bien au-dessus de ces misères ! — mais par curiosité, parce qu’elle avait flairé là quelque chose de mystérieux qu’il lui fallait absolument percer à jour. Et maintenant elle était devenue une utile auxiliaire pour l’orfèvre, dans le dessein ténébreux qu’il poursuivait. Le plus souvent c’était elle qui l’avertissait des sorties de Dorcas, comme elle venait de le faire à l’instant.

Orthon s’était levé ; rapidement, sans même prendre la peine d’essuyer ses mains noircies par le contact du métal, il avait jeté un manteau sur ses épaules, enfoncé sur ses yeux son bonnet de feutre, et il s’était dirigé vers le jardin qui recouvrait de frondaisons épaisses l’ancienne latomie de Denys. Ce jardin, il le connaissait bien. Que de fois il l’avait parcouru, inquiet et haletant, suant malgré lui la honte de cette action mauvaise qui est de surprendre le secret d’autrui, et le plus intime de tous les secrets, un secret d’amour ! Mais aujourd’hui tous ses scrupules étaient dissipés par le brusque départ d’Himocrate ; il sentait l’urgence de s’appuyer sur le seul point fixe qui lui restât et, au milieu de tant de vicissitudes incertaines, de savoir au moins à quoi s’en tenir sur les projets de Dorcas.

Le jardin était désert, et il put facilement se glisser sans être vu jusqu’à la cavité en forme de labyrinthe que l’on appelait communément dans le pays l’Oreille du Tyran. Par un singulier effet d’acoustique tous les bruits de la ville souterraine se trouvaient, grâce à cet orifice, conduits à la surface du sol. Mais Orthon ne se contentait pas de coller, comme Denys, son oreille à l’extrémité supérieure du labyrinthe ; il descendait à plus de soixante mètres dans le roc ; il allait au fond de la cavité même, dans la latomie abandonnée qui formait comme un étage intermédiaire entre la cité des morts et la Syracuse vivante. Là, mieux encore, il pouvait discerner le moindre souffle, le moindre soupir des deux jeunes gens.

Il était à son poste depuis un instant quand il reconnut les pas de Dorcas ; l’officier venait en effet, comme l’avait prévu Gullis, rejoindre l’hiérophantide, près de cet autel de Perséphone qui ressemblait à un tombeau, et où ils se rencontraient d’habitude. Qu’allaient-ils se dire aujourd’hui ? Leur précédente entrevue avait été particulièrement affectueuse et tendre. Orthon avait constaté avec joie que les événements du siège, loin de les distraire l’un de l’autre, n’avaient fait que fortifier davantage leur attachement mutuel. Ils s’étaient attardés à causer d’eux-mêmes comme font presque toujours les amants, et en se quittant ils avaient eu des inflexions caressantes qui avaient donné à penser à l’orfèvre que le moment était proche où le vertige de l’amour, rompant l’équilibre de leur chaste passion, les entraînerait fatalement dans l’ornière commune.

Mais combien il s’était trompé dans ses prévisions ! La voix de Praxilla, cette voix si suave que nul, même Orthon, ne pouvait l’entendre sans tressaillir, venait de s’élever sous la voûte de l’hypogée ; et les premiers mots qu’elle prononça furent ceux-ci :

— Je suis venue vous faire mes adieux, Dorcas !

Il y eut un silence, pendant lequel Orthon supposa la mimique désolée à laquelle devait se livrer l’officier ; et la voix suave de la vierge reprit :

— Ce sacrifice est nécessaire. J’y ai longuement réfléchi avant de m’y décider. Rappelez-vous ce que je vous ai dit un jour : que rien au monde ne saurait m’empêcher de venir à vous, si ce n’est la crainte d’être coupable. Et bien ! c’est cette crainte aujourd’hui qui me dicte ma résolution.

D’un ton où perçait une indicible angoisse, Dorcas répondit :

— Praxilla, est-ce possible ? Est-il possible que vous m’abandonniez en ce moment, à l’heure où j’ai le plus besoin de vos conseils, où votre assistance m’est le plus nécessaire ?

— Il le faut, dit Praxilla. C’est à ce prix seulement, je le sens, que la Déesse consentira à sauver la ville ! Je vous aime trop, Dorcas ; et, bien que cet amour se soit maintenu dans les régions les plus pures de l’idéal, j’ai le devoir de l’immoler à la cause sacrée que nous défendons tous deux. Vous-même, n’avez vous pas des obligations impérieuses qui vous commandent aussi le sacrifice ? Cher frère de mon âme, soyez héroïque comme ces vertueux Doriens du passé dont le sang coule dans nos veines. Brisons nos cœurs, mais assurons le triomphe de notre patrie.

— C’est impossible, c’est impossible ! répétait sourdement Dorcas.

Praxilla eut un mouvement de révolte :

— Quoi donc ? Me serais-je trompée en vous estimant digne de mon affection ? Un peuple entier attend son salut de ce qui se passe à l’ombre de ces tombeaux entre deux personnes ; et vous hésitez, vous semblez ne pas me comprendre !

— Praxilla, dit lentement Dorcas, quand vous m’avez demandé de faire avec vous le sacrifice de nos deux vies, j’y ai consenti sans regret ; j’étais heureux, oui, heureux jusqu’à l’ivresse de penser que le moment viendrait, prochain peut-être, où nous serions unis éternellement dans la mort. Mais ce que vous voulez exiger de moi aujourd’hui est au-dessus de mes forces : renoncer à votre amour, à votre présence. Je ne pourrai jamais y consentir…

Une émotion poignante lui serrait la gorge et l’étouffait ; à son tour la voix de l’hiérophantide s’amollit :

— Croyez-vous que je n’en souffrirai pas aussi ? Dorcas, écoutez-moi : nous avons été imprudents tous deux en croyant pouvoir braver impunément l’ordre établi. Qui sait si ce n’est pas cette funeste imprudence qui a amené sur la ville le courroux de la divinité ? Il est temps de revenir à ce que nous étions l’un et l’autre avant de nous connaître. Ce matin encore l’Éponyme nous a adjurées, moi et mes compagnes, de nous livrer à de nouveaux jeûnes, à de nouvelles prières ; il nous a recommandé avec instance de détruire en nous jusqu’au moindre vestige des faiblesses humaines, afin d’obtenir la délivrance de Syracuse si cruellement menacée. Ah ! Dorcas ! Oseriez-vous me faire manquer à ce qui est pour moi le plus sacré de tous les devoirs ? Rappelez-vous quel enthousiasme soulevait nos cœurs dès notre première entrevue, quand nous devisions ensemble des destinées glorieuses de notre patrie ! C’était cette foi sainte qui nous rapprochait, cet enthousiasme partagé qui motivait nos secrètes rencontres. Puis, peu à peu d’autres préoccupations se sont mêlées à cette préoccupation unique. Nous en sommes venus à nous inquiéter davantage de nous-mêmes, de nos propres sentiments, que de la Syracuse bien-aimée. Et pendant ce temps le danger éclatait, devenait de jour en jour plus pressant. L’armée ennemie était à nos portes. Que de nuits d’angoisse j’ai passées à entendre résonner contre les murailles le choc des hastes romaines ! Des remords envahissaient mon cœur. Maintenant il n’en sera plus ainsi, notre sacrifice va être consommé : la Déesse ne pourra plus refuser de sauver la ville.

— Je ne veux pas me montrer plus faible que vous, Praxilla, murmura Dorcas, mais la grâce du sacerdoce qui vous soutient me manque et je suis bien malheureux ; aidez-moi, dites-moi au moins que vous m’aimez.

Alors la voix de l’hiérophantide s’éleva sous les voûtes de l’hypogée comme pour un hymne saint :

— Oui, je t’aime, Dorcas, ô frère chéri de mon âme ! Si j’étais une vierge comme les autres jeunes vierges de la ville qui dans le chant des parthénies appellent l’époux de leur désir, je ne voudrais pas prononcer d’autre nom que le tien. Et même, prêtresse consacrée à Artémis, je ne crains pas de t’avouer ma folle passion, puisque j’en fais ensuite abandon à la Déesse comme une fleur que j’aurais cueillie pour la déposer sur son autel. Je t’aime avec la ferveur chaste d’une jeune fille et la véhémente ardeur d’une femme. Vois, mes mains tremblent près des tiennes, sans que nos doigts se soient enlacés ; et, malgré le voile qui couvre mon front, le feu de tes regards me brûle. Ah ! Dorcas ! Dorcas ! Ne nous plaignons pas de nous être aimés ! Bénissons les dieux au contraire de ce qu’ils ont permis que nous connaissions cette extase ; séparés, elle continuera à rejoindre nos âmes, à alimenter la source de nos joies et de nos pleurs. Ta pensée ne me quittera pas plus que le rivage du ciel ne quitte celui de la terre quand le soleil cesse de briller à l’horizon. Notre sacrifice volontairement accompli ne fera que nous rapprocher davantage. Dis-moi, cette fois, que tu y consens !

— Ô très pure hiérophantide, ô Praxilla très aimée, comment pourrais-je avoir d’autre volonté que la vôtre ? Les mots qui sont sortis de votre bouche, ô Praxilla, ne s’effaceront pas de ma mémoire ; ils germeront en moi comme des épis généreux dans un sillon, et me réjouiront jusqu’à mon dernier soupir. Oh ! la mort ! combien plus encore je la souhaite prompte maintenant ! Quelle félicité nouvelle pourraient m’apporter les jours ? Ma vie sera terminée réellement tout à l’heure, quand nous nous serons quittés, quand mes yeux ne pourront plus vous apercevoir et que la musique de votre voix ne vibrera plus à mes oreilles. Mais vous avez raison, j’étais trop heureux ; presque chaque jour j’accourais à vous, et dès l’aube je pensais à ce bonheur ; et quand le moment approchait de prendre le chemin de cette cité des morts, j’étais comme un enfant qui tend les mains vers la lumière. Toute blanche vous m’apparaissiez dans la lueur blanche qui caresse ces tombeaux ; mon cœur battait ; une grande angoisse me faisait plus pâle qu’un sépulcre ; j’aurais voulu me prosterner à vos pieds, et souvent pour vous parler je ne trouvais aucune parole. Qu’aurais-je pu vous dire d’ailleurs, puisque la seule chose qui remplissait mon âme, qui débordait mes lèvres, c’était mon amour pour vous, et que, cet amour, il m’était défendu d’en laisser paraître le moindre signe ? Vous me rendrez du moins cette justice que jamais par un seul mot, par un seul geste, je n’ai contrevenu au pacte d’honneur qui existait entre nous. J’avais tellement peur de vous perdre ! Hélas ! Je vous perds quand même aujourd’hui, sans que mes regards aient pu entrevoir une fois votre visage !

— Oui, dit Praxilla, mais nous conservons cette jouissance suprême de savoir que nous n’avons pas manqué à nos serments.

Elle se tut, puis de nouveau sa voix s’éleva, grave et lente, pareille aux vibrations peu à peu éteintes d’une cithare.

— Adieu, Dorcas !

— Adieu, adieu, Praxilla !

Les pas légers de l’hiérophantide glissèrent entre les tombeaux. Mais Dorcas était demeuré à la même place, devant l’autel.

Et, comme Orthon s’était mis en marche pour remonter à l’entrée du labyrinthe, il entendit éclater tout à coup des plaintes véhémentes, de violents sanglots. Ces sanglots, sortis d’une gorge virile, s’engouffraient dans les circuits de l’étroit labyrinthe, remplissaient d’une douleur si profonde, si infinie, que jamais les gémissements des prisonniers enfermés dans la latomie des supplices n’en avaient apporté de semblable à l’oreille réjouie du tyran. Douleur sans remède de l’amour brisé dans son essor, à laquelle aucune autre souffrance humaine ne peut être comparée…

Et Orthon pressait le pas, poursuivi dans l’étroit labyrinthe par cette plainte lugubre de Dorcas.

« Le voilà devenu tout à fait fou ! — pensa-t-il en abordant enfin le jardin rempli de clartés ; — mais cela vaut mieux ainsi. Quand le lion est piqué par la guêpe, il cesse de mordre. »


Chapitre ix


e renoncement de Dorcas et de Praxilla n’avait pas tardé à porter ses fruits : malgré les prévisions générales, la formidable sambuce sur laquelle Marcellus comptait pour s’emparer de la ville n’avait pu résister aux machines puissantes d’Archimède ; à peine dressée contre la muraille et sa plate-forme couverte de son contingent de soldats, d’énormes quartiers de roche, lancés comme par des Titans invisibles, l’avaient réduite en miettes au milieu d’un épouvantable fracas.

Or, depuis ce désastre, une terreur panique tenait les Romains éloignés des remparts de Syracuse ; aucun d’eux n’osait plus se risquer à l’attaque. À quoi cela leur aurait-il servi d’ailleurs ? Chaque fois qu’ils avaient voulu faire donner leurs batteries, d’autres batteries, de derrière les murailles, leur avaient répondu formidablement ; et une nuée de projectiles de toutes sortes, de glands de plomb, d’œufs de pierre, de brandons enflammés, de flèches, de javelots, venait s’abattre sur eux et les réduisaient à l’impuissance. C’en était trop ; ils ne voulaient plus marcher au combat. Une crainte superstitieuse leur faisait comparer Archimède à Jupiter armé de la foudre ; — et ils demeuraient muets et confondus dans leur camp de l’Anapos, laissant sous les murailles tout le matériel de guerre. Alors les bourgeois de Syracuse, prenant leurs jeunes fils par la main, les menaient voir ce qu’ils appelaient en raillant la ménagerie romaine, ces béliers, ces onagres, ces scorpions, ces corbeaux de fer qui si longtemps avaient menacé la ville, et qui désormais au repos se contentaient de montrer les dents sans mordre, domptés par l’extraordinaire génie d’un seul homme.

Car, c’était en réalité Archimède qui était devenu le véritable chef de la défense ; on avait abandonné tous les moyens ordinaires employés en cas de siège pour ne plus exécuter que ses ordres. Dorcas lui obéissait aveuglément ; Dinomède et Épicyde ne songeaient même plus à lui résister. Pourtant Marcellus ne désespérait pas encore : il ne pouvait admettre qu’un vieillard étranger au métier des armes pût ainsi tenir en échec la vaillance éprouvée de ses légions. Comme suprême ressource il résolut de porter le combat sur les eaux ; là, du moins, pensait-il, il serait à l’abri des machinations du géomètre ; une nouvelle phase s’ouvrirait pour les soldats ; leur affolement cesserait aussitôt qu’ils ne soupçonneraient plus une puissance occulte de lutter à force inégale contre eux.

La flotte romaine était mouillée à quelque distance du Port, devant Ortygie. Chaque bâtiment avait arboré le Vexillum rouge, signe de la provocation au combat. Autour des quinquérèmes immobiles et lourdes, une quantité d’étroits phasèles à un seul rang de rames, la proue et la poupe relevées comme les deux anses d’une amphore, circulaient, parfois portés sur la crête des vagues et parfois enfoncés dans leur sillon. Et sur le pont de chaque navire s’enflait le chant sacré du Barritus, qu’accompagnait le tumulte assourdissant des disques d’airain. Cependant malgré cette invite, les galères syracusaines ne bougeaient point ; elles restaient à l’ancre sans avoir paré leur mâture, les poulies et les cordages détendus, les voiles et les agrès au repos. Étaient-elles montées seulement ?

On était en droit d’en douter, tant le calme le plus parfait régnait à leur bord. Et de nouveau Marcellus, qui se tenait à l’avant du navire prétorien pour commander la manœuvre, s’énervait de ce grand silence qui ressemblait à du mépris ; car ce ne pouvait être de la peur : les Syracusains avaient maintes fois fait preuve de bravoure dans les luttes navales, et leur flotte, si nombreuse et admirablement outillée, ne devait pas redouter le choc.

Le temps passait. Il fallait se décider pourtant. Marcellus donna le signal de l’attaque ; et aussitôt les lourdes quinquérèmes s’ébranlèrent, avançant de front, couvrant les vagues, comme une armée rangée en bataille ; leurs rostres d’or, reluisant dans le soleil, fondaient droit sur les éperons des galères Syracusaines ; entre les deux flottes, un large ruban d’azur moiré par le scintillement des flots s’étendait encore, et de part ni d’autre nul projectile n’avait été échangé…

Tout à coup du Vaisseau-théâtre dont la haute structure masquait presque entièrement la blanche Ortygie, de grands bras, des bras d’une longueur démesurée sortirent. Ils étaient articulés comme des bras humains, et au bout de leurs formidables poignets s’ouvraient et se fermaient des mains non moins formidables ; on eût dit des tronçons d’armures de quelque divinité gigantesque forgées par les Cyclopes dans les flancs même de l’Etna. Et ces bras de fer, ces mains géantes, innombrables, s’abattirent sur les quinquérèmes, les saisirent au travers des flancs, les firent tournoyer dans l’air avec une vitesse vertigineuse, ainsi qu’au bout des ailes d’un moulin tournoierait une loque accrochée. Les carènes des navires happés de la sorte s’entrechoquaient, se heurtaient entre ciel et mer éparpillant le sang vermeil de leurs flancs, l’or et l’airain de leur charpente vigoureuse. Un dernier mouvement des mains géantes les lança plus loin encore dans l’espace ; puis tout s’abîma au sein des flots dans un épouvantable naufrage. Des cent cinquante bâtiments qui formaient la flotte romaine il ne restait sur la mer de Sicile que cinquante-deux voiles et le vaisseau prétorien que montait Marcellus. Çà et là les légers phasèles, se faufilant entre les débris des navires, repêchaient les quelques soldats qui avaient survécu.

Ce nouveau désastre avait porté au paroxysme la terreur irraisonnée des légions ; cependant Marcellus, cachant sa fureur sous les dehors de la raillerie, s’était empressé de courir au camp de l’Anapos pour essayer de relever les courages. Un sourire de commande retroussait les coins de sa bouche.

— Lequel d’entre vous, dit-il, trouvera le moyen de triompher de ce géomètre qui manie nos plus énormes navires comme des coupes à puiser l’eau ?

Mais aucun écho ne répondit à ses paroles. Les jeunes vélites au front nu qui étaient la milice de choix, la fleur des Romains atteignant l’âge de puberté, les hastaires qui portaient l’orgueilleux casque de cuivre crêté de plumes rouges et noires, les Princes, les Triaires, qui formaient la suprême réserve de l’armée, tous l’écoutaient, la tête inclinée, le regard fixé à leurs sandales d’airain. Ils songeaient : « Nos aigles, nos loups, nos sangliers, notre minotaure, tous les symboles glorieux de nos enseignes, ne peuvent plus rien désormais contre les jeunes Victoires ailées, peintes aux étendards de Syracuse. »

Cependant Marcellus s’était baissé et avait ramassé dans le sable du camp un des glands de plomb lancé jusque-là par les catapultes syracusaines ; il n’était guère plus gros qu’un gland de chêne, et ne devait pas peser plus d’une once ; alors le consul appela les ingénieurs et les ouvriers du camp :

— Ne sauriez-vous, leur demanda-t-il, en faire de semblables, au lieu de vous appliquer à fondre des boulets aussi gros que des œufs d’autruche, et que leur propre poids entraîne forcément à terre avant qu’ils aient pu atteindre leur but ? Vous y mettez, il est vrai, des inscriptions belliqueuses où se complaît votre amour-propre : « Va frapper l’ennemi de Rome ! » ou encore : « Tue le Syracusain ! » et vous y ajoutez l’image d’un foudre. Mais rien ne sert de menacer, si l’on n’est pas en état d’exécuter ses menaces. Allons ! Fabriquez-moi des glands comme celui-ci, pas plus gros que le fruit de l’olivier ou du chêne : vos fustibales les lanceront avec sûreté par-dessus les remparts ; et peut-être alors pourrez-vous vous vanter d’avoir atteint la poitrine de vos ennemis !

Malgré ces dehors de tranquillité morale, Marcellus n’était pas pleinement rassuré. Il avait jugé prudent de mettre les derniers vaisseaux de sa flotte à l’abri de quelque autre surprise d’Archimède et il les avait réunis dans l’anse du Trogilos au Nord de la ville, hors de toute atteinte. Maintenant il guettait le moment propice pour une opération définitive qu’il avait combinée avec son collègue Appius, et où les Syracusains seraient attaqués à la fois par terre et par mer, de façon à ce que les forces de la défense fussent dispersées. Mais Archimède ne devait pas lui en laisser le temps. Depuis plusieurs semaines déjà l’illustre géomètre travaillait à la mise en œuvre d’un nouveau problème, et Dorcas seul était dans son secret…

Un jour, au moment où le soleil, à pic sur la mer, la criblait de ses rayons, on crut voir le long des mâts des quinquérèmes voltiger des flammes ardentes. Et, le bruit s’en étant propagé, les habitants coururent du côté de l’Hexapyle. C’était bien en effet les quinquérèmes de Marcellus qui brûlaient dans le soleil. À travers la distance, l’odeur de l’incendie, chassée sur la côte par le vent du large, pénétrait toutes les narines ; et des cris retentissaient : « Le feu ! Le feu là-bas, sur la mer ! » Bientôt la population entière fut aux remparts. Le spectacle grandiose, effrayant, se déroulait dans la polychromie des flammes qui, selon qu’elles s’attaquaient aux voiles, aux cordages ou à la coque, prenaient tour à tour des nuances diverses. De légères fusées s’échappaient parfois du haut des mâts des navires, tandis que leurs flancs formaient un vaste brasier ; et, du plus petit au plus grand, chacun conservait sa forme sous le revêtement de feu qui le couvrait. Ce fut seulement vers le soir que tout se confondit et s’abîma dans une immense apothéose, en même temps que le soleil, traçant sa parabole à l’horizon, brisait ses dernières flèches dans la mer.

Du haut de la tour Galeagra, Archimède et Dorcas suivaient la combustion des navires, combustion lente mais sûre et à laquelle nul ne pouvait porter remède, car le foyer d’incendie était là, entre leurs mains. Au moyen d’un jeu de miroirs mobiles dont les uns étaient concaves et les autres paraboliques et qui étaient reliés entre eux par des charnières articulées, Archimède avait ravi le feu du ciel. Tout ce que le soleil contient dans son disque de substance ignée, il l’avait emprisonné au disque fragile de ses miroirs ; et, de loin, avec la précision d’un capitaine qui règle l’action de ses pyroboles, il communiquait aux navires de Marcellus l’étincelle qui devait les consumer.

Ce fut le coup de grâce ; en vain le consul voulut-il tenter un suprême effort pour mener ses légions à l’assaut. D’avoir vu la ville surgir féerique, toute de marbre et d’or, à la lueur des galères incendiées, d’avoir constaté le désastre de leurs armes, et de ne pouvoir en comprendre la cause, les soldats avaient perdu toute vaillance. Maintenant, chaque fois qu’ils apercevaient même de loin sur les murs un bout de corde ou un tronçon d’acier, ils se couchaient à terre et refusaient d’avancer, croyant encore voir se lever contre eux la puissance occulte qui les avait vaincus tant de fois.

Un matin on apprit enfin que Marcellus, renonçant provisoirement à s’emparer de la ville, convertissait le siège en blocus, et allait chercher ailleurs d’autres places plus aisées à conquérir. Alors sur le Timoléontium, où la nouvelle s’était répandue, ce fut une explosion de joie. Et la reconnaissance populaire sut aussitôt où chercher son sauveur. Un simple fabricant de chaussures, quittant son établi, cria à voix haute :

— Archimède au Temple de la Fortune !

Et mille, dix mille, cent mille voix lui firent écho. Vers Ortygie, où dans la solitude dormait l’ancien palais du bon tyran, la foule se rua à pas pressés. Archimède travaillait, comme toujours, l’infini des flots devant lui. Avant qu’il eût pu rien comprendre à cette irruption, il fut saisi par des bras vigoureux, hissé sur des épaules plébéiennes. Et jusque là-haut, au sommet de Tyché que couronnait le Temple de la Fortune, il fut porté à travers la ville, au milieu des acclamations de la multitude. Manifestation glorieuse, par laquelle la vie de tout un peuple s’incarnait dans la personne unique d’un héros. Seul, Orthon au fond de sa boutique, voyant passer le cortège, n’avait pas tout laissé là pour le suivre. Il restait dans l’ombre, le front plissé, la lèvre amère, devant le triomphe d’Archimède. « J’aurai ma revanche, se disait-il, tout n’est pas terminé encore. »

Au Temple de la Fortune, Tyché, l’Océanide bienfaisante, souriait, ayant à ses pieds le frein et la roue, l’éperon et le gouvernail. Elle était la seconde patronne de la ville et l’exécutrice des volontés secrètes de Perséphone, l’auguste Déesse. Elle était celle que l’on remerciait aux jours difficiles, lorsqu’on avait échappé à un grand danger. Archimède fut amené en triomphe jusqu’à son autel. Et là, les cris de bénédiction, les actions de grâces recommencèrent. Le soleil se coucha sur cette apothéose. Mais l’enthousiasme se prolongea longtemps dans la nuit, sous la clarté bénigne des étoiles. Des chants harmonieux montaient dans la nue, jusqu’aux astres. Et les jeunes Victoires d’or ou d’ivoire, les jeunes Victoires ailées, toutes, toutes, au seuil des portiques, devant les maisons, devant les palais, sur les places, les jeunes Victoires ailées portaient à leur front de légères couronnes tressées de marjolaines et de souples feuillages d’anis.

Et, pour toujours, les Syracusains croyaient avoir recouvré la paix.