Librairie Paul Ollendorff (p. 91-186).


DEVXIÈME LIVRE
L’ACHRADINE

Chapitre premier


e matin-là il y avait foule sur le marché. La grosse Gullis, son péplos vert retroussé sur sa tunique jaune et ses mains aussi bavardes que ses lèvres, discourait et gesticulait au milieu des groupes. Il fallait l’entendre ; à elle seule elle en savait plus long que les bourgeois de la ville et que les ouvriers des deux ports. Sur cette place immense où toutes les classes se coudoyaient — les riches ne dédaignant pas d’y descendre eux-mêmes pour choisir quelque bon morceau — elle allait et venait, semant des paroles, et emplissant tour à tour de sa remuante personne les boutiques et la colonnade.

Autour d’elle, à vrai dire, on n’était pas moins agité : la nouvelle s’était répandue depuis la veille que grâce à une intervention heureuse du roi Hiéron, les Syracusains étaient désormais tenus quittes du dernier tribut de cent talents que Rome jusqu’ici avait exigé d’eux pour prix de son alliance. C’était la liberté totale si longtemps rêvée, l’affranchissement absolu. Et l’on s’abordait, le sourire aux lèvres ; on s’interrogeait avec une joie patriotique dans les yeux : « Comment cela s’est-il fait ? Il doit y avoir là-dessous une raison que l’on ignore… — Attendez un peu. Le roi réunira sûrement l’assemblée du peuple et alors on saura tout. »

Mais Gullis intervenait triomphante :

— Attendre ! ce n’est pas la peine, je vais vous expliquer, moi. C’est à la suite de la bataille de Trasimène où les Romains ont été si bien taillés en pièces par les Carthaginois — que même leur consul Flaminius en a eu la tête coupée ; — le roi Hiéron qui n’aime pas beaucoup les soldats de Rome, mais qui déteste encore plus ceux de Carthage, a envoyé au Sénat qui siège en ce moment sur le Mont Capitolin une statue de la Victoire tout en or, du poids de trois cent vingt mines. — Qui le saurait si ce n’est celle qui vous parle ? c’est Orthon, mon cher mari, qui l’a exécutée ; — et en même temps il a fait graver sur le socle une inscription que je vais vous dire, si Mnémosyna veut bien me venir en aide : « Que ce don, Pères Conscrits, vous soit d’un heureux présage ! Car, bien que nous soyons persuadés que la grandeur d’âme du peuple romain se fortifie avec l’adversité, nous avons voulu vous offrir cette Victoire, que vous êtes dignes, malgré vos revers, de posséder. Nous vous prions de l’accepter, de la conserver, de la fixer à jamais auprès de vous dans le Capitole… »

Gullis avait débité cette tirade sans emphase et même avec une certaine précipitation, car elle avait encore beaucoup d’autres choses à dire ; on l’applaudit néanmoins frénétiquement, comme si elle y eût mis toute la science déclamatoire d’Ariston, l’acteur préféré des Syracusains. Elle se hâta d’ajouter :

— Vous comprenez qu’après ce cadeau royal les Pères Conscrits ne pouvaient moins faire que de lever toute redevance ; mais ce n’est pas tout : N’avez-vous pas remarqué depuis deux jours les manœuvres des maçons qui vont aux Carrières chercher des matériaux et les rapportent près du Timoléontium ? Vous vous imaginez peut-être que c’est pour bâtir encore un temple ou un palais, comme il y en a déjà deux cent quarante-huit dans la ville ? À moins que vous ne pensiez que ce soit pour loger les courtisans, ce à quoi ne suffirait point la maison des soixante lits d’Agathocle ? Ni ceci ni cela. Il s’agit simplement d’un autel en plein air que le roi va faire construire pour rendre grâces à Zeus tout puissant d’avoir reconquis enfin la complète indépendance de Syracuse. Mais ce n’est pas tout. Ne vous hâtez pas de crier merveille, comme si vous aviez vu tomber du ciel l’œuf des Tyndarides. L’autel doit avoir un stade de long, et l’on pourra y sacrifier cent cinquante taureaux à la fois.

— Un autel d’un stade de long ! Par Héraclès ! dit un adolescent aux cheveux bouclés, il faudra du temps pour l’établir ! Ce n’est pas demain qu’on verra l’hécatombe des cent cinquante taureaux.

En entendant ce propos, un homme du peuple barbu et noir, qui achetait des olives près de là, haussa les épaules.

— Voyez-vous, le myrmidon ! Ignores-tu donc que Denys l’Ancien fit élever en vingt jours les murailles qui défendent le nord de la ville depuis Tyché jusqu’aux Épipoles ? Il n’en coûte rien aux tyrans de commander, et quand c’est pour le bien de tous on doit avaler sa langue et obéir.
La voix de Thiérophantide s’éleva tout près de l’autel…

Pendant ce temps, Gullis continuait à pérorer ; elle expliquait à qui voulait le savoir que l’autel, malgré sa grandeur, serait très vite achevé au contraire, et que l’hécatombe ne tarderait pas à y être immolée. Elle en était sûre par cette raison que le roi voulait porter ce jour-là une magnifique couronne qu’il avait commandée depuis longtemps à Orthon. Or, l’orfèvre était loin d’avoir terminé son travail d’art, et il se pressait pour avoir fini la couronne en même temps que les ouvriers auraient achevé l’autel.

— Le pauvre homme ! disait Gullis ; il en perd le boire et le manger depuis que le roi lui a donné l’ordre de livrer promptement ce joyau. Vous auriez peine à le reconnaître ! Lui si gourmand d’habitude. Rien qu’à le voir savourer un bon morceau, c’est à mourir ! il renifle, ses oreilles se dressent, il ne regarde plus personne.

Et la femme de l’orfèvre, dans l’intention sans doute de remettre son époux en humeur de faire bonne chère, choisissait un superbe francolin de Phrygie à l’étalage d’un paysan.

Sur l’immense place, dans les groupes, les commentaires continuaient ; on louait généralement le « bon tyran » d’avoir su profiter si habilement des circonstances pour obtenir l’affranchissement complet de Syracuse, tout en conservant l’alliance de Rome ; et l’on supputait tout ce que cette paix solidement affermie vaudrait encore de merveilles à la ville.

Quelqu’un dit cependant :

— Ne vous y fiez pas. Si l’osier fleurit, le raisin mûrit, comme dit le proverbe. Le vautour romain rentre ses griffes, mais prenez garde à Carthage. Carthage a des amitiés puissantes jusque dans le palais du roi Hiéron.

Cette insinuation refroidit l’enthousiasme, et pendant quelques instants un silence figea les lèvres de ceux qui étaient là. Puis des murmures se firent jour et le nom du général Himocrate courut de bouche en bouche ; à voix basse d’abord, plus hardiment ensuite, jusqu’à ce qu’enfin les pêcheurs de thon, qui vendaient leur marchandise debout sous un portique, ne se gênèrent pas pour dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas.

— Ce général-là, on le connaît ! N’est-il pas né à Carthage, d’abord, lui ainsi que son frère Épicyde qui est resté là-bas ? Ils ne se font pas faute de s’entendre à distance, et un de ces jours, quand le vieux roi ira régler son compte chez Plouton, ils mettront la ville entre les mains d’Annibal, comme Agrigente y est déjà.

— Qu’est-ce que cela prouve ? dit un vieillard. Si Agrigente est tombée aux mains de Carthage, Camarine n’est-elle pas tombée dans celles des Romains ? Grâce à la Déesse, le sort de Syracuse n’est pas lié à celui des autres villes.

Il passa ; et celui qui avait parlé d’abord reprit d’un ton assuré :

— Himocrate a déjà gagné à sa cause le gendre du roi, Andranodore, et le jeune Hiéronyme ; il est vrai que Gélon, son fils, parait décidé à maintenir nos libertés. Mais qu’est-ce que Gélon, malade et débile, auprès des deux autres, puissants et forts ? Un homme à pied qui court près d’un char, voilà ce qu’est présentement l’héritier du trône de Syracuse…

Il y eut quelques faibles protestations, mais le venin était jeté et des voix de tous côtés s’élevaient, menaçantes, violentes. Et, comme c’était l’heure où les jeunes gens traversaient la place pour se rendre à la palestre, la foule grossissait à vue d’œil, envahissait l’agora, comme les vagues envahissent le rivage. Le bruit colossal de cette marée humaine faisait retentir les portiques et semblait secouer sur leur piédestal les statues de l’Abondance et de la Concorde qui dominaient l’assistance. Un marchand de légumes, brandissant un lupin énorme, qu’il tenait par la racine comme une lance, clama :

— Qu’il se montre seulement, l’Africain, le traître ; il verra ce que nous, les vrais Syracusains, nous pensons de lui !

Mais, déconcerté, il se tut, ayant aperçu tout à coup le général Himocrate en personne, qui sortait de la citadelle et s’avançait au milieu de la foule. Alors il fit semblant de vanter sa marchandise et continuant à brandir le végétal énorme :

— Voyez ce lupin ! En trouveriez-vous un pareil sur tout le marché ? Il contient plus de grains qu’il n’en faudrait pour servir de tessères au théâtre à tout le peuple de Syracuse, et une famille entière pourrait se nourrir de sa chair pendant huit jours !

Cependant, parmi la foule, on était loin de montrer la même souplesse d’esprit que le maraîcher, et la présence du général en costume de sa charge avait au contraire exaspéré les mécontentements. Le même personnage, qui tout à l’heure avait parlé le premier contre Himocrate, mit sa main en tuyau devant sa bouche et cria : « Le Pétalisme ! » Et aussitôt, non point comme un écho affaibli mais comme une clameur grossissante, des milliers de voix répétèrent : « Le Pétalisme ! le Pétalisme ! »

Himocrate pâlit, mais ne sourcilla point. Il savait bien ce que signifiait cette menace, cette exclamation comminatoire. Le Pétalisme, c’était la ressource suprême du peuple de Syracuse, lorsque, excédé par les exigences d’un tyran ou les menées perfides d’un citoyen, il voulait à toute force se débarrasser de lui. Le Pétalisme, c’était l’exil voté d’acclamation par la foule, le nom du proscrit tracé à la hâte sur les feuilles légères de l’olivier, le jugement populaire contre lequel aucune loi écrite ne pouvait prévaloir ; et déjà des mains fiévreuses arrachaient des rameaux aux arbres voisins, des huées escortaient le général, le poussaient vers la direction du Timoléontium où se tenait d’habitude l’assemblée du peuple. Himocrate, pris dans ce torrent, ne songeait pas à se défendre. Son regard clair et hautain dédaignait de se poser sur ses insulteurs. Arrivé au Timoléontium, il monta au sommet de la tribune où siégeaient les magistrats amphipoles qui rendaient la justice ; et il dit aux Syracusains, dont la masse noire et grouillante formait une fourmilière à ses pieds :

— Renvoyez-moi dans Carthage, ô peuple de fous, Doriens orgueilleux et insensés ! Renvoyez-moi dans Carthage ! J’en reviendrai le jour où vous ploierez sous le faix de votre gloire inutile ; et l’ardente lueur du Moloch africain s’étendra sur le front de vos Victoires, impuissantes à vous gouverner.


Chapitre ii


es travaux de la ville souterraine étaient achevés depuis longtemps. Mais Dorcas avait conservé l’habitude d’y venir chaque jour passer de longues heures pour rêver de Praxilla. Ici du moins rien ne distrayait sa pensée ; il était lui-même comme un homme nouveau dans cette cité funèbre, un homme presque dépouillé de sa chair et des habituelles passions terrestres, et déjà initié par le désir aux joies idéales qu’on doit ressentir par delà la mort. Ainsi, dans cette solitude et dans ce silence, son exaltation atteignait au paroxysme et l’image de l’hiérophantide, à chaque détour des rues étroites et blanches, venait d’elle-même se placer devant les yeux de son esprit.

Un jour, cependant, il la vit matériellement et telle qu’elle avait paru devant lui en sortant du temple, fermant la procession des prêtresses. Cette fois encore, elles étaient toutes ensemble, les huit Vierges saintes, se rendant à l’un des autels de Perséphone. Et, bien que leur voile fût resté abaissé sur leur visage, elles causaient entre elles familièrement comme de simples mortelles. Mais le timbre cristallin de leur voix ne semblait point profaner ce lieu sacré ; au contraire, il s’harmonisait avec la clarté pâle et presque lunaire de l’hypogée ; et pareillement, dans le cœur de Dorcas, il résonnait comme une musique délicieuse.

À l’approche des Vierges, l’époux de Fanie n’avait eu que le temps de se dissimuler dans une anfractuosité de la muraille ; de là, il se trouvait à merveille pour voir et entendre sans être aperçu. En toute autre circonstance, il eût éprouvé quelque honte à surprendre ainsi des paroles qui n’étaient pas prononcées pour lui ; mais il n’avait aucun moyen de fuir, et d’ailleurs la joie de se trouver sur le passage de Praxilla anéantissait pour le moment tous ses scrupules. Sa seule crainte était que le bruit de son cœur, battant comme un dur marteau sur l’enclume brûlante de sa poitrine, n’éveillât l’attention des prêtresses. Mais non ; elles passèrent sans se douter qu’un homme était là qui les épiait. Elles conservaient par habitude le rythme égal de leur démarche, et deux à deux s’avançaient tout en échangeant des phrases légères. Démo disait :

— J’ai fait aujourd’hui un vœu à Perséphoneia : c’est de ne jamais tourner les yeux vers la ville quand nous sommes le soir sous le Portique. La ville, c’est la lumière et le bruit, tout le tumulte de notre vie ancienne qui vient expirer au pied de notre solitude.

Et Glaucé, qui marchait à côté de Démo, répondit :

— Moi, j’aime au contraire à comparer ce bruit et ce tumulte lointain avec la douce paix qui règne en mon cœur. Cela me fait chérir encore davantage la Déesse, et je la remercie alors avec plus de ferveur de m’avoir appelée à son service.

La voix de Praxilla s’éleva un peu haute, avec des modulations qui la faisaient semblable aux colonnes doriques du temple, inébranlables dans leur structure, mais qui, cependant, paraissaient flexibles.

— Mes sœurs, prononçait l’hiérophantide, c’est déjà trop de chercher à se réjouir de notre état présent par le souvenir du passé. En prenant le bandeau sacré, n’avons-nous pas renoncé à tout ce que nous avons pu aimer autrefois et fait l’abandon complet de nos personnes : en sorte que nous avons en réalité cessé de vivre par nous-mêmes pour être les sanctuaires purs et choisis de la Déesse ?

Et, pareil à un roucoulement de tourterelles, un murmure s’était élevé de toutes les bouches virginales :

— Oui, nous sommes les sanctuaires purs et choisis de la Déesse.

Elles disparues, Dorcas était resté longtemps encore enfoui dans l’anfractuosité de la muraille. Les battements de son cœur ne parvenaient pas à s’apaiser. Une odeur suave restait dans l’air, où se mêlaient le souvenir des aromates brûlés devant l’autel et la langueur du parfum des Vierges ; — et les vibrations des paroles de Praxilla, telles les émanations de ces parfums, demeuraient aussi suspendues dans la rue étroite et blanche, entre les tombeaux…

Depuis, à plusieurs reprises, Dorcas avait revu les Vierges. Tantôt elles étaient toutes réunies, tantôt une seule prêtresse accompagnait l’hiérophantide. Et de les entendre s’interpeller et se répondre, il en était arrivé à les connaître par leur nom. Il les distinguait même de loin aux particularités de leurs gestes ou à quelque pli de leurs vêtements, bien qu’elles fussent toutes voilées et pareilles. Et il attendait anxieusement le jour où, par un hasard béni, Praxilla viendrait à traverser seule l’hypogée. Que ferait-il alors ? Aurait-il le courage de se montrer à elle, de lui avouer comment et pourquoi il se trouvait là ? En réalité, il n’en savait rien. Mais un immense désir le projetait à l’avance aux pieds de l’hiérophantide. Il était dans cet état de fièvre mentale qui fait paraître réalisables toutes les folies.

Ce jour vint enfin ; c’était le matin, à l’heure où tout dormait encore dans la Syracuse vivante, au-dessus de la cité funèbre. Dorcas, lui, n’avait guère reposé cette nuit-là. Il avait remué dans son esprit des considérations diverses où se confondaient ses ardeurs de patriote et son héroïque amour pour l’hiérophantide ; et dès l’aube il s’était faufilé dans la ville souterraine. Le silence y régnait, encore plus compact, encore plus total que d’habitude ; et là, parmi les mânes des morts anciens, il avait continué de rêver son rêve. Praxilla évoquait à ses yeux tout ce que sa patrie renfermait de noblesse et de vertu ; elle en était la surhumaine protectrice, la jeune Victoire ailée, aux pieds invulnérables et au front sans tache, qui commandait à toutes les autres Victoires dressées sur les seuils des maisons et sous les portiques, et qui, de la pointe extrême d’Ortygie, gardait à la fois l’île, la citadelle et toute la contrée.

Et de même, les élans religieux de Dorcas se résumaient en la seule personne de Praxilla ; il ignorait presque tout du caractère mystérieux de la Déesse ; jamais il n’avait cherché à pénétrer le sens caché de son culte ; aujourd’hui cependant quelque chose d’impérieux, une seconde volonté née en lui, le poussait à en connaître davantage ; et devant chaque autel qu’il rencontrait sur son chemin, il s’arrêtait, interrogeant les pierres muettes. Mais ces autels étaient presque tous nus et sans aucun symbole extérieur ; à peine les distinguait-on d’entre les tombeaux, comme eux incrustés dans la muraille et comme eux froids et insensibles. « J’irai jusqu’au bout de mon pèlerinage, se disait Dorcas ; je visiterai l’un après l’autre tous les endroits consacrés où les prêtresses viennent déposer leurs offrandes ». Ainsi il avançait toujours, mû par cette force irrésistible et secrète que l’amour, à son insu, avait déposée dans son âme ; il se trouvait maintenant dans une partie de l’hypogée où il n’avait jamais pénétré encore ; ce devait être, sous l’Achradine, le lieu correspondant à une carrière abandonnée, que le premier Denys, deux siècles avant, avait organisée en prison. Dorcas se rappelait avoir entendu les récits de ses ancêtres, narrant la cruauté du tyran, qui trouvait un raffinement de plaisir à écouter par un trou disposé dans la pierre les plaintes et les gémissements de ses victimes. Depuis, cette latomie avait été transformée en un jardin luxuriant orné de statues et de fontaines, où les Syracusains aimaient à se promener aux heures de loisir. Les oiseaux y chantaient, et les fleurs y poussaient en abondance ; et Dorcas se souvint de la parole du poète dorien que « le sang enfante la rose et que les larmes enfantent l’anémone ». Mais ici, dans ce dernier étage de la cité tant de fois reconstruite, rien ne germait ; — et la mort trop vieille n’enfantait plus aucune parcelle de vie. Pourtant sur l’autel qui s’élevait devant ses yeux, Dorcas aperçut un bouquet de pavots…

Il aperçut un bouquet de pavots et, s’étant approché, il vit l’hiérophantide étendue à terre, le front en avant ; sa chlamyde blanche se confondait avec la teinte crayeuse du sol, et son voile de lin par-dessus sa tête prolongeait la ligne sinueuse de son corps. Elle priait ; un souffle régulier soulevait son dos aux épaules évasées comme les deux branches d’une lyre. De temps en temps, un soupir plus profond faisait onduler davantage cette lyre vivante. Dorcas crut qu’elle pleurait. Mais pourquoi l’hiérophantide aurait-elle versé des larmes ? Il s’agenouilla à quelque distance derrière elle et attendit.

Au bout d’un instant, Praxilla se leva et prit le bouquet déposé sur l’autel. Son visage était toujours voilé, mais ses mains étaient nues ; et leur blancheur mêlée à l’incarnat sanglant des corolles impressionna si vivement Dorcas qu’il fut sur le point de défaillir. Maintenant toute son attention était attachée à ces mains admirables de la prêtresse. Un à un, de ses doigts légers, elle détachait les pétales, et bientôt ce fut sur l’autel un éparpillement de taches larges et luisantes comme des gouttes de sang. Et la voix claire de Praxilla s’éleva dans la ville funèbre, en fit tressaillir les voûtes :

— Ô Perséphoneia souterraine, terrible Hécate, fille auguste de Déméter, disait l’hiérophantide, je t’appartiens, ô chevelue-de-ténèbres ! Tu marches devant moi, tour à tour lumineuse ou sombre, triste ou gonflée d’espérance comme mon âme. — Je t’appartiens, ô maîtresse de ma destinée ! Prends ma chair, prends mon sang, prends mon désir et ma volonté. Je t’en renouvelle l’offrande sur cet autel, pour la ville de ta gloire, pour la Syracuse aux mille couronnes. Ne permets pas que jamais une main étrangère puisse en profaner la radieuse beauté, ni que l’ombre d’une pensée coupable sépare de ta pensée unique la Vierge consacrée à ton service. »

Elle posa ses lèvres sur l’autel, parmi la jonchée sanglante des pavots et lentement se retourna. Et elle vit Dorcas à genoux, immobile sur le sol, tout blanc lui aussi dans sa tunique de laine. Il lui apparut comme si, de l’un des tombeaux entr’ouverts, des mânes soudainement réveillés se fussent réincarnés dans la vie ; et, les yeux fixés sur elle, il la regardait éperdument. Mais elle ne donna aucun signe de terreur ; elle le reconnut sans doute ; sans doute avait-elle gardé la mémoire du jour où il l’avait portée entre ses bras sans même l’effleurer d’un regard impur, car elle lui dit de sa voix harmonieuse et chantante :

— Que faites-vous là, Dorcas, fils de Damilès ?

Et lui, d’entendre cette bouche sainte et irrévélée l’appeler par son nom, il tressaillit comme si vraiment il venait de sortir du tombeau. Et il murmura :

— Ô Praxilla ! ô très pure hiérophantide !…

La parole expira sur ses lèvres ; mais il se reprit cependant ; et, s’étant relevé, il dit avec plus de force :

— Ne vous irritez pas si vous me surprenez devant l’un des autels de la Déesse. N’est-il pas permis à tout homme de prier pour la prospérité de sa patrie ?

À travers le lin qui les couvrait, les yeux ardents de Praxilla jetèrent un éclair.

— Oui, dit-elle, il est permis à tout homme d’invoquer la protection de la Déesse ; mais vous ne savez pas, sans doute, que ce lieu est saint et que l’accès en est interdit aux profanes ?

— Je ne l’ignore point, fit Dorcas.

Il s’enhardissait, car à l’accent de la prêtresse il avait compris qu’elle n’avait contre lui aucune colère. Et, tirant de sa poitrine la clef de la ville souterraine que l’Éponyme lui avait remise, il la montra à Praxilla.

— Voyez cette clef, ô Praxilla, c’est le grand-prêtre lui-même qui me l’a confiée, celui qui dispose de nous tous, et dont il est défendu de prononcer même le nom. Sans doute a-t-il eu foi dans ma loyauté. Serez-vous plus sévère que lui, et m’obligerez-vous à vous la rendre ?

Praxilla hésita ; ses regards, invisibles pour Dorcas, s’étaient arrêtés sur lui :

— Non, dit-elle enfin, je ne vous ferai pas cet affront ; moi aussi, je crois à la loyauté de votre cœur ; mais souvenez-vous que nul n’a le droit de chercher à connaître le visage des prêtresses, ni même de toucher à la frange de leur manteau.

Une joie ardente illuminait la face passionnée de Dorcas.

— Zeus m’est témoin, affirma-t-il, que je préférerais mourir cent fois plutôt que de vous offenser.

Et, joignant les mains, il dit encore :

— Mais laissez-moi réchauffer mon âme à la vôtre, ô Praxilla ! J’en ai tant besoin, si vous saviez ! Une lourde charge pèse sur mes épaules ; depuis l’exil du général Himocrate, la garde de la ville m’est entièrement dévolue, et souvent je tremble de penser que le sort de la sublime Syracuse est entre mes mains. Aidez-moi de vos conseils, ô très pure hiérophantide, qui pénétrez les secrets de la divinité. Soyez mon inspiratrice. Ainsi nous serons deux à veiller sur les destinées de notre patrie : vous par la prière et moi par les armes.

Praxilla avait écouté Dorcas, sans que le moindre tressaillement eût agité ses pâles mains rejointes sous sa chlamyde. Et ce fut d’une voix presque insensible qu’elle répondit :

— Je vous dois la vie, Dorcas, je ne puis vous refuser mon assistance. Mais que la Déesse nous protège !


Chapitre iii


ullis pour cette fois avait dit vrai : l’autel commandé par Hiéron avait été terminé, malgré ses proportions colossales, en moins de temps qu’il n’en aurait fallu dans toute autre circonstance pour bâtir l’étroite maison d’un philosophe. Il s’élevait au centre même de la ville, entre la frise coloriée du théâtre et les colonnes blanches de la place publique, où reposaient les restes de Timoléon, le héros qui jadis était venu de Corinthe pour rétablir l’indépendance des Syracusains. Hiéron avait voulu qu’ainsi fussent rassemblés sous l’œil du peuple tous les grands monuments qui lui rappelaient le triomphe de sa liberté.

Et certes rien n’avait été ménagé pour que le nouvel édifice fût digne de figurer parmi les splendeurs de la plus belle de toutes les villes. L’immense table où devait avoir lieu l’immolation était un morceau unique de marbre de Thasos sans défaut, dont le grain fin et luisant étincelait au soleil comme l’épiderme des blanches statues frissonnantes dans leur nudité. Une console à crosses, imitant la forme des hautes fougères lydiennes, régnait d’un bout à l’autre sous l’autel, et, entre ces volutes, une fresque avait été peinte, retraçant le plus haut fait d’armes de l’histoire de Syracuse : sa lutte contre les Athéniens au temps où la flotte de Nicias fut mise en déroute par le Spartiate Gylippe dans les eaux de la mer de Sicile. Cette vieille querelle entre les Doriens de Lacédémone et de la Grande Grèce et les Ioniens d’Athènes demeurait encore vivante dans tous les esprits, parce qu’elle était inscrite dans le sang même de ces races jumelles, également jalouses de leur gloire, mais toutes deux si éprises d’héroïque beauté qu’après le combat une strophe d’Euripide, récitée à voix haute, avait fait de nouveau fraterniser et tomber aux bras les uns des autres ces fils d’Hellen ennemis. D’autres images encore, familières au génie du peuple, décoraient l’autel. Un sculpteur y avait évoqué les têtes gigantesques des trois Gorgognes, Sthéno, Euryale et Méduse, écumantes et telles que les avait rejetées sur la côte l’antre de Charybde ; et celles des deux Græés, Péphrédo et Enyo, portant sur leur visage autant de plis que l’Eurus en fait naître à la surface des eaux. Ces cinq figures de femmes d’expression diverse, mais toutes énormes et grimaçantes, semblaient savourer à l’avance la joie de sentir couler sur leur front le sang chaud des victimes.

Déjà elles se trouvaient là, ces victimes, les cent cinquante jeunes taureaux qui allaient être sacrifiés dans un instant. Leur masse, derrière l’autel, formait comme un groupe taillé dans un bloc de Ténare et que Myron d’Éleuthères eût sculpté. Ils étaient tous d’un noir opaque et leurs cornes même étaient noires, et leurs naseaux étaient tournés du côté du Mont Thymbris, d’où ils étaient descendus. Trois hommes suffisaient à les garder, bien qu’ils fussent impétueux et ardents ; mais avant de les amener on avait eu soin de les réunir aux génisses et maintenant, rêvant encore de cette félicité, ils se tenaient immobiles, sans autre tressaillement que celui de leur souffle dans leurs flancs profonds. Autour d’eux la foule commençait à s’épaissir. On venait de partout, des Épipoles et de Tyché, de toutes les rues tortueuses et enchevêtrées de l’Achradine. On venait, pédestrement ou en char, des bourgades qui s’essaimaient dans la plaine, au delà du cours de l’Anapos ; il y avait des gens qui avaient marché depuis la veille et qui conservaient dans leurs mains un bâton noueux aussi gros que la massue d’Héraclès. Des femmes n’avaient pas craint d’amener leur plus jeune enfant et elles le portaient debout sur l’épaule à la façon d’une amphore. Et, pullulant comme des fèves dans les marais, les gamins surgissaient de tous les côtés à la fois, semblaient sortir d’entre les pierres.

Cependant, pareille à une trirème blanche attachée au rivage, Ortygie se balançait sur les flots. Calme et recueillie, elle semblait étrangère à cette animation : le palais du roi, le temple majeur d’Artémis, la citadelle et le Portique de la fontaine Aréthuse se diluaient dans la lumière vaporeuse dont les rayons s’effrangeaient sur elle, tandis que le soleil tombait à pic sur le centre de la ville, où se dressait l’autel neuf et brillant d’Hiéron. À cet instant le vieux roi sortit, accompagné seulement de Dorcas. Malgré son grand âge, il marchait à pied, ne voulant pas donner à son peuple l’exemple de l’ostentation. De même avait-il refusé pour cette fête de la Liberté de se faire escorter par sa garde habituelle d’hoplites. La seule marque de sa puissance était, sur ses cheveux blancs, la couronne qu’Orthon avait ciselée. Elle était épaisse et haute, semblable à une tourelle palissée de roses ; et quelle que fût sa lourdeur, elle semblait ne pas peser sur le front auguste du vieillard. Près de lui, Dorcas avançait respectueusement. Mais le roi le traitait avec familiarité et parfois s’appuyait à son épaule. En passant devant la maison attenante au palais, que l’officier habitait avec sa jeune épouse, on vit luire derrière la fenêtre le visage blanc de Fanie. Elle se tenait blottie là, non point pour contempler la face vénérable d’Hiéron, mais pour apercevoir une fois de plus son cher Dorcas ; et quand il fut tout près d’elle, séparé seulement par l’épaisseur du vitrage, elle lui envoya un baiser de la main, puis elle entr’ouvrit doucement la fenêtre comme pour laisser s’enfuir un oiseau. Le vieux roi, qui avait conservé dans le regard toute l’acuité de la jeunesse, vit l’envolée de ce baiser et sourit. Il dit à l’officier : « Vous avez dû naître sous une heureuse étoile, Dorcas : le plus beau don que les dieux puissent faire à un homme, c’est une femme fidèle ! — En effet, dit Dorcas, et je prie tous les jours la Divinité de me rendre digne d’une telle faveur. » En prononçant ces paroles, il ne put s’empêcher de soupirer. Cette grande tendresse de Fanie, dont longtemps il avait été si heureux, commençait à lui paraître déraisonnable et puérile ; il ne savait comment y répondre et il souhaitait parfois que celle qu’il nommait sa petite flamme, sa petite lumière, n’eût désormais pour lui que l’affection tranquille d’une épouse…

Quand le roi arriva sur le Timoléontium, la foule était si compacte que Dorcas, inquiet, regrettait en lui-même de n’avoir pas fait mettre sur pied les hoplites. Mais comme par enchantement un passage s’ouvrit devant le vieillard couronné de ses roses d’or, en même temps qu’une acclamation formidable s’élevait de toutes les bouches. On n’attendait plus que lui pour commencer le sacrifice. Le grand-prêtre éponyme était debout sous son dais, le front ceint d’un épais turban de pourpre, et les cent cinquante taureaux avaient été conduits, les yeux bandés, autour de l’autel. Derrière eux les sacrificateurs avaient déjà répandu sur le sol les orges salées. Le bon tyran prit place au milieu de l’estrade qui avait été préparée pour la famille royale, et où dominait son trône ; et, d’un geste de sa main étendue, il remit au grand-prêtre la riche hécatombe, afin qu’elle fût offerte en actions de grâces à Zeus libérateur.

Le sang coulait. Succédant aux acclamations du peuple, la plainte éperdue de surprise des taureaux montait vers le ciel ; d’un bout à l’autre de l’autel immense, leurs flancs convulsés opposaient leur matité sombre à l’éclat étincelant du marbre. Le sang coulait ; en cascades d’abord sur le front réjoui des Gorgones, puis en ruisseaux épars le long de la fresque héroïque, puis au milieu de la place en un lac épais et stagnant, dont la nappe, de minute en minute, se faisait plus haute. À ce moment dans la foule plusieurs personnes s’évanouirent, tant l’effusion de cette denrée fauve et brûlante mettait dans l’air une animale fadeur. Cependant, Hiéron, immobile sur son estrade, assistait au sacrifice ; et il remerciait dans son cœur le Zeus tout puissant, protecteur éternel des fils d’Hellen, d’épargner le sang de son peuple et d’accepter en échange celui de ces bêtes inutiles. Le sang coulait. Toute rumeur s’était tue ; on n’entendait plus que la voix du grand-prêtre qui, les bras levés, priait pour la ville. Dans les dernières torsions de l’agonie, les cent cinquante taureaux noirs pantelaient sur le marbre blanc. Et le regard du vieux roi se porta sur le jeune Hiéronyme, debout lui aussi au bord de l’estrade. L’enfant, subitement grandi et adolescent presque, passait sur ses lèvres rouges une langue ardente : ses yeux petits et cruels fourmillaient d’une joie féroce, et toute son âme — c’était visible — accourait dans ce sang, s’y réfugiait, y nageait dans une ivresse charnelle. Et tandis que l’odeur attiédie s’affadissait encore et faisait tournoyer les corbeaux au-dessus de la Syracuse aux mille couronnes, l’enfant royal, les poings crispés, les narines ouvertes, humait voluptueusement l’odeur du sang, de la souffrance et de la mort…

La partie liturgique du sacrifice était terminée. Hiéron descendit lentement les degrés du trône ; bientôt l’Éponyme disparut aussi, laissant aux sacrificateurs le soin de brûler l’hécatombe et d’en partager les morceaux à la multitude. C’était maintenant le peuple tout entier qui allait célébrer les rites de sa liberté : de tous côtés, des chants s’élevèrent sur le mode dorien, graves et virils, bien que les femmes et les enfants joignissent leurs voix à celles des hommes. On sentait que la musique était une fonction essentielle de cette race et pour ainsi dire sa seconde âme ; d’elle lui venait son « euphrosinè », sa joie secrète et sa force ; elle maintenait l’équilibre entre ses passions exaltées et son sens de la vie réelle ; dès le berceau, les nouveau-nés apprenaient à y plier leurs accents, et les jeunes filles s’exerçaient aux harmonieuses parthénies qui devaient charmer l’époux. Or, en ce moment, cette seconde âme du peuple de Syracuse s’élevait vers la Divinité en un seul et magnifique essor.

Mais bientôt d’autres divertissements succédèrent aux chants des hymnes. Les adolescents s’alignèrent sous les portiques et donnèrent aux vieillards le spectacle de la lutte. Leurs membres souples, frottés d’huile d’aneth, s’enchevêtraient comme les blancs rameaux des platanes ; leurs fronts couronnés d’une chevelure épaisse et ronde se touchaient parfois, tels des disques encadrés de lauriers. Quelques-uns simulaient des danses martiales ; ils se tenaient par la main et au son de la buccine partaient tous ensemble vers le but ; les genoux vigoureux, les jambes nerveuses s’élançaient avec une précision si parfaite que l’œil ne discernait plus qu’un seul mouvement de tant de corps assemblés ; — ainsi dans un bas-relief de marbre se profile sur une seule ligne la cohorte animée des guerriers.

Pendant ce temps les femmes entouraient les sacrificateurs pour avoir leur part des viandes. Inquiètes, affairées, elles présentaient leur visage à la flamme violette du bûcher, où achevaient de se consumer les entrailles des victimes ; et il y en avait qui trichaient pour avoir deux fois leur part. Mais les sacrificateurs ne s’en préoccupaient pas ; ils savaient que, tout le monde pourvu, il en resterait encore assez pour les nourrir largement, eux et leur famille ; et ils servaient, ils servaient toujours la multitude. La fête, commencée dans le recueillement, s’achevait dans la fièvre et dans le tumulte. Des cratères de vin noir, enguirlandés de marjolaine, avaient été apportés des maisons voisines. On buvait à la gloire de la cité, à l’heureuse vieillesse du roi Hiéron, à Zeus libérateur, et à la triple Déesse. Devant l’autel, près du bûcher, d’autres danses s’organisaient, d’autres chants vibraient dans l’air ; les jeunes hommes, leurs pieds nus dans le sang refroidi qui achevait de sécher sur le sol, inventaient de nouvelles façons de montrer leur adresse. Et les vieillards inclinés vers eux souriaient ; il semblait que dans la ville, libre enfin de toute entrave, ce sang fût le dernier qui dût être versé, le sang des cent cinquante taureaux offerts en victimes, tandis que là-bas, aux pentes fertiles du Thymbris, la flûte des bergers Syracusains berçait d’autres troupeaux innombrables, mollement, sous le ciel endormi.


Chapitre iv


oujours accompagné de Dorcas, le bon tyran avait regagné le palais. Son premier soin, en montant les degrés, avait été de demander des nouvelles de son fils Gélon qu’il n’avait pas vu sur l’estrade assister au sacrifice. « Le prince Gélon est plus souffrant, » avait répondu l’un des gardes ; puis il était rentré dans son mutisme de commande.

Cette information vague n’avait pas satisfait le vieux roi. Sans même prendre le temps de déposer sa couronne, il se rendit à l’appartement qu’occupait son fils dans l’intérieur du palais ; mais sur le seuil il rencontra le grand Archimède, et cela l’inquiéta et le rassura à la fois : le savant aimait Gélon et Gélon l’aimait ; dans ce palais, où chacun était emporté par la vie active, ils étaient les deux seuls êtres occupés de science et de méditation.

— Eh bien, dit le roi, qu’y a-t-il ?

Archimède mit un doigt sur sa bouche.

— Rien de nouveau, fit-il. En ce moment il repose. Il faut respecter cette accalmie que lui envoie la divine sagesse.

Hiéron sans insister rebroussa chemin ; il savait qu’au mal dont souffrait Gélon il n’y avait pas de remède. C’était un affaiblissement de jour en jour plus sensible, un anéantissement successif de toutes les forces physiques, tandis que l’esprit au contraire s’avivait davantage, jetait de nouvelles lueurs, soulagé peu à peu de la matière comme une pierre précieuse de sa gangue.

— Il viendra nous retrouver à son réveil, reprit Archimède ; je lui ai promis d’être là.

Il avait parlé simplement, comme ayant conscience de remplir un devoir, et il trouvait naturel de délaisser pour cela ce qui faisait la joie de sa vie, ce qui la remplissait tout entière.

Dorcas en fut ému et murmura :

— Ainsi vous faites passer les œuvres du cœur avant celles de l’intelligence.

— Oui, répondit Archimède ; la bonté est préférable au savoir autant que le miel qui adoucit la bouche l’est au vin qui excite et enorgueillit le cerveau.

On était arrivé dans la salle où la famille royale avait coutume de se réunir vers le soir, autour du souverain nonagénaire. Tout y était aménagé pour l’intimité, et rien n’y rappelait le pouvoir suprême, sinon la haute chaise à dossier d’ivoire, surmontée d’une petite Victoire d’or, que le roi seul avait le droit d’occuper. Il s’y assit ; et Dorcas aussitôt lui retira du front sa lourde couronne. Archimède, selon l’habitude qu’il en avait, marchait de long en en large, poussé par l’ardeur de ses pensées. Cependant, après avoir déambulé quelques instants en silence, il s’arrêta devant Hiéron et lui dit :

— Eh bien ! mon cousin, êtes-vous content de votre journée ? L’enthousiasme du peuple a-t-il répondu à votre attente ?

— Tout a été parfait, dit le roi ; il ne manquait que la présence de Gélon et la vôtre.

— Je n’aime pas à voir verser le sang, fit Archimède.

Il se tut, et le roi ne répliqua point. On disait à la cour que l’illustre savant suivait en secret la doctrine de Pythagore, qu’il croyait à un dieu unique auquel l’homme ne doit offrir en sacrifice que des hosties non sanglantes. En tout cas, sa conduite extérieure se modelait sur les règles de l’ascétisme pythagoricien : il observait pendant de longues heures le silence ; il ne mangeait d’aucune chair, ni de rien de ce qui avait eu vie ; il se gardait soigneusement de détruire les moindres insectes, et souvent, dans les chaleurs de l’été, il laissait les moustiques s’attacher à son visage, plutôt que de s’exposer à les blesser en les chassant de la main. Ils étaient nombreux, d’ailleurs, ceux qui dans la Grande-Grèce, en Sicile et particulièrement à Syracuse, conservaient dans leur âme les préceptes que leur avait légués l’austère philosophe ; et hier Empédocle, comme aujourd’hui Archimède, comptaient parmi les anneaux les plus robustes de cette chaîne de vérité qui, de l’Inde à l’Égypte et de l’Orient à l’Occident, maintenait, à travers les multiples formes des superstitions locales, la tradition du plus pur idéalisme.

Au bout d’un instant, le vieux roi reprit :

— Il s’en est fallu de peu, cependant, qu’en ne venant pas vous ayez manqué un spectacle extraordinaire, unique dans les annales du monde, et plus beau, s’il se fût produit, que l’hécatombe des cent cinquante victimes qui ont été immolées sur l’autel.

Le roi avait parlé avec émotion et aussi avec un peu de cette solennité que mettent les vieillards à exprimer leurs pensées intimes. Et Archimède, frappé du son de sa voix, s’était de nouveau arrêté
À l’approche des Vierges, l’époux de Fanie n’avait eu que le temps de se dissimuler…
devant lui. Maintenant il écoutait, à côté de Dorcas, qui se tenait debout près de la chaise d’ivoire et d’or.

— Je suis vieux, dit lentement Hiéron : j’ai régné soixante ans sur mon peuple ; et pendant ces douze lustres mon ambition la plus chère a été de faire refleurir dans la ville les libertés qui l’avaient rendue si grande aux temps de Timoléon et de Hiéron Ier, mon aïeul. Pour cela j’ai cultivé tour à tour l’amitié de Carthage et celle de Rome, comme un matelot navigue entre le double écueil de Scylla et de Charybde, dont les vagues avides voudraient l’engloutir. Mais la nuit rend le pilote craintif : que deviendront après moi ces libertés que j’ai reconquises une à une ? — que deviendra la gloire de Syracuse et sa beauté ? Gélon, vous le savez, est déjà marqué par la mort, et peut-être descendra-t-il avant moi dans la tombe. Ce sera donc Hiéronyme, cet enfant vicieux et cruel, qui portera dans ses mains le précieux fardeau. J’ai horreur d’y penser. Cette obsession trouble et empoisonne ma vieillesse. Or tout à l’heure, en présence du peuple assemblé, un désir immense me poussait à descendre les marches de mon trône, et, prenant à deux mains ma couronne sur mes cheveux blancs, de la déposer au milieu de l’autel où était rangée l’hécatombe. On eût alors gravé ces lignes dans le marbre : « Le roi Hiéron a fait construire cet autel pour y déposer sa couronne : Syracusains, soyez vous-mêmes les gardiens de votre liberté. » — Qu’en dites-vous, mes amis ? Ce spectacle n’eût-il pas été beau ?

Archimède et Dorcas tardaient à répondre, ayant les yeux mouillés de larmes. Mais à cet instant les deux filles d’Hiéron entrèrent dans la salle. Elles étaient toutes deux hautes et brunes ; leurs chevelures entremêlées de perles formaient plusieurs étages sur leurs fronts, et elles portaient de longues robes traînantes d’un tissu filigrané d’or. S’étant placées à droite et à gauche du siège royal, elles se prirent à cajoler le vieillard, en lui baisant tour à tour les mains et le visage, et en lui adressant des paroles tendres.

Hiéron se laissait faire, un sourire paternel sur les lèvres. Puis il dit à Archimède et à Dorcas :

— Voilà ce qui m’a retenu de déposer ma couronne. Ah ! mes amis, celui qui ne veut pas être esclave dans sa maison doit d’abord en éloigner les femmes.

Mais les princesses souriaient à leur tour. Philistis, qui avait épousé Andranodore, se mit à dire :

— Pourquoi craindre les caprices d’Hiéronyme, mon père ? Ne serons-nous pas là pour le guider ?

Et Néréis, la cadette, qu’on appelait aussi Héraclée, reprit aussitôt :

— D’ailleurs, que parlez-vous de mourir ? Ce sont les maladies bien plus que les années qui font la vieillesse. Vous êtes robuste et bien portant. Les dieux vous laisseront longtemps encore parmi nous.

Hiéron hochait la tête, à demi convaincu, et, comme tous les êtres forts, sensible aux cajoleries des femmes.

— Oui, je sais, fit-il enfin : vous voulez qu’Hiéronyme règne, ou plutôt vous voulez régner pour lui. Je ne vous déshériterai pas de ce droit qui vous appartient. Mais songez, mes filles, que vous devrez régler vos actes, non sur votre bon plaisir, mais sur la justice.

Pour détourner l’entretien de cette pente sévère, et aussi parce qu’elle aimait à imposer ses désirs, Néréis dit, s’adressant à Archimède :

— Si nous jouions aux gryphes, voulez-vous ? Gélon va venir tout à l’heure, et il ne manquera pas de nous proposer ce divertissement dont il raffole.

Elle parlait d’une voix merveilleuse, sans cette affectation de « plataïsme » commune aux habitants de Syracuse. Dans la ville on disait d’elle que, pareille à la sirène dont elle portait le nom, elle avait le pouvoir de charmer tous les mortels, sans jamais se soucier d’eux autrement que pour les faire souffrir. Mais de Philistis, sa sœur, on disait au contraire que sous un visage plutôt austère elle portait un cœur capable de tous les débordements ; et l’une et l’autre, d’une beauté parfaite mais hautaine, faisaient à la fois l’admiration et l’effroi du peuple.

Archimède avait consenti. Peut-être subissait-il l’infaillible attrait qu’exerçaient autour d’elles les deux princesses. En tout cas, son amitié pour Gélon lui imposait le devoir de se prêter à ce qui pouvait distraire ses derniers moments. Il s’assit sur le siège qui lui avait été préparé en face du vieux roi, et Néréis aussitôt commença le jeu des gryphes.

— Quelle est, dit-elle en s’adressant à son père, la raison pour laquelle il ne faut pas croire aux songes de l’automne ?

— Je l’ignore, répondit le roi, ne m’étant jamais préoccupé de mes rêves ; mais Dorcas va nous l’apprendre.

Dorcas, qui se tenait toujours debout auprès du vieillard, obéit :

— Ne serait-ce pas, fit-il, que dans la saison où les feuilles tombent l’esprit est moins apte à retenir les images, de sorte qu’au réveil ces images se brouillent et se confondent devant lui, comme les feuilles au pied de l’arbre dépouillé ?

— Bon ! dit Philistis. Qui nous donnera maintenant le mot de cette énigme : « Issu de parents sans aïeux et moi-même sans postérité, je suis un éphèbe couronné de roses, toujours jeune, toujours séduisant. »

— Voilà qui n’est pas difficile, dit Andranodore qui venait d’entrer : c’est le printemps.

Néréis éclata de rire au nez de son épais beau-frère.

— Pas du tout, affirma-t-elle. Avez-vous jamais entendu dire que le printemps fût sans postérité, alors qu’au contraire il engendre tout ce qui vit ? L’éphèbe dont parle l’énigme ne peut être qu’Éros, que l’on dit fils de Cypris, mais qui, en réalité, a été enfanté directement du Chaos, dès l’aube des temps. Qu’en pense l’illustre Archimède ?

— Que pense de l’amour celui qui l’a toujours soigneusement évité ? dit Archimède. Et, d’ailleurs, ceux qui lui obéissent ne sont-ils pas les derniers à le connaître ?

— Dans la bouche d’Éros on pourrait encore placer ceci, fit Dorcas : « La poudre d’or qui vient d’Éthiopie a remplacé mon arc et mes flèches. »

Cependant le vieux roi s’était penché vers Andranodore.

— Et Gélon ? Il tarde bien. N’est-il donc pas encore éveillé ?

— Je vais m’en informer, dit Andranodore.

Il quitta la salle et un silence se fit. Les deux princesses s’étaient rejointes et causaient à voix basse. Archimède avait repris le cours de ses pensées, et Dorcas regardait le visage du roi où passaient, comme dans le ciel du soir, tour à tour des reflets et des ombres.

Enfin Gélon parut, pâle et lent, mais sans s’appuyer sur la main qu’Andranodore lui avait offerte. En voyant le cercle de famille qui l’attendait, il eut un faible sourire.

— Vous jouiez aux gryphes, dit-il. Cela se trouve à merveille ! Je roule justement dans mon esprit un problème dont la solution me préoccupe, et que je voudrais soumettre à notre cousin Archimède.

— Je vous écoute, fit Archimède.

Le malade s’était recueilli, et, à travers ses paupières baissées, luisait la flamme vacillante de ses prunelles ; ses doigts minces et blancs comme des fuseaux d’ivoire semblaient lumineux dans la pénombre qui gagnait la salle. Mais les gardes étant venus allumer les hauts lampadaires de bronze, ce ne fut plus que comme une forme obscure et sans ardeur qu’apparut Gélon au milieu de ceux qui l’entouraient. Il dit d’une voix faible :

— Qu’est-ce que l’Infini, et comment doit-on l’envisager ? Commence-t-il là où le fini cesse d’être supputable ? Par exemple, pourrait-on dire en certain cas que la matière est infinie parce qu’on ne peut parvenir à la mesurer ?

— Non, dit Archimède sans hésiter ; en aucun cas l’infini ne saurait être conçu par l’intelligence limitée de l’homme ; l’infini ne lui sera révélé que lorsque, débarrassé de son corps charnel, il verra esprit à esprit la souveraine Sagesse qui a réglé le Cosmos. Quant à la matière, vous lui faites trop d’honneur en supposant qu’elle puisse jamais être autre chose que limitée et concrète ; à l’origine elle était une, et les éléments divers qu’elle contenait ne s’étaient point manifestés encore. Compressible ou dilatable à volonté, pouvant couvrir un espace dix fois plus grand que celui qu’elle occupe dans l’immensité, ou se réduire à la grosseur d’une coque de noix, telle est cette matière que quelques-uns veulent croire infinie…

— Par Héraclès ! voilà qui est fort ! dit Andranodore en riant de son rire vulgaire. Vous chargeriez-vous de compter les grains de sable qui composent la sphère terrestre ?

— Mieux que cela, fit Archimède. Je travaille depuis longtemps à un ouvrage qui aura pour titre l’Arénaire, et dans lequel, en combinant la numération des Indiens avec celle des Grecs, j’arrive à évaluer, non pas les grains de sable de notre sphère, mais ceux d’une sphère beaucoup plus vaste qui aurait pour centre supposé la terre et pour limite l’orbite du soleil.

Et, comme Gélon était le seul à ne pas sourire et que ses yeux de malade, pensifs et clairs, restaient fixés sur la bouche du grand Archimède, le savant reprit :

— Je vous dédierai ce livre, mon cher Gélon ; vous verrez que les choses créées, si incommensurables qu’elles nous paraissent, ne sont rien à côté de l’Infini qui est le Divin.

— Merci, mon cousin, dit Gélon. Mais hâtez-vous alors de terminer votre ouvrage.

Il avait souri faiblement et, voyant le front d’Archimède se rembrunir, il ajouta :

— Qu’importe, d’ailleurs, puisque nous devons nous retrouver un jour ? Rien de ce qui est esprit n’est engendré, rien ne périt de la mort funeste ; il n’y a que mélange et séparation. N’est-ce pas là ce que vous m’avez enseigné ?

Pendant ce colloque, le vieux roi était demeuré silencieux, les yeux fixés sur la couronne que Dorcas avait déposée à ses pieds. Les spéculations philosophiques ne l’intéressaient guère, et il déplorait toujours en son cœur que le génie d’Archimède ne s’inclinât pas vers des considérations pratiques.

— À mon tour, dit-il enfin, de poser une question à notre illustre cousin.

S’étant baissé, il avait pris la lourde couronne et l’avait placée sur ses genoux. Et comme des papillons attirés par la flamme, tous les regards s’envolaient vers ce disque d’or brillant dont rien encore n’avait terni le vif éclat.

— Je voudrais savoir, dît Hiéron, si l’orfèvre qui a fait ce diadème n’a pas substitué un alliage au métal pur qui lui avait été fourni pour cela. Voilà longtemps que je le soupçonne d’agir en fraude, sans pourtant en avoir aucune preuve palpable. Aujourd’hui plus que jamais ce doute me poursuit. Y aurait-il un moyen de l’éclaircir ?

— Je n’en vois pas d’autre, dit Archimède, que de fondre le métal pour se rendre compte de sa composition.

Le vieux roi eut un geste découragé :

— Comment ? Pas d’autre moyen ? Pas d’autre ? N’est-ce pas déconcertant de pouvoir discuter sur la nature des étoiles et d’être sans discernement devant un objet que l’on peut toucher de la main ? Ce joyau est admirable. Voyez ces roses : elles respirent ; la sève est encore dans leurs pétales. Je ne puis me décider à y laisser toucher.

Archimède s’agitait :

— C’est impossible, tout à fait impossible autrement. Comment voulez-vous que sans cela je puisse m’assurer qu’il y a eu substitution ? Vous avez dû faire peser la couronne, sans doute ?

— Assurément, répondit Hiéron : cela a été mon premier soin. Son poids est égal à celui du lingot qui a été fourni à Orthon par Théophraste, mon trésorier, sous les yeux de Dorcas.

Archimède ne l’écoutait plus ; le front baissé, il avait repris sa marche à travers la salle, murmurant des paroles indistinctes. Puis, tout à coup, sans prendre congé de personne, il sortit.

Néréis dit alors :

— Le voilà de nouveau rendu à ses théorèmes et à ses lemmes. On ne pourra plus rien en tirer qu’il n’ait trouvé la solution de ce qui le préoccupe.

— Mon avis, fît Andranodore, est qu’il serait dangereux de poursuivre Orthon, même coupable. L’orfèvre serait homme à se venger de l’un de nous dès la première occasion. Qu’en pense Dorcas ?

— Pour ma part, je ne crains personne, dit l’officier.

Mais, s’étant entendu, il rougit aussitôt et s’empressa auprès d’Hiéron qui se levait. Le vieillard, debout, laissa tomber son regard sur ses enfants.

— Il ne convient pas, dit-il, qu’un roi souffre d’être trompé, même dans les choses secondaires. La vigilance et la défiance, voilà les deux ressorts de la sagesse.


Chapitre v


i Dorcas avait rougi après avoir déclaré qu’il ne redoutait personne, c’était que dans un éclair subit de sa conscience, il avait aperçu le danger de ses entretiens clandestins avec Praxilla. Pourtant ce danger semblait en réalité ne pouvoir exister. Rien de plus secret, rien de plus désert, que la ville muette des autels et des tombeaux où ces deux amants de l’idéal venaient se fortifier dans leur surnaturelle passion et se confier leurs espoirs. Quelle oreille jamais pourrait les entendre, quel œil les suivre dans ces ruelles silencieuses dont, seules, les Vierges de Perséphone avaient l’accès ? L’Éponyme lui-même n’y venait qu’à des époques prévues d’avance, quand s’ouvrait et se fermait pour la glorieuse fille de Déméter le cycle de ses étapes dans l’Hadès. Pour éveiller le soupçon, il eût fallu que Dorcas se trahît par sa propre imprudence. Or il évitait soigneusement dans ses paroles toute allusion au collège sacré des Vierges et surtout à l’hiérophantide ; quant à ses actes, il s’arrangeait de façon à ce qu’ils ne fussent point observés. Sa quiétude lui était donc très vite revenue et c’était le cœur libre de toute appréhension qu’il se rendait auprès de Praxilla.

D’ailleurs, il eût traversé le Styx aux ondes funestes pour la rejoindre. D’elle à lui, tout de suite, ces affinités subtiles qui lient et retiennent les âmes avaient tissé leur mystérieux réseau. Ils s’étaient reconnus fraternels, non seulement par la race, mais encore par les sentiments, comme ces héros parèdres dont les statues se voient dans les temples, assistant la divinité. Leurs aspirations, leurs désirs étaient semblables. Ils palpitaient des mêmes joies et souffraient les mêmes passions. On eût dit que la plus pure essence du patriotisme syracusain s’était concentrée spécialement en eux. Lequel, du soldat au mâle visage ou de la vierge dont le front restait invisible, possédait plus de secrète ferveur ? Un dieu seul eût pu le discerner, encore que dans les entretiens sublimes où ils s’exhortaient l’un l’autre à mieux servir la patrie, l’ardeur de ces deux âmes pareilles montât comme une flamme unique vers le ciel. Et tel était alors l’excès de leur enthousiasme qu’ils oubliaient la singularité du sort qui les faisait se rejoindre ainsi, en dépit des lois, en dépit de toute humaine sagesse. Certes jamais, depuis que se déroulaient dans la cité souterraine les mystères du culte de Perséphone, pareille infraction à l’ordre établi ne s’était produite : jamais un homme, surgissant entre les tombeaux, n’avait troublé par sa présence le recueillement des prêtresses.

Mais Dorcas n’en avait cure. Le plus souvent il arrivait dans l’hypogée longtemps avant que Praxilla dût y venir. C’était tantôt dès la première aube du matin, tantôt quelques heures avant le soir ; mais toujours à l’endroit où ils s’étaient pour la première fois parlé, près de cet autel que l’hiérophantide avait ensanglanté de ses pavots, et devant lequel Dorcas l’avait surprise, étendue et priante, le front sur la pierre.

Ce lieu était le plus désert de ce désert, celui qui ne se trouvait même pas sur le chemin que parcouraient les Vierges. Pourtant Dorcas avait encore une raison de le préférer à tout autre, si austère, si calme et plein de spirituelle magie ! Il lui paraissait que Praxilla devait s’y sentir protégée tout spécialement et que lui-même, au souvenir de l’émotion qu’il y avait éprouvée, puisait de nouvelles forces pour maintenir son amour dans les régions immatérielles.

Ce jour-là, il avait profité de ce que les Syracusains célébraient la fête du Rire pour descendre plus tôt dans la ville souterraine ; et, comme si Praxilla eût pu se douter de sa présence, elle avait elle-même devancé l’heure. Ils causaient. La jeune prêtresse plongeait dans les yeux de Dorcas ses yeux invisibles, et lui la devinait au travers de ses voiles, comme si elle lui eût été accessible. Longtemps, il avait été gêné de cette barrière entre eux et il avait souhaité qu’un miracle indépendant de sa volonté, quelque jeu fortuit du hasard, lui révélât tout à coup le visage de Praxilla. Mais peu à peu cette préoccupation irritante s’était changée en une source d’émotions délicieuses. Il éprouvait un charme subtil à recomposer nuance à nuance la chère image, à être l’artiste qui peint avec des couleurs librement choisies une vision idéale. Et, pour s’y aider, il se servait des moindres gestes, des moindres inflexions de voix de l’hiérophantide. Il en était arrivé, non seulement à savoir quels étaient ses traits, mais encore à en reconnaître l’expression changeante, comme les marins qui, d’après les variations de la brise, connaissent l’état du ciel. Et à mesure que leur intimité morale grandissait, cette appréciation physique lui devenait plus sensible ; contrairement à ce qui se passe d’habitude, c’était du dedans au dehors qu’il la devinait et par son âme qu’il pénétrait son visage.

Âme de Praxilla sereine et forte, mais déconcertante aussi parfois, comme tout ce qui des splendeurs de l’infini est tombé sous le joug de la forme humaine ! Dorcas se passionnait à voir cette âme, colombe de feu, osciller au-dessus de ce front clos, pareil à un tabernacle. Il en était sûr maintenant, quel que fût le degré d’impersonnalité auquel la vie du cloître avait dû amener la prêtresse, il restait en elle une femme très supérieure à toutes les autres sans doute, très pure et très détachée des vanités terrestres, mais encore sensible à toutes les émotions et capable de comprendre toutes les douleurs. En ce moment, Dorcas, les regards ardemment attachés sur elle, venait pour la première fois — et sans l’avoir prémédité — de s’écarter du sujet habituel de leurs entretiens. D’ordinaire c’étaient toujours les mêmes idées de ferveur patriotique et de gloire qui les attiraient et les grisaient, ainsi qu’une coupe d’hydromel à laquelle ils eussent tour à tour pressé leurs lèvres. Mais une impulsion irrésistible avait emporté Dorcas, et il s’était pris à dire tout à coup :

— Vous êtes plus heureuse que moi, ô Praxilla, toute votre vie se concentre dans l’accomplissement du devoir qui vous est imposé ; tandis qu’il me faut subir mille entraves, lutter contre des difficultés incessantes…

— Ne vous plaignez pas de votre sort, Dorcas, dit Praxilla ; ces entraves ne sont rien, puisque votre âme s’en détache et plane au-dessus d’elles, parmi les objets de sa prédilection. N’est-ce pas en cela même que consiste le bonheur ?

— Oui, fit Dorcas. Le bonheur c’est de sentir une harmonie parfaite entre ses désirs et sa volonté.

Dorcas comprit que le regard de Praxilla devenait extatique sous son voile.

— Voilà précisément, dit-elle, ce qui fait notre paix à nous, les servantes de la Déesse. Tous nos désirs sont accordés à sa volonté divine qui règne en nous. Nous nous levons, nous nous couchons, avec l’unique pensée de lui obéir. Pendant notre sommeil, cette pensée forme encore le tissu de nos songes, et quand le matin, autour du Portique d’Aréthuse, nous unissons nos voix pour rendre grâces à l’immortelle Perséphone, c’est encore dans le même esprit de soumission.

Elle s’arrêta soudain et regarda Dorcas. Au-dessus d’eux le bruit de la ville, qui jusqu’alors n’avait été qu’un bourdonnement confus, augmentait, devenait plus distinct, trop lointain cependant pour qu’on pût savoir quelle en était la cause, et si c’était de la colère ou de la joie, de la fureur ou du délire, qui agitait ainsi la multitude.

— Qu’est-ce donc ? dit Praxilla. Jamais encore pareil tumulte n’était arrivé jusqu’à nous. Le peuple se soulèverait-il ?

— Soyez tranquille, fit Dorcas. Il n’y songe guère en ce moment. Ce que nous entendons, c’est l’écho de sa gaieté. C’est la fête du Rire aujourd’hui, et, en ce moment même, on doit couronner la statue de Gélos qui se trouve juste au-dessus de notre tête, dans le jardin des anciennes Latomies.

— Les dieux en soient loués ! fit la prêtresse. Ainsi, Dorcas, vos prières et les miennes n’ont pas été inutiles ; jointes à celles des âmes ferventes qui nous ont précédés, elles ont obtenu à Syracuse un Hiéron bienfaisant au lieu d’un Denys cruel ; et des fleurs croissent en buissons épais là où autrefois se penchait l’oreille du tyran pour entendre les plaintes de ses victimes.

Mais, de nouveau, elle s’arrêta. Et d’un geste instinctif, plus rapide que l’impulsion de son esprit, elle posa sa main sur celle de Dorcas :

— Dorcas, avez-vous entendu ?… Un souffle humain quelque part, près de nous ?…

Une pâleur subite avait envahi le visage de Dorcas. Il s’efforça néanmoins de cacher son émotion :

— Vous vous trompez, Praxilla ; c’est impossible. Personne n’a pu pénétrer jusqu’ici. Voyez : tout est clos, tout est silencieux…

— Cependant, vous avez tremblé aussi, dit la prêtresse.

Il ne voulut pas avouer que c’était la main de Praxilla, en se posant sur la sienne, qui avait surtout causé sa pâleur et son émoi. En réalité il n’avait rien perçu de ce bruit, dont l’écho s’était sans doute confondu dans son oreille avec le tumulte lointain de la ville. Pourtant, afin de rassurer Praxilla, il dit :

— Quelqu’une des Vierges, en traversant l’hypogée, ne se serait-elle point détournée de son chemin ?

— Non, dit l’hiérophantide avec la certitude d’un chef qui se sait obéi de ses soldats ; les Vierges sont en ce moment autour de la fontaine Aréthuse. C’est l’heure où chaque jour elles se délassent en jetant aux poissons argentés du bassin les miettes des gâteaux que nous offrons à la Déesse. Je vous le répète, Dorcas, quelqu’un a dû nous surprendre.

— Alors, fit Dorcas, s’il en est ainsi, il faudra donc renoncer à nous revoir, Praxilla ?

L’hiérophantide s’était redressée sous ses voiles :

— Écoutez-moi, dit-elle ; nous avons fait un pacte et, quoi qu’il arrive, je le tiendrai. Si jamais quelque chose m’empêchait de revenir ici, ce ne pourrait être que la voix de ma conscience.

Elle avait repris sa quiétude habituelle, et Dorcas l’admirait et l’aimait plus encore qu’il ne l’avait jamais fait. Comme il l’admirait ! Comme il l’aimait ! Un élan de tout son être le poussait à tomber à genoux devant elle, à baiser le bas de sa longue robe. Il se contint, retenu par la crainte du sacrilège. N’était-ce pas assez que tout à l’heure la main de l’hiérophantide eût touché involontairement la sienne ? Maintenant que l’enchantement de cette caresse s’était évanoui, un trouble superstitieux lui en restait. Sa seule terreur, sa seule inquiétude, était de perdre la présence de Praxilla. Le reste ne comptait pas à ses yeux.

Cependant, comme elle le quittait et lui jetait de sa voix aux inflexions harmonieuses : « Adieu Dorcas ! » il la supplia de lui permettre de l’escorter jusqu’à l’entrée du passage secret par où elle regagnait le Portique. Elle consentit, et il vint se ranger près d’elle.

C’était la première fois qu’ils marchaient ainsi, à côté l’un de l’autre, dans le même sillon de lumière, de cette lumière blanche et immobile qui semblait émaner des régions mêmes de la mort. À droite, à gauche, tout le long des rues étroites, la double rangée des tombeaux les enserrait dans du recueillement et du silence. Ils avaient cessé de se parler et ils avançaient, les yeux fixés sur la poussière impalpable du sol. On eût dit que de fouler ainsi d’un même pas égal et pieux cette poussière vénérable faite sans doute de chairs et d’ossements, donnait à leur intimité un caractère plus sacré encore, et établissait entre eux une communion qui devait durer éternellement. Cependant, à mesure qu’ils approchaient du passage où ils allaient se quitter, Dorcas, à dessein, ralentissait sa marche. Le corps souple et chaud de l’hiérophantide répandait dans l’air un parfum léger d’encensoir, et ses voiles, mollement agités, semblaient la fumée même de l’encens. Et Dorcas songeait au jour où il l’avait portée dans ses bras, et où peu à peu elle s’était attiédie contre sa poitrine. Que de fois depuis il s’était demandé si elle avait eu conscience de leur longue et chaste étreinte, si elle avait senti, à travers les voiles qui l’enveloppaient, les battements tumultueux de son cœur !… Et, bien qu’elle parût évanouie encore quand il avait déposé sous le Portique son précieux fardeau, quelque chose en lui persistait à croire qu’elle n’était pas insensible. Jamais il n’avait osé faire la moindre allusion à cette heure troublante ; mais il lui semblait qu’aujourd’hui, enhardi par l’intimité de leur course commune, il allait pouvoir enfin laisser échapper de ses lèvres la question qui les brûlait depuis si longtemps…

Ils étaient arrivés devant le passage. Praxilla ouvrit la porte et Dorcas, dans l’éclair de cet instant, revit, accrochées à la paroi rocailleuse, les touffes de genêts fleuris qui, pareilles à de petits jets de lumière, avaient guidé sa marche incertaine. Il fit un signe à l’hiérophantide pour implorer qu’elle l’écoutât :

— Praxilla, vous souvenez-vous ?

Et comme il connaissait les moindres frissons de son visage, il comprit qu’elle rougissait.

— Oui, dit-elle, je me souviens. C’était le jour où les eaux avaient envahi le passage. J’avançais, mon flambeau entre les mains, pour me rendre à la fontaine Cyané, quand tout à coup je me sentis frappée au cœur par un froid glacial, et j’eus la sensation de la mort. Quand je me réveillai de cette léthargie, — non pas subitement, mais peu à peu — il me sembla d’abord que c’était un songe, que j’étais parvenue aux régions tièdes de l’Hadès, et que la Déesse auguste me réchauffait entre ses bras. Alors j’ouvris à demi les yeux, Dorcas, et je vous vis…

Brusquement, elle changea de ton et ajouta :

— Mais il ne faut jamais penser à cela, jamais, entendez-vous, Dorcas ? Ce n’est pas l’hiérophantide que vous avez tenue contre votre poitrine, mais une âme égarée qui revenait de l’autre rivage.

Ayant ainsi parlé, elle disparut.


Chapitre vi


à-haut, en effet, dans la Syracuse vivante, on fêtait Gélos, l’Esprit du Rire, que les Doriens avaient divinisé. Pour eux, il était l’un des symboles de la vertu et l’emblème de cette force d’âme qui ne se laisse abattre par aucun maléfice de la destinée. Il s’alliait merveilleusement avec leur amour de l’héroïsme et de la sagesse, à peu près comme dans le calice où le condamné boit l’oubli de ses maux, la saveur pénétrante de la myrrhe s’allie à celle plus âcre du vin qu’elle corrige et adoucit. Gélos régnait dans les maisons parmi les sanctuaires domestiques, et dans les carrefours où il partageait les sympathies de la foule avec les jeunes Victoires aux ailes d’or. Il apparaissait même au seuil des temples, rappelant ainsi que la religion réjouit les hommes. Gélos était l’ami des enfants et des femmes, des vieillards et des jeunes gens ; il distribuait à tous ce bien suprême, la gaieté, huile qui assouplit les rouages, chaleur vivifiante qui brûle au foyer secret du cœur et se répand doucement au dehors.

Donc on fêtait Gélos ce jour-là, partout dans la ville, mais plus particulièrement au jardin des anciennes Latomies, où le dieu avait sa statue de proportions colossales. Chacun voulait la toucher du doigt, en faire retentir l’airain sonore. Ne fallait-il pas s’assurer qu’il était toujours aussi bien disposé pour ses fidèles ? On lui apportait des fleurs, on en jetait par brassées jusque dans sa bouche largement fendue, jusque dans l’orbite de ses yeux sans prunelles. Des fleurs multicolores et légères tombaient en cascades devant lui, semblaient les éclats mêmes de sa joie ; — tandis que, parmi les verdures éternelles du jardin, le torse nu et les bras en couronne, il offrait son front luisant et chauve aux rayons empourprés du soleil, cet autre dieu puissant de la gaieté.

Deux femmes parurent à quelque distance : c’était Damalis, qu’on surnommait la Jacinthe à cause de la blancheur de sa peau, et Rhodoclée la femme de Théophraste, le trésorier du roi Hiéron. Elles se tenaient par la main et guidaient au milieu de la foule leurs deux jeunes enfants. À cet instant, Gullis déboucha d’un massif de lotus et, sans en être priée, leur barra la route.

— À la bonne heure ! Voilà Damalis qui se console de son veuvage…

La Jacinthe, qui en effet avait perdu son mari aux dernières panégyries, rougit un peu malgré sa pâleur :

— Si je suis là, c’est pour ma petite fille. L’enfant s’ennuie, toujours enfermée dans la maison ; j’ai suivi Rhodoclée qui est venue me chercher avec son plus jeune garçon.

— Oui, dit Rhodoclée en souriant à l’enfant, et son père Théophraste a promis de nous mener à la comédie ; nous lui avons donné rendez-vous près de la statue du dieu ; mais il n’est pas facile d’avancer.

Et elle ajouta pour être polie :

— Et Orthon l’orfèvre, votre cher époux, va bien ?

Gullis haussa ses fortes épaules :

— Il va aussi bien que peut aller celui qui fait en tout le double de ce qu’il doit faire. Mange-t-il ? il en avale plus que ses boyaux n’en peuvent digérer. Travaille-t-il ? le voilà qui s’use les yeux à polir ses statues ou ses médailles jusqu’au milieu de la nuit. Et de même du reste. Aussi il n’a plus que la peau sur les os, le cher homme ; mais cette peau est solide autant que le cuir d’une baleine.

— Ne vous plaignez pas, fit Damalis doucement ; tant que les Moires ne nous ont pas retiré la santé, il ne faut pas s’effrayer des autres maux.

— Vous dites vrai, répondit Gullis. Un rat vivant vaut mieux qu’un lion mort. Zeus me préserve d’ailleurs de me plaindre de mon époux ! C’est un homme comme il n’y en a pas un second dans Syracuse. Le renard fait des milliers de tours ; le hérisson n’en fait qu’un, mais il est bon. Ainsi Orthon, qui dans son métier n’a été surpassé par personne.

Cependant les enfants tiraient la main de leurs mères ; il y avait encore une centaine de pas avant d’arriver jusqu’au pied de la statue, dont la tête luisante émergeait d’un amas de roses. Les deux jeunes femmes se remirent en marche, accompagnées de Gullis qui semblait résolue à ne pas les quitter.

Mais la foule avait grossi autour d’elles. Au bout d’un instant Rhodoclée s’arrêta, découragée.

— Quelle cohue ! Jamais nous ne pourrons retrouver Théophraste parmi tant de visages !

— Comptez sur moi pour le reconnaître, dit Gullis. J’ai des yeux qui verraient luire le front du cyclope à travers le Mont Etna.

Elle s’était placée en avant et jouait des coudes au milieu de la multitude ; et de temps en temps elle se retournait pour causer, quand la langue lui démangeait trop.

— Voyez-vous, mes petites : ici c’est comme dans la vie, ceux qui ne poussent pas sont écrasés. Ne vous gênez pas, Damalis ; accrochez-vous à mon péplos ; et vous, Rhodoclée, méfiez-vous de ces gens qui, sous prétexte de flatter une femme en passant, lui dérobent son collier ou ses boucles. Vous avez justement aux oreilles des rubis aussi gros que l’œil d’un bœuf. Il est vrai qu’ils ne vous coûtent rien : Théophraste n’a qu’à puiser dans le Trésor.

Elle rit de son rire aigu qui ressemblait au hennissement d’une cavale. Mais Rhodoclée repartit avec aigreur :

— Tenez votre langue, Gullis. Théophraste n’est pas homme à disposer de ce qui ne lui appartient pas. Le roi Hiéron le sait bien : c’est pourquoi il lui laisse tout entre les mains. Il en est de même d’Orthon, je suppose ; et ni l’un ni l’autre ne voudraient trahir la confiance d’un si bon maître.

On était parvenu enfin devant la statue, et, après lui avoir fait leurs dévotions, les trois femmes se mirent un peu à l’écart. La foule était innombrable ; c’était au pied du dieu un va et vient renouvelé sans cesse, des ondes humaines que le courant portait et remportait comme des vagues battant un récif.

— Je ne vois pas du tout Théophraste, dit Damalis.

— Patience ! fit Gullis, on se retrouvera.

La femme de l’orfèvre continuait à fouiller la foule de ses yeux perçants. Tout à coup elle dit :

— Mais regardez donc là-bas, cette blonde vêtue d’une robe couleur améthyste qui passe plus fière qu’Artémis, sans même baiser l’orteil du dieu. Ne dirait-on pas Fanie, la petite épouse de Dorcas ?

— Elle-même, dit Rhodoclée. Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes de se montrer seule aux endroits publics. Et dans un tel jour ! Il faut qu’elle ait une raison pour cela.

Gullis, qui n’avait pas quitté Fanie du regard, attendit qu’elle fût tout près et dans l’impossibilité de fuir. Alors elle l’interpella :

— Eh ! Fanie, petite lumière ! Que venez-vous faire par ici, si ce n’est rendre vos devoirs à Gélos ? Or, vous avez oublié, il me semble, de le saluer en passant.

Fanie releva la tête. Son visage un peu attristé, mais toujours revêtu de douceur, eut un sourire indécis.

— Ce n’est pas pour le dieu que je viens en effet, mais pour chercher Dorcas. Ne l’auriez-vous pas aperçu ?

— Pas plus que le bouclier de Nicias, dit Gullis. Vous perdez votre temps, je pense. Dorcas a mieux à faire que de se promener au milieu du peuple.

— Hélas ! — murmura la petite épouse, — c’est fête pour tout le monde aujourd’hui, excepté pour moi !

Ses yeux exprimaient tant de désolation que Damalis en eut pitié. Elle lui posa doucement la main sur l’épaule :

— Chère Fanie, restez avec nous. Nous attendons justement Théophraste qui doit nous conduire à la comédie. Peut-être y retrouverons-nous Dorcas.

— Je ne pense pas, dit Fanie. La ville est couverte de théâtres en plein vent, où l’on joue les pièces d’Épicharme et de Sophron ; ce serait un miracle de tomber juste dans le même. Puis, s’il avait dû y aller, il m’aurait certainement invitée à le suivre.

Gullis réfléchissait, ses grosses mains appuyées l’une sur l’autre.

— Dites-moi, Fanie, il est peut-être resté tout simplement au palais, votre cher Dorcas ?

— Non, dit encore Fanie ; en sortant il a pris par un autre côté.

— Ah ! et par quel côté a-t-il pris ?

— Par la rue qui descend vers le Portique d’Aréthuse, dit Fanie naïvement.

Il y eut un silence, puis la voix de Rhodoclée retentit joyeuse :

— Voilà Théophraste !

Et se penchant vers son fils dont elle tenait toujours la main :

— Regarde ton papa, mon chéri !

Théophraste avançait d’un pas pressé, comme un homme qui se sent en retard. Il sourit de loin au groupe charmant que formaient les trois jeunes femmes et les deux petits enfants.

Gullis, sans rien dire, s’était éloignée. On la vit tout à coup disparaître parmi la foule.

— Tiens, Gullis qui s’en va ! fit Damalis.

Rhodoclée eut une grimace significative :

— Les Ménades l’accompagnent ! Elle court sans doute raconter à Orthon tout ce qu’elle a vu et entendu.

— Oui, reprit Damalis ; sa curiosité est aussi dangereuse que sa jalousie. Quand on se trouve dans le même chemin qu’elle, il vaut mieux l’avoir devant soi que sur ses talons.

Théophraste avait pris les deux enfants par la main, et grâce à sa haute taille, et aussi à l’autorité que lui donnaient ses fonctions, il trouvait facilement à se faire un passage dans la foule. Les trois jeunes femmes marchaient derrière lui, ne le quittant pas du regard, de crainte de s’en trouver brusquement séparées. Fanie avançait entre Rhodoclée et Damalis. De temps en temps, elle étouffait un soupir.

— Chère Rhodoclée ! que vous êtes heureuse d’avoir votre époux auprès de vous, dit-elle enfin.

— Oui, fit Rhodoclée ; mais que diriez-vous si, comme à Damalis, le vôtre vous avait été pris par la mort ?

Fanie tressaillit et ne répondit rien ; elle venait de voir contre la sienne pâlir davantage encore la joue blanche de la Jacinthe ; et elle se disait que Perséphoneia, qui décide du sort des humains, était une déesse bien cruelle.

— Voulez-vous vous arrêter ici ? fit Théophraste en se retournant.

Devant eux était un théâtre en planches, qui vraisemblablement avait été élevé dans la nuit pour la circonstance, comme la plupart de ceux dont la ville se trouvait pleine. Mais il était gai et joli avec des lettres d’or peintes sur le linteau de sa façade, et des branches de lierre vivace entremêlées aux colonnes de stuc qui le supportaient. Sur l’estrade, un homme se livrait à une improvisation véhémente pour attirer les spectateurs. Ce devait être un Phrygien, car il s’agitait autant qu’un esclave sous le fouet, et son bonnet à mèche recourbée lui retombait tout entier sur l’oreille.

— Entrez ! disait-il, entrez ! Dans quelques instants vous verrez jouer la Glorieuse du grand Épicharme, Épicharme de Cos, que le peuple de Syracuse a si souvent couronné ! N’allez pas ailleurs ; vous n’entendriez que les mimes stupides de Sophron, ou ceux plus ridicules encore de Dinoloque. C’est ici que vous trouverez devant vos yeux le spectacle de la Comédie syracusaine. Que dis-je ? De la Comédie dorienne, de la vraie et inimitable Comédie ! Car, si l’on peut assurer que le dieu Bacchus lui-même inventa les jeux du théâtre avec ses compagnons les satyres, ce fut Épicharme qui, le premier après lui, eut l’honneur de plier la comédie satyrique aux lois de la scène, et de la rendre digne des citadins. Entrez tous, les petits comme les grands, les fous comme les sages ! Entrez ! Entrez ! Ce n’est qu’une drachme, — six oboles — la place ! Et, à ceux qui n’auraient pas été satisfaits, on rendra l’argent à la sortie !

Tout le monde n’entrait pas cependant ; beaucoup se contentaient de regarder la figure rouge du Phrygien, ses yeux éraillés et son bonnet de travers. Parfois, pour forcer davantage l’attention, il mettait un masque ; alors sa voix semblait devenir plus perçante, et toute la verbosité fougueuse de son être s’en allait par le même chemin, par le trou étroit du masque qui appelait éperdument la foule :
…il tressaillit comme si vraiment il venait de sortir du tombeau…

— Entrez ! Entrez ! ce n’est qu’une drachme la place !

Théophraste avait fait passer devant lui les jeunes femmes, et, sans lâcher la main des deux enfants, il avait monté les degrés de l’estrade. À l’intérieur, le public était encore clairsemé. Ils s’assirent sur un gradin, les enfants debout devant eux. Au milieu de la scène, il y avait une statue de Bacchus, laquelle, creuse à l’intérieur, en contenait plusieurs autres ; et, pour faire prendre patience aux spectateurs en attendant que la représentation commençât, on démontait la statue, qui laissait voir tour à tour l’image d’Épicharme, celle de Gélos, celle de Cypris, des Charites et du Satyre. À chacune de ces transformations nouvelles, le public s’esclaffait davantage ; Rhodoclée semblait y trouver le plus grand plaisir, et Damalis, malgré la tristesse de son récent veuvage, souriait complaisamment. Seule, Fanie restait indifférente ; ses yeux bleus fixés devant elle continuaient à chercher Dorcas ; la pièce même d’Épicharme, quelles qu’en fussent la verve et la gaieté, ne la tirait pas de son marasme ; elle avait hâte maintenant de rentrer à la maison, de savoir s’il était là.

Vers la fin, elle se pencha sur Damalis :

— Je n’en puis plus, il faut que je parte !

— Un peu de patience, dit Damalis. Attendez encore pour voir ce que devient la Glorieuse.

Mais elle poussa un cri, car Fanie venait soudain de s’évanouir. Il fallut l’emporter à travers les gradins, jusque sur l’estrade où le Phrygien continuait à apostropher la foule. À cet instant, Dorcas apparut, cherchant sa petite épouse, inquiet de ne l’avoir point trouvée comme d’habitude sur le seuil de leur demeure, empressée et souriante.

— Fanie, ma petite lumière, qu’y a-t-il ?

À la voix de l’époux bien-aimé, Fanie rouvrit subitement les yeux.

— Dorcas, cher Dorcas, c’est toi !

Son visage était redevenu serein ; elle avait oublié toute sa peine, sa longue journée passée dans les larmes, alors que la ville entière fêtait Gélos, le dieu de la Gaieté…

— Emmène-moi d’ici, fît-elle tout bas.

Ils partirent ensemble, et Fanie, le long du chemin, disait à Dorcas :

— Tu m’aimes donc ? Tu m’aimes donc toujours ? J’étais si triste de penser que tu ne m’aimais plus !…


Chapitre vii


rchimède se promenait d’un pas fiévreux sous la colonnade du Timoléontium. Depuis que le roi lui avait demandé d’éclaircir ses doutes au sujet de la couronne ciselée par Orthon, l’illustre savant ne connaissait plus de repos. Jour et nuit il était poursuivi par cette idée fixe : comment déterminer qu’il y avait eu alliage, substitution, et dans quelle mesure ?… Après avoir démontré tant de problèmes qui, jusqu’à lui, avaient été réputés impénétrables, il souffrait de ne pouvoir résoudre celui-là, si simple en apparence, si complexe en réalité. Son amour-propre s’y intéressait moins encore que sa passion pour la science. Il était allé trop loin dans l’étude des lois de la nature, pour admettre que nulle barrière pût jamais l’arrêter dans ses investigations. Moralement il était sûr que la solution existait, qu’il devait y avoir un moyen de donner satisfaction à Hiéron, sans détériorer le travail de l’orfèvre. Et, ne trouvant pas, il accusait son esprit d’être infirme et borné ; il doutait de son propre génie, oubliant devant cette actuelle impuissance toutes les admirables découvertes qui avaient auréolé son front de plus de gloire qu’aucun homme vivant n’en eût jamais possédé.

En ce moment il était pitoyable à voir, le grand Archimède, hagard et pâle, les vêtements en loques et la barbe broussailleuse. On eût dit son corps une maison inhabitée, où la poussière et les moisissures s’entassaient à plaisir. Et de fait son âme était continuellement absente, à la poursuite de ses rêves. Sur cette place brillante du Timoléontium, au milieu de tant de splendeurs assemblées, l’hôte glorieux du palais d’Hiéron apparaissait comme un troglodyte échappé de sa caverne ; il eût effrayé les femmes et les petits enfants si, pareil au divin Homère, il eût parcouru les campagnes avec le bâton du voyageur : mais, dans Syracuse, tout le monde le connaissait, et voyant à quel degré aujourd’hui sa méditation était profonde, on s’écartait de lui avec respect.

Cependant un groupe de jeunes gens venait de quitter la palestre ; tous ils étaient souples et forts, dans le triomphant éclat d’une santé vigoureuse. Quelques-uns portaient les cheveux frisés et le petit manteau des philosophes, et leur épaule nue étincelait au soleil comme le fruit doré du pommier. De loin ils aperçurent Archimède, courbé et las, plus usé qu’il ne leur avait jamais paru. Le savant s’était arrêté et, le dos appuyé à une colonne, les yeux à demi-clos, il réfléchissait, tandis que le soleil, lui frappant brutalement le visage, en accusait les rides profondes.

— Il va se laisser mourir, si personne ne l’en empêche, dirent entre eux les jeunes hommes.

Et, s’enhardissant, ils l’entourèrent ; ils formèrent de toutes leurs mains rejointes un cercle étroit ; l’ayant ainsi emprisonné, ils lui parlèrent avec la familiarité tendre de disciples s’adressant à leur maître :

— Illustre Archimède, il faut aller aux Bains. Vous ne pouvez laisser plus longtemps votre corps sans les soins indispensables que réclame toute chair humaine. Voyez : la poussière a souillé vos vêtements, et vos membres même sont flétris et desséchés comme les feuillages altérés de l’olivier, après que le brûlant Notos a soufflé sur eux. Venez avec nous ; nous vous conduirons jusqu’au seuil.

Et, resserrant encore le cercle qu’ils avaient formé autour de lui, les adolescents forcèrent Archimède à avancer. Lui se laissait faire sans prendre la peine de protester, se souvenant d’ailleurs qu’il avait quitté le palais avec l’intention vague d’aller aux Bains, et qu’en route, distrait par l’éternelle préoccupation de son esprit, il avait oublié le but de sa course. Ils sortirent ainsi du Timoléontium et s’engagèrent dans la rue qui menait aux Thermes. Comme la journée était tiède, les femmes se tenaient sous l’arceau de leur porte et devant les boutiques, ravaudant leurs nippes, ou faisant virevolter leurs fuseaux, tout en regardant passer les chars brillants et les élégantes toilettes des promeneuses. On allait voir dans le grand port le lancement d’une trirème nouvellement construite, qui portait les noms de Déméter et de Perséphone, et qui était en tout pareille à celle que les Corinthiens avaient laissée à Syracuse lorsqu’ils étaient venus délivrer la ville du joug des tyrans. Cela amenait un surcroît de mouvement dans cette rue habituellement animée ; la richesse des habitants, la prospérité du commerce s’étalaient manifestement ; mais ce n’était ni l’orgueil d’une aristocratie privilégiée comme à Sparte, ni l’ostentation des parvenus comme à Agrigente où par vanité les bourgeois peignaient leurs enfants avec des peignes d’or. Ici chacun tenait son rang ; — et ce signe infaillible de la décadence d’un peuple, l’interversion des classes sociales et des fortunes, n’apparaissait point.

En voyant passer le grand Archimède traîné par la cohorte des jeunes gens, les femmes causant d’une porte à l’autre, avaient souri.

— On le conduit aux Bains, bien sûr ! Voilà plus de trois lunes qu’on ne l’a vu s’y rendre. C’est aussi rare qu’une Épiphanie.

— En revanche, une fois qu’il y est, il y en a pour longtemps. Il paraît que lorsqu’on l’a frotté d’huile, il reste des heures à tracer des inscriptions sur ses bras et sur sa poitrine, comme les enfants sur les murs des portiques ; et souvent il oublie de remettre ses vêtements ; on est obligé de le rhabiller tout entier depuis la mitre jusqu’aux sandales.

— Grande misère ! Ne vaut-il pas mieux en avoir appris moins long et savoir se conduire ? L’illustre Archimède est comme l’astronome d’Ésope le bossu : il lit couramment dans les étoiles et ne voit pas clair autour de soi.

Cependant les promeneurs continuaient à se presser dans cette rue centrale de l’Achradine. Les élégants de Tyché, les grands seigneurs d’Ortygie et les fonctionnaires des Épipoles s’y croisaient silencieusement, dignement, comme il convient aux habitants d’une cité de six cent mille âmes, dont chaque quartier forme pour ainsi dire une ville à part. Il y avait dans l’air de la délicatesse et comme un parfum de bon ton. Une lumière fine, ambrée, pareille à celle des premiers après-midi de printemps, faisait ressortir les parures discrètes des femmes, et les riches broderies dont les manteaux des hommes étaient ornés. Tout à coup, on vit Archimède s’échapper du Portique des Thermes sans autre vêtement que sa barbe grise, encore trempée d’eau, qui formait deux gouttières le long de ses côtes. Et ainsi, tout nu et ruisselant, il s’élançait à travers les groupes, bousculant les promeneurs et poussant un seul cri toujours le même : Eurêka ! Eurêka !

— Il est devenu tout à fait fou ! disaient les ravaudeuses et les fileuses assises devant leur maison.

— Cela devait finir ainsi. À vouloir en connaître autant que les dieux l’homme tombe au-dessous de la bête.

Et Archimède courait toujours. Quelqu’un voulut lui jeter un vêtement au passage ; mais l’étoffe glissa à terre, après avoir flotté quelques instants sur ses épaules. On se détournait de lui, n’osant l’arrêter, car c’était une superstition populaire qu’il ne fallait pas toucher à un homme qui avait perdu la raison. Ainsi il parcourut la longue rue de l’Achradine et la digue qui conduisait à Ortygie. Un instant on vit sa haute stature passer sous le Pégase étincelant, aux ailes ouvertes. Puis, d’un bond, avec la souplesse d’un jeune homme, il monta les degrés du palais.

Le roi Hiéron méditait dans la salle où il avait coutume de se tenir quand il était seul. Une exclamation de stupeur lui échappa des lèvres en voyant surgir devant lui Archimède, toujours nu et ruisselant, et répétant toujours son même cri de triomphe : Eurêka !

— Vous avez trouvé, quoi donc ? Mais couvrez-vous d’abord, par la Déesse !

Et de ses propres mains détachant de sa poitrine son manteau royal, Hiéron en enveloppait l’illustre savant.

— La couronne ! fit Archimède, que l’on m’apporte la couronne !

— Vous voulez donc gouverner à ma place ? dit le vieux roi en souriant.

Mais en même temps il se souvenait :

— Ah oui ! la couronne ciselée par Orthon ! C’est donc cela que vous avez trouvé, mon cousin, le moyen de me dire si mes doutes étaient fondés ? J’y avais renoncé, je l’avoue ; je croyais le problème sans solution.

— Il n’y a pas de problème sans solution, dit gravement Archimède.

Et levant le doigt, il formula lentement la loi qu’il venait de découvrir : « Tout corps, plongé dans un fluide, perd de son poids le poids du volume de fluide qu’il déplace. »

— J’entends, dit le roi ; c’est là une découverte précieuse ; mais quel rapport cela a-t-il avec ce qui nous occupe ?

— Vous le saurez tout à l’heure, répondit Archimède.

On avait apporté la couronne. Le savant la prit dans ses mains, l’examina :

— De quel métal pensez-vous qu’on ait pu se servir pour l’alliage ? fit-il.

— Cela ne pourrait être que de l’argent, dit le roi. Toute autre matière aurait eu pour effet de dénaturer l’aspect du joyau.

— Eh bien ! pouvez-vous me faire apporter un lingot d’or et un autre d’argent, du même poids que la couronne ?

— Rien de plus facile, dit le roi. — Vous avez entendu ? fit-il, en s’adressant au garde à qui il avait demandé la couronne : hâtez-vous !

Pendant ce temps, Archimède s’expliquait : en prenant l’eau pour unité, il avait trouvé le moyen de déterminer la pesanteur spécifique de tous les corps. C’était si simple et il avait cherché si longtemps ! Il avait fallu que dans le bain, soulevant un de ses membres, il l’eût tout à coup senti plus léger ; et l’éclair de vérité avait jailli à ses yeux.

— C’est merveilleux, dit Hiéron. Voilà pourtant la puissance du génie. Des milliers et des milliers d’hommes ont plongé jusqu’à ce jour leurs membres lassés dans l’eau des piscines ; et le grand Archimède seul a su en déduire une loi dont la science va se trouver enrichie jusqu’à la fin des siècles.

— Grâce à vous aussi, mon cousin, reprit Archimède. Il faut toujours à l’intelligence de l’homme la chiquenaude qui la met en activité.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassèrent. Archimède, revêtu du manteau royal, semblait en ce moment plus digne qu’aucun mortel de le porter…

À cet instant entrèrent Dorcas et Théophraste avec les lingots d’argent et d’or. Une vasque de bronze remplie d’eau claire se trouvait à l’entrée de la salle, sur la terrasse. Archimède s’y dirigea, tenant toujours la couronne entre ses mains. Il la plongea seule d’abord, surveillant attentivement l’étiage du liquide ; il fit ensuite la même opération avec le lingot d’argent, puis avec le lingot d’or : et chaque fois le niveau de l’eau fut différent dans le bronze clair du bassin. Archimède alors se retourna vers le roi qui, entre Dorcas et Théophraste, suivait l’expérience avec émotion.

— Vous aviez deviné juste, mon cousin, dit-il ; il y a eu alliage en effet. Je vous dirai bientôt dans quelle mesure l’argent a été mêlé à l’or ; c’est une simple proportion à établir, un calcul que ferait un enfant. Qu’il vous suffise pour l’heure de savoir que vous avez été trompé.

Il se retira ; et aussitôt Hiéron, faisant signe à Dorcas, lui dit :

— Je n’attendrai pas un jour de plus pour congédier ce serviteur infidèle. Allez le chercher, Dorcas, ramenez-le ; mais ne lui dites pas de quoi il s’agit ; je veux avoir la satisfaction de le confondre moi-même.

Un quart d’heure s’écoula. Le vieux roi s’était assis dans son fauteuil et songeait. Il songeait à toutes les autres malversations qu’Orthon avait dû commettre, à toutes les œuvres d’art charmantes qui étaient sorties de ses mains, médailles, figurines d’or, coupes ciselées et incrustées de pierres fines ; et un grand courroux le prenait de penser que tant de talent était mêlé à tant de duplicité. « À cause de cela, se disait-il, je lui ferai grâce du châtiment, j’éviterai ainsi le scandale ; mais il mérite une leçon, et je me punirai moi-même en lui enlevant à tout jamais le privilège de travailler pour le palais. »

Il poussa un long soupir. Malgré l’expérience qu’il en avait, la mauvaise foi des hommes le contristait toujours, comme s’il la découvrait pour la première fois ; et une fureur sourde l’agitait encore lorsqu’Orthon parut devant lui.

L’orfèvre arrivait, empressé, confiant dans son adresse qui jusqu’à présent n’avait jamais été prise en défaut ; il jeta un coup d’œil sur les lingots d’or et d’argent et sourit : sans nul doute, une nouvelle commande allait lui être faite.

— Orthon, dit le roi tout à coup, vous m’avez trompé.

Sous l’œil sévère du vieillard, Orthon eut un sursaut de trouble, mais il se ressaisit, fit bonne contenance.

— Moi, vous tromper, grand roi Hiéron ! Je préférerais que mes deux mains soient réduites en poussière ; que les dieux…

— Ne blasphémez pas, — reprit Hiéron d’une voix calme. — Vous m’avez trompé sur le métal qui vous avait été fourni pour la couronne. Vous avez gardé une part de l’or et vous y avez substitué de l’argent.

Orthon protesta :

— C’est impossible ! Zeus qui voit toutes choses, sait bien que c’est impossible.

Il regarda la couronne et respira de la trouver intacte.

— Comment d’ailleurs pourrait-on prétendre cela puisque le joyau n’a pas été touché ?

— Archimède a su le découvrir, dit lentement Hiéron.

Orthon frémit des pieds à la tête ; son teint jaune devint plus huileux encore. Il balbutia :

— C’est de la magie. Cet homme a des connivences secrètes avec la terrible Hécate aux philtres menteurs. Il ne faut pas le croire, grand roi, ne le croyez point.

Il faisait pitié à voir, tout tremblant, prêt à défaillir. Le roi se détourna de lui.

— Sortez, dit-il, et ne vous trouvez jamais plus en ma présence.

L’orfèvre se hâta d’obéir. Alors le jeune Hiéronyme surgit de la terrasse où il tirait à l’arc avec un de ses compagnons. Ses petits yeux cruels, ses narines palpitantes, sa bouche trop rouge témoignaient de sa colère.

— Pourquoi l’avez-vous chassé ? dit-il à Hiéron ; il est si habile !

Et, comme le vieillard ne lui répondait pas, il se remit à tirer sur les cailles, qui, à cette heure du jour, passaient en bandes serrées au-dessus d’Ortygie. Puis, se retournant vers son camarade, l’athénien Callon, pour qui il s’était épris d’une amitié subite :

— Quand mon père sera mort et que grand-père l’aura rejoint, c’est moi qui serai tyran de Syracuse. Alors je ferai venir Orthon près de moi, et il mettra mon portrait sur les drachmes d’argent et d’or, à la place de la tête de Perséphoneia, d’Aréthuse ou de Poséidon.

Un oiseau était tombé tout sanglant devant lui ; il le prit par le bout de l’aile et le jeta dans la mer. Et les vagues pâles eurent un petit sillon d’écume rouge qui se rétrécit peu à peu, un seul petit point imperceptible, comme une blessure dans la poitrine aux blanches ondes de la nymphe sicélide, qui pleurait de se voir trahie.


Chapitre viii


a nouvelle s’était répercutée dans tous les quartiers de la ville avec la rapidité d’un coup de foudre : Gélon était mort. Bien qu’il se montrât rarement aux endroits publics et qu’il eût la physionomie d’un philosophe plutôt que celle d’un futur souverain, le peuple l’aimait ; il l’aimait autant qu’il redoutait le jeune Hiéronyme dont les vices étaient connus, et les princesses de beauté hautaine qui ressemblaient à des néréides malfaisantes.

Orthon avait peut-être été le seul à se réjouir ouvertement de la mort de l’héritier royal. Dans sa boutique, penché sur le coin qu’il burinait, il ne se gênait pas pour confier son sentiment à Gullis qui, debout, attendait le passage des funérailles. Il était dix heures du matin et le convoi devait défiler dans un moment. En face de la boutique, et partant d’un des côtés du théâtre, s’allongeait la rue du cimetière où, droits comme les fuseaux des Moires, montaient les cônes aigus des cyprès. Et l’avenue se prolongeait ainsi, en plein cœur de la ville, depuis le théâtre jusqu’aux plateaux de Tyché. De sa porte, Gullis en embrassait toute l’étendue,

— Ça en fait toujours un de moins, grommelait l’orfèvre. Mais ce n’est pas celui-là qui me tenait le plus au cœur ; il y en a deux autres que je voudrais voir aller chez Plouton.

— Oui, dit Gullis sans se retourner : le roi Hiéron et Dorcas. Pour le premier, il y a des chances que tes vœux soient bientôt exaucés : un vieillard de quatre-vingt-seize ans ! Quant à l’autre, tu peux attendre ; il n’a pas l’air d’avoir envie de mourir !

— Patience ! répliqua Orthon, je ne suis pas pressé. La vengeance doit être savourée lentement. Quand le chat tient la souris dans ses pattes, il la retourne plus d’une fois avant de l’avaler.

Son front se plissa d’une multitude de petites rides vermiculaires, tandis que ses mains agiles continuaient à buriner le coin de la médaille. Gullis s’approcha de lui :

— Comment comptes-tu faire pour te venger de Dorcas ?

— C’est mon secret, répondit Orthon, devenu subitement silencieux ; laisse-moi travailler.

— Tu peux bien me le dire, insista Gullis. Moi, je ne te cache rien. Tout ce que je sais, je te le répète fidèlement. Le jour où j’ai trouvé Fanie, la petite épouse de Dorcas, pleurant sur le seuil de sa maison, ne te l’ai-je pas raconté aussitôt ? Et quand elle se lamentait toute seule, alors que tout le monde sortait en famille pour fêter Gélos et qu’elle réclamait partout son cher Dorcas, ne me suis-je pas empressée d’aller t’en prévenir ?

— C’est vrai, fit Orthon, et il faut toujours continuer ainsi ; à présent, laisse-moi.

Gullis resta quelques instants immobile, sa grosse personne plantée comme une outre en face d’Orthon ; brûlante de curiosité, elle cherchait par quel moyen le séduire ; enfin elle dit :

— Mon petit Orthon, sois gentil, aie confiance en moi, et je te préparerai pour souper ce soir un de ces ragoûts de gras-doubles que tu aimes tant.

— Non, répondit l’orfèvre, sans lever les yeux.

— Un plat de morue de Pessinonte ?

— Non !

— Des francolins de Phrygie ?

— Non !

— Un paon de Samos cuit dans le vin doux, à petit feu ?

— Non, non et non ! En voilà assez, Gullis ! Ne me tente pas. Si je te disais mon secret ce matin, ce soir tout le monde le saurait dans la ville. Et ma vengeance m’échapperait.

Il serra les lèvres et battit des paupières dans une grimace que Gullis connaissait bien et qui signifiait sa volonté irrévocable de ne pas céder. Gullis s’en retourna vers la porte, ayant épuisé tous ses arguments. D’ailleurs le bruit du cortège commençait à se faire entendre, et l’on apercevait déjà une longue file d’hommes et de femmes vêtus de robes blanches, qui portaient des trophées de fleurs.

— En voilà du monde ! dit Gullis. Viens donc voir, Orthon.

— Pourquoi faire ? dit l’orfèvre sans quitter son travail. Il sera temps que je me dérange tout à l’heure quand le lit funèbre passera. Des gens vêtus de blanc, on en voit à toutes les funérailles.

— Pas comme ceux-là ! D’abord il y en a beaucoup plus, et les fleurs qu’ils portent sont beaucoup plus belles ; ils disparaissent sous la quantité. D’ici on croirait un jardin en marche.

— C’est bon, c’est bon ! fit Orthon. Quand je mourrai, on n’en mettra pas autant.

Cependant Gullis, sur le seuil, continuait à s’exclamer. Les trompettes sonnaient une marche guerrière ; le pas des chevaux, tenus étroitement en main, retentissait, nombreux et cadencé ; on eût dit le départ d’une armée pour une expédition glorieuse. Les trophées de fleurs avaient passé. Gullis se retourna subitement :

— Les voilà, les voilà ! Celui qui marche le premier en avant de tous les autres, c’est Dorcas qui porte une tunique blanche chamarrée d’or ; il est beau, vraiment.

— Il faut bien qu’il soit beau, grommela Orthon.

Et il ajouta quelque chose entre ses dents. Mais Gullis ne l’écoutait pas ; elle était toute au spectacle qui se déroulait devant ses yeux, spectacle grandiose et magnifique dont le recueillement l’impressionnait malgré elle. Hiéron, qui ne voulait pas que des larmes à gages fussent mêlées aux larmes sincères versées sur son fils, avait donné ordre qu’on supprimât les pleureuses. C’était le peuple entier qui formait le chœur des lamentations. Et, de même qu’on l’avait fait pour Timoléon, le lit funèbre était porté par des jeunes gens de la ville, dont on avait tiré les noms au sort ; mais il se trouvait qu’ils étaient tous d’un galbe aussi admirablement pur que si on les eût choisis avec soin pour leur beauté. Ils avançaient, soutenant sur l’épaule le précieux fardeau ; un de leurs bras était nu, leur tête était couronnée de roses, et l’arc à la fois voluptueux et ferme de leur bouche, dans l’ovale lisse de leur visage, marquait l’âpre désir de la vie et l’ivresse aussi de la mort.

Car c’était cette ivresse secrète de la mort, enseignée par les philosophes, qui planait au-dessus des lamentations de la foule, comme un oiseau aux ailes ouvertes plane au-dessus de la plainte ignorante des flots. Tout à l’heure, quand la dépouille inanimée de Gélon descendrait aux profondeurs froides du tombeau, on verrait apparaître les symboles de cette foi irréductible dans l’infini. La coupe orgiaque de Bacchus, ciselée en relief sur la paroi médiale du sarcophage, ne signifierait plus la plénitude des joies terrestres, mais cette ivresse de l’âme affranchie du corps, qui goûte enfin le vin de la sagesse et qui s’y abreuve à longs traits. Bacchus, dieu de la vie, se transformerait en dieu de la félicité éternelle. On le verrait, donnant la main à la vierge Perséphone pour la célébration d’un mystique hymen ; tous deux ressuscitant aux clartés célestes, comme le grain de blé et le cep de vigne ressuscitent au soleil après avoir pourri dans la terre. Oui, c’était une grande ivresse qu’avait dû goûter l’âme de Gélon en abordant aux plaines de la mort ; et sur le lit funèbre son visage découvert gardait l’empreinte de cette suprême volupté, de même que la vague, en quittant le rivage, y laisse la trace de ses derniers tressaillements.

Quand le cortège eut passé tout entier, et que dans l’avenue montante du cimetière la longue file se fut engagée comme un immense reptile aux anneaux mouvants, Gullis se retourna vers Orthon qui était venu se placer près d’elle.

— Ça va être beau, là-bas ! On dit que le sarcophage est tout en or massif et que les ornements en ont été commandés à Évériète.

— Il se peut, dit l’orfèvre brusquement.

Et il se remit à son travail. La phrase de Gullis venait de s’enfoncer comme un fer rouge dans son cœur et d’y causer une blessure cuisante. Il pensait que, sans l’incident de la couronne, c’eût été à lui que fût revenu le droit de ciseler dans le métal du sarcophage les bas-reliefs symboliques, la coupe enguirlandée de lierre et les figures de Bacchus et de la Déesse. Et sa haine augmentait pour ceux qui avaient découvert sa perfidie, et surtout pour Dorcas qu’il accusait en lui-même d’avoir ouvert les yeux à Hiéron et à Archimède. C’était sur Dorcas que se concentrait toute sa colère : Dorcas qui lui avait fait délivrer le lingot d’or ; Dorcas qui était venu le chercher dans sa boutique, et, sans rien lui dire, l’avait amené devant le roi pour être ignominieusement chassé du palais ; Dorcas enfin qu’il avait toujours détesté, même avant que ce sujet de discorde se fût institué entre eux.

— Oui, continuait Gullis de la porte, on va maintenant faire l’offrande des parfums. J’entends les voix des jeunes gens qui chantent l’hymne à Plouton. Puis on va effeuiller toutes les fleurs au-dessus du lit funèbre.

Elle mourait d’envie d’y aller, mais elle craignait de fâcher Orthon et d’augmenter son déplaisir. Et elle restait sur le seuil de la boutique, la bouche entr’ouverte et les bras pendants, guettant tous les échos de la cérémonie. Mais quand les trompettes de nouveau retentirent, annonçant la mise au tombeau, elle n’y tint plus et sans mot dire, prestement, elle courut vers les cyprès.

— Cet Évériète qui a ciselé les parois du sarcophage, murmurait Orthon, je l’ai pourtant vaincu trois fois au concours…

Il se tut, s’apercevant tout à coup que Gullis n’était plus là, et il continua son ouvrage. C’était un statère d’argent sur lequel il avait représenté, avec la tête de la Gorgone, les trois jambes qui forment la triquetra, l’antique emblème de la Sicile, que les chevriers, longtemps avant que fût inventé l’art des orfèvres, se plaisaient à tailler dans le tronc robuste des chênes. Orthon s’appliquait à faire de cette médaille un chef-d’œuvre. Il voulait qu’en la voyant le roi, qui l’avait si durement chassé, eût un mouvement de dépit et de repentir. Et dans la fièvre de ce travail, rien de ce qui se passait au dehors ne l’intéressait. Il savait que dans un instant, après la cérémonie funèbre, le peuple allait se répandre par toute la ville, courir dans toutes les directions pour assister aux jeux gymniques : courses de chevaux, courses de chars, récitations de poésies, concours de musique, il y en aurait pour tous les goûts. Le roi avait sorti de sa cassette dix-huit cents mines à distribuer aux vainqueurs des jeux. Mais Orthon ne s’en inquiétait point ; il travaillait toujours, un sourire étroit sur les lèvres ; et toujours il pensait : « Quand le vieux roi verra de quel art parfait a été buriné ce statère, il mourra de dépit de ne plus m’avoir pour orfèvre. »

La rue était déserte ; la foule était encore amoncelée là-bas, entre les deux lignes droites des cyprès. Cependant un pas alerte se fit entendre et Orthon leva les yeux. Il aperçut Dorcas qui débouchait par le côté du théâtre, un manteau sombre jeté sur sa tunique blanche chamarrée d’or. Évidemment l’officier cherchait à ne pas être vu. Mais Orthon l’interpella, feignant de ne lui garder aucune rancune :

— Eh bien ! seigneur Dorcas, les funérailles sont déjà finies ?

— Oui, fit Dorcas ; Gélon dort maintenant son dernier sommeil.

Il voulut passer, mais l’orfèvre le retint :

— Êtes-vous si pressé que cela ? Jetez au moins un coup d’œil sur mon travail !

— Volontiers, fit Dorcas.

Lui non plus ne voulait pas laisser voir le fond de ses sentiments. Il estimait d’ailleurs que l’orfèvre avait été assez sévèrement puni. Un peu de pitié lui venait pour cet homme déchu. Il se pencha sur la médaille, la regarda quelques minutes avec complaisance. Pendant ce temps, Orthon ne le quittait pas des yeux. Un rictus mauvais plissait le parchemin de son visage. Un petit frisson de contentement, de retenir ainsi Dorcas contre son gré, agitait ses doigts courbes que le contact du métal avait brunis.

— C’est fort beau, dit enfin Dorcas, mais je ne vois pas quelle en peut être la légende.

— La voici, fit Orthon ; — et son sourire devint plus mauvais encore : « Ô toi qui jadis as lancé un javelot contre mon bouclier, méfie-toi de la Gorgone qui pétrifie — et fuis l’homme rapide aux trois jambes. »