Librairie Paul Ollendorff (p. 1-90).


ES VIERGES DE SYRACUSE
PREMIÈRE PARTIE
LA PAIX
PREMIER LIVRE
LA FONTAINE ARETHUSE

Chapitre premier

e Vaisseau-théâtre, immense et tout pavoisé de fleurs, ondulait sur les flots argentés de la mer de Sicile ; — et du rivage six cent mille voix acclamaient le chœur antique, l’antique rapsodie d’Homère le divin.

Car il était là tout entier, le peuple de Syracuse, ardent et vibrant, enthousiaste et sensible, tel encore après quatre siècles qu’il était sorti du cep dorien, gardant de la Grèce le meilleur de son âme et de son génie, le goût impérissable de la liberté.

Le Vaisseau-théâtre ondulait sur les flots argentés de la mer de Sicile… Assez près du rivage pour que la foule pût embrasser du regard les détails de l’épopée, il surgissait dans sa gloire nouvelle devant le double port de la ville, en face du palais des rois. Et c’était le roi lui-même, Hiéron II le « bon tyran », qui l’avait fait construire et amarrer là pour le plaisir de son peuple, pour entretenir dans les esprits l’amour des légendes sacrées et permettre à tous de s’emplir les yeux, les oreilles, de la beauté hellénique.

D’ailleurs aucun décor n’eût pu mieux s’approprier aux actions éclatantes des héros. Sur le pont du navire les silhouettes des comédiens grandissaient, semblaient monter jusqu’aux nues. Le bouillant Akilleus, et Briséis sa captive, et Agamemnon au front d’airain évoluaient entre l’arc luisant de la mer et l’orbe lumineux du ciel. Leurs gestes en prenaient une vertu plus sublime, tandis que les harmonies du chœur se mêlaient à l’haleine cadencée des vagues, au souffle retentissant de Poséidon.

Or, au-dessus de Syracuse, entre l’île d’Ortygie premier berceau de la cité, et l’immense plaine en triangle où s’accroissait, de quartier en quartier, la ville, au-dessus de la Citadelle même et de la digue qui retenait l’île à la terre ferme, voici que brillait dans la claire lumière du mois des épis le Pégase d’or de Corinthe et de Syracuse, l’éternel symbole des sources jaillissantes et de l’idée aérienne, le fils de Poséidon et de la Gorgone dont le sang pourpre fut mêlé à l’âcre venin des flots, celui qui sans cesse enlève les hommes sur ses ailes frémissantes et les fait toucher aux cimes de la poésie et de l’irréel. — Pégase resplendissait sur le front des six cent mille Svracusains assemblés. Il était à lui seul l’âme dorienne, insufflée en lui. Sa bouche impatiente, que le mors n’avait jamais touchée, écumait d’une écume aussi blanche que celle de la mer ; ses jambes nerveuses aux sabots éblouissants s’arquaient, avides de chevaucher l’infini ; et ses ailes ouvertes, tendues comme deux voiles que gonfle le vent aux flancs d’une galère, ornaient sa croupe où frémissait le désir. Tel, il planait au-dessus de la ville glorieuse, de ses théâtres, de ses temples, de ses portiques. L’Achradine aux toits enchevêtrés et blancs, et Tyché où parmi les lentisques onduleux sommeillaient les maisons des riches, et les Épipoles ceintes de leurs formidables murailles, et Ortygie enfin que Hiéron embellissait chaque jour de munificences nouvelles, recevaient ensemble les rayons de sa splendeur. Au loin, dans la campagne, jusque la ligne bleue des collines du Thymbris, et les roseaux qui bordaient le cours de l’Anapos et la source mystérieuse de Cyané, cette splendeur se répercutait encore : des quatre points de l’horizon, comme une étoile au front de la cité, on voyait briller le Pégase, indompté et valeureux.

Pour l’instant tous les regards étaient attachés au Vaisseau-théâtre où achevaient de se dérouler les scènes de L’Iliade. Un grand silence pesait sur les poitrines oppressées ; la victoire suprême d’Akilleus s’évoquait comme une fresque géante sur l’arc assombri de la mer ; et chacun sentait se réveiller en son cœur le désir secret d’être un héros. Mais Syracuse n’avait plus besoin du bras de ses enfants. Après une lutte séculaire contre Rome ou contre Carthage, elle refleurissait dans la paix, à l’abri de l’épée latine et du glaive africain. Hiéron avait accompli ce miracle de la maintenir depuis soixante années subsistante par ses seules forces, de la faire peu à peu affranchir de lourds tributs. Et cet homme, qui portait le titre de tyran, avait renouvelé pour les Syracusains les beaux temps de la République primitive.

C’était fini. Le Vaisseau-théâtre, dont les feux venaient de s’éteindre, ne formait plus dans l’ombre qu’une masse confuse : alors les acclamations subitement éclatées se tournèrent vers le palais somptueux et clair où Hiéron de sa terrasse avait suivi le spectacle. Le vieillard était debout dans la majesté de ses cheveux blancs. Il portait ses quatre-vingt-six années comme une couronne d’asphodèle sur le front d’un dieu. Et il souriait à son peuple qui envoyait vers lui l’élan de sa joie. Longtemps les acclamations retentirent encore : « Vive Hiéron, notre roi ! le bon tyran ! » On lui pardonnait volontiers d’être le fils d’une esclave, lui qui était devenu le père de la liberté. On tendait vers lui des mains reconnaissantes ; des femmes lui jetaient des baisers ; un adolescent, juché sur le faîte d’une colonne, cria plus fort que les autres : « Vive Hiéron ! Vive le bon tyran ! » Et il ajouta en baissant la voix : « Puissent ses fils lui ressembler ! » — mais ces mots se perdirent dans l’exaltation générale.

Cependant la nuit était à peu près venue ; par la digue très large qui reliait l’île d’Ortygie au reste de la ville, la foule s’écoulait lentement ; le Pégase continuait à briller dans ces demi-ténèbres ; la mer bleue remplissait de ses vagues toute l’étendue des deux ports : alors à la pointe extrême de l’île, là même où dans une grotte entourée d’un portique infranchissable coulait la source sacrée d’Aréthuse, des formes blanches apparurent : une à une, elles vinrent se placer sous le portique et y demeurèrent immobiles devant les flots. Le croissant cornu de la lune, qui soudain se découpa dans le ciel, vint ajouter sa blancheur à leur blancheur. Elles étaient huit, de taille pareille, huit silhouettes de femmes vaporeuses et légères comme des fantômes. Un voile de lin couvrait leur visage ; une stole longue à plis mouvants suivait la ligne pure de leur corps. Elles se prirent par la main et toutes ensemble psalmodièrent un hymne dont les paroles s’égrenèrent comme des perles dans le frissonnement des eaux.

C’étaient les Vierges de Syracuse, les gardiennes de la liberté de la cité, les prêtresses saintes d’Artémis, celles dont il est dit que « nul n’aura le droit de contempler la nudité de leur front, ni de toucher à la frange de leur ceinture ».


Chapitre ii


omme le jour se levait au sommet du cap Plemmyrium, et que la ville dans ses parties hautes commençait à sortir de l’ombre, Praxilla, l’hiérophantide et la plus élevée parmi les prêtresses, quitta sa cellule pour se rendre à la source sacrée d’Aréthuse. Son visage était découvert, et même sous le bandeau qui ceignait son front on voyait poindre la racine de ses cheveux semblable à une bordure de sombres violettes. Malgré la tunique ample qui la vêtait, la jeunesse de son corps se trahissait à la souplesse de sa démarche, au balancement presque insensible mais harmonieux de ses hanches sur lesquelles les plis de l’étoffe s’évasaient à peine. Et cette jeunesse aussi se retrouvait dans ses yeux aux contours lisses et dans le dessin fier de sa bouche dont l’habitude du recueillement n’avait pu atténuer tout à fait le charme. Ainsi que toutes les Grecques de noble famille, — car elle était de race illustre et ses aïeux avaient siégé autrefois parmi les amphipoles de la cité — elle portait en elle, avec l’héréditaire fierté d’Héléna la Tyndaride, la grâce syracusaine, altière et simple, mélange de passion et de douceur. L’enthousiasme habitait son nez aux ailes creuses, qu’une seule ligne droite entre les sourcils reliait à son front ; et, comme dans les médailles d’or ou d’airain sur lesquelles les orfèvres se plaisaient à évoquer l’incomparable beauté de la nymphe Sicélide, son menton se séparait en deux saillies égales au-dessus de son cou sans défaut.

Praxilla, s’étant arrêtée en haut de l’escalier qui descendait à la source, frappa dans ses mains et d’une voix claire appela les sept autres vierges : Démo, Zénophile, Anticlée, Rhénaïa, Naïs, Meltine et Glaucé. Elles accoururent blanches et pressées comme des colombes, un sourire familier aux lèvres. Toutes, elles étaient belles et dans le vif éclat de leur jeunesse. Elles se rangèrent autour de l’escalier taillé dans le roc, et Praxilla l’hiérophantide passa la première.

Dans un vaste bassin de marbre veiné de rose coulait l’onde sacrée d’Aréthuse. Certes, aucune source enfouie parmi les lotos noirs n’était plus claire ni plus murmurante. Des poissons argentés s’y baignaient, si nombreux qu’ils formaient comme une doublure de métal au vaste bassin, et que, les uns sur les autres, ils se jouaient en d’interminables secousses sans jamais en laisser voir le fond. À la surface, de petites rides vermiculaires, pareilles aux plis légers qui se forment au printemps sur l’épiderme délicat des fleurs, attestaient la virginité éternellement respectée de la source.

Praxilla s’agenouilla sur le bord, et baisa dévotement la margelle de marbre. Alors Glaucé, la plus jeune des vierges, ôta son bandeau et dénoua sa chevelure ; et, avec des gestes liturgiques, elle mima la fuite d’Aréthuse, poursuivie par le fleuve Alphée.

Car c’était sur cette légende que reposait la doctrine particulière des Vierges syracusaines et leur vocation secrète. Aréthuse vouée comme elles au culte d’Artémis, la chaste déesse, fut aimée du dieu-fleuve Alphée qui la vit un jour se baigner dans ses ondes à Elis. Elle avait déposé sur la rive les pavots qu’elle tenait à la main ainsi que la couronne de myrte qui ceignait son front, et, nue, dans la fraîcheur des eaux transparentes, elle agitait son jeune corps. Alphée en fut ému et bondit vers elle, mais la chaste nymphe se sauva à son approche. Toujours poursuivie, elle traversa en courant Paphis, Orchomène, les monts Cyllène et le Ménale ; là, se voyant sur le point de tomber au pouvoir d’Alphée, elle implora le secours tout puissant d’Artémis qui la changea en une source intarissable. Cependant Alphée la poursuivait encore. Dans le cours même de l’Océan poussant son onde couverte de rameaux d’oliviers, et portant pour dons d’hyménée la poussière sacrée, des beaux feuillages, il accompagna Aréthuse jusqu’au rivage d’Ortygie où, sans que nul contact impur fût parvenu à les troubler, la Vierge enfin put réfugier ses eaux frémissantes.

Voilà ce que mimait Glaucé, la plus jeune des Vierges syracusaines ; et dans une gesticulation hardie de tous ses membres, la nappe lourde de ses cheveux coulant comme de l’or liquide jusqu’à ses reins, elle imitait les terreurs de la nymphe surprise, et sa course éperdue à travers les champs élidiens sous la protection invisible d’Artémis. Ses compagnes la regardaient avec un orgueilleux sourire sur les lèvres : cette cérémonie muette, accomplie chaque matin par l’une d’elles sous le portique, avait pour objet de leur rappeler leurs serments ; et sans doute chacune se sentait-elle prête à subir le sort de la candide Aréthuse plutôt que de laisser le regard d’un homme profaner son front.

Cependant Praxilla s’était relevée ; elle prit des mains de Rhénaïa un flambeau de résine, et à pas silencieux se dirigea vers la grotte où aboutissait un passage souterrain. Son visage tout à coup s’était transformé. Quelque chose d’exalté et d’ardent comme une lueur venue de l’Hadès rendait ses yeux aussi brillants que le flambeau dont l’éclat maintenant épanoui illuminait la fleur rouge de sa bouche, et formait avec ses prunelles enflammées un triangle mystérieux de lumières. Avant de disparaître sous la grotte, elle se retourna vers ses compagnes et leur dit :

— Réjouissez-vous. Je vais vers Celle qui reviendra bientôt.

Alors Démo, qui était brune comme la nuit, et dont les paupières jusqu’à ce moment étaient demeurées baissées, poussa un cri strident, et lançant ses bras au-dessus de sa tête, elle appela trois fois, tandis qu’entre ses dents éblouissantes luisait le dard acéré de sa langue ;

— Persephoneia ! Persephoneia ! Persephoneia ! …

Et les autres Vierges, Zénophile aux belles mains parfumées, Anticlée plus gracieuse que les Charites, Rhénaïa aux sourcils aigus, Naïs et Meltine qui étaient blanches et jumelles, et Glaucé dont les cheveux d’or descendaient en nappe lourde jusqu’à ses reins, nouèrent leurs doigts fragiles et formèrent une ronde autour du bassin où nageaient les poissons sacrés. De temps en temps elles s’arrêtaient et toutes ensemble elles répétaient comme Démo :

— Persephoneia ! Persephoneia ! Persephoneia !

Et elles se dressaient sur la pointe de leurs orteils dans leurs longues robes, comme pour guetter le retour désiré de la Déesse.

Mais Persephone ne pouvait apparaître encore. C’était le temps où dans les régions impénétrables elle préparait pour la terre les dons heureux de la germination. Et tandis qu’aux yeux de tous elle continuait à être l’Artémis au visage luisant, sereine et ineffable, dont le temple s’élevait à la lumière parmi les édifices somptueux d’Ortygie, pour ses prêtresses elle était la vierge sombre à la chevelure de ténèbres, la Force occulte et irrévélée, Hécate au triple visage, qui règne au Ciel, sur la Terre et dans les Enfers. Ainsi s’expliquaient les diverses formes du culte qui lui était rendu sur le rivage de Syracuse.

..............................................................................................................................................................

Dans la ronde où elles s’animaient, les jeunes prêtresses semblaient avoir retrouvé toute la fougue leur sang. Du rose leur était monté aux joues et, sous les plis de leurs tuniques, leurs cœurs agiles bondissaient. Pourtant Démo, au milieu d’elles, s’arrêta la première.

— Écoutez, fit-elle ; on dirait le bruit des vagues dans le souterrain.

Elle courut vers la porte ; mais Praxilla, en s’éloignant, avait emporté la clef. Vainement toutes ensemble elles heurtèrent violemment de leurs épaules le panneau de bronze ; le dur métal résista à leurs efforts. Et toujours le bruit montait, la galopée furieuse des vagues assiégeant la grotte où murmurait le souffle pur d’Aréthuse.

— Zeus puissant ! dit Glaucé en tombant à genoux, que va devenir notre chère sœur Praxilla, l’hiérophantide ?


Chapitre iIi


e vieux roi Hiéron, assis dans une des salles de son palais, conférait avec Orthon, son orfèvre. Orthon était un homme habile. C’était lui qui avait répandu à profusion dans la ville ces minces et légères statues de Victoires ailées dont la mode s’était établie depuis que l’illustre Timoléon, sur les bords du Crimissus, avait mis en déroule les Carthaginois. D’abord une seule de ces statues avait été placée devant la porte du triomphateur ; puis peu à peu le goût s’en était propagé parmi le peuple, et maintenant il n’était pas un Syracusain pouvant disposer de quelques mines qui ne voulût posséder au seuil de sa maison une de ces jeunes et délicates Victoires, debout sur leur socle de porphyre, les bras soulevés et la tête resplendissante, qui semblaient raconter au passant étranger la gloire invincible de Syracuse et l’héroïsme prodigieux de ses enfants.

Le vieux roi, aux discours cauteleux d’Orthon, branlait la tête.

— Oui, je sais, disait-il ; vous avez toujours été pour moi un bon serviteur et je me plais à reconnaître vos mérites. Mais je voudrais cette fois vous mettre à une épreuve plus difficile. Je rêve d’avoir avant de mourir une couronne aussi lourde que mon front pourra la porter. Ce sera — ajouta-t-il avec un large sourire qui s’épanouit dans sa face blanche, — un emblème des soucis de la tyrannie dont nul n’accepterait de se charger, s’il pouvait en supposer le poids.

— Hélas ! répondit insidieusement Orthon, qui voudrait naître s’il connaissait les tourments de la vie ; mais une fois né, qui veut mourir ?

— En effet, dit le roi ; et il est surprenant que nous nous attachions à ce qui mérite si peu notre estime.

Il s’arrêta et fixa sur Orthon la vrille de ses regards de très vieil homme qui avaient déjà pénétré tant de consciences humaines ; et de le voir chétif et jaune devant lui, l’insolence au fond des yeux et tremblant quand même de l’avoir mécontenté, il sourit encore. Puis il dit, en reprenant le ton du commandement :

— Je veux que cette couronne surpasse en beauté toutes celles qui m’ont été faites jusqu’à ce jour. Vous connaissez sans doute les deux Télamons géants qui soutiennent la cella à l’intérieur du temple de Zeus Olympien ? Leur front est entouré d’un double cercle de roses énormes sculptées dans la pierre. C’est ce travail que vous devrez reproduire dans le métal, sans en altérer l’éclat par aucun alliage.

— Rien de plus facile, répondit Orthon. Il suffit d’avoir un lingot d’or assez épais pour cela.

— Dorcas dira à mon trésorier de vous le fournir, fit le vieillard.

À cet instant, Dorcas entra dans la salle. C’était un jeune Syracusain de noble famille, qui remplissait à la fois les fonctions d’officier du palais et de surveillant des travaux de la cité. Autant l’orfèvre Orthon était petit et chétif, étouffé dans le coffre resserré de son étroite poitrine, autant Dorcas, en sa carrure imposante, respirait la générosité et la force. La cuirasse de drap blanc qu’il portait faisait ressortir davantage la ferme beauté de ses traits. Son nez était aquilin, sa bouche étroite, et l’ovale de son visage, encadré des boucles brunes de sa barbe et de sa chevelure, présentait le dessin parfait d’un camée d’agathe sur lequel une effigie glorieuse eût été inscrite. Quand il se fut avancé, Hiéron lui posa familièrement la main sur l’épaule.

— Eh bien, cher Dorcas, qu’y a-t-il de nouveau aujourd’hui ?

— Une chose grave, répondit l’officier. La mer a rompu ses digues et a inondé le passage qui relie la fontaine Aréthuse à la fontaine Cyané pour le culte secret de la Déesse. Et l’on craint que toutes les rues de la ville souterraine ne subissent le même sort. Mais que faire ? Comment s’opposer à l’envahissement des eaux ?

Le vieux roi réfléchissait, son menton appuyé sur sa main.

— Il faut consulter mon cousin Archimède, déclara-t-il enfin. Il saura bien inventer un moyen pour forcer la mer à retourner dans son lit.

Et s’étant levé, droit encore dans sa haute taille, il sortit après avoir fait signe aux deux hommes de l’attendre.

Restés en tête à tête, Dorcas et Orthon se regardèrent avec indifférence. Bien qu’ils se rencontrassent presque chaque jour au palais, aucune intimité ne s’était établie entre eux. Pourtant Orthon dit le premier :

— Le roi m’a commandé une couronne pour laquelle il va falloir me donner un morceau d’or qui pèse au moins deux talents.

— C’est facile, dit Dorcas ; l’or ne manque pas dans le Trésor : il y en a presque autant qu’il y a de mauvais désirs dans la cervelle d’un pauvre diable.

Il tourna les talons et alla s’asseoir sur la terrasse qui s’allongeait entre l’enfilade des salles royales et la nappe argentée de la mer. Là, une nourrice de la vallée d’Enna, le visage encadré de lourdes tresses, présidait aux ébats d’Hiéronyme, le petit-fils du tyran. L’enfant, sur les marches lisses, détendait ses membres augustes. Il pouvait avoir huit ans et portait une courte tunique de laine qui lui descendait à mi-jambes. Il ne ressemblait ni à Gélon son père, silencieux et débile, ni à son oncle Andranodore « un homme épais, bouffi de graisse de Sicile » ; encore moins à son puissant aïeul, resté robuste dans la vieillesse. Mais quelque chose de lascif et de félin, l’extraordinaire vivacité de ses petits yeux couleur de noisette, évoquaient l’idée d’une origine pan-Sylvestre, d’une parenté vague avec les chèvres et les satyres. Et il riait, le méchant enfant, en montrant ses dents aiguës, quand la nourrice d’une voix dolente, pour le faire tenir tranquille, feignait de le menacer du Cyclope. « Il va venir, disait-elle, il va venir, Polyphème, avec sa grosse tête et son œil unique. — Bon ! répliquait l’enfant, qu’il vienne ! Tu le feras asseoir sur tes genoux, et, si tu sais être aimable, il t’enverra peut-être, comme à la belle Galatéia, un ours blanc ou un renard au poil bleu. »

Il fit une ruade et, ayant aperçu Dorcas, il lui envoya un sourire dans un haussement d’épaules, comme pour le prendre à témoin qu’il ne croyait plus à ces enfantillages. Mais Dorcas ne répondit pas : cela lui déplaisait de voir le futur héritier de la couronne donner tant de signes de cynisme et de corruption ; il savait de lui des tares secrètes que le vieux roi lui confiait quand ils étaient seuls ; que deviendrait Syracuse, plus tard, entre des mains qui déjà ne connaissaient plus la pudeur ? Et quel beau champ de bataille serait laissé aux appétits cruels de ses ennemis !… Dorcas songeait à cela en face du panorama somptueux de la ville et de la mer : tant de richesses et tant de beauté, tant de luxe et tant de génie rassemblés à cette pointe extrême de la Sicile, si bien que nulle autre, parmi les filles du divin Hellen, fût-ce Athènes, Argos ou Corinthe, ne pouvait montrer sous la clarté du soleil un visage aussi splendide ! Syracuse, la plus grande des cités grecques et la plus belle de toutes les villes, que semblait enlever jusqu’aux nues le Pégase étincelant…

Dorcas fut arraché à ces pensées par l’arrivée d’Hiéron qui ramenait par le bras le grand Archimède. Et jamais triomphateur traînant un héros à son char n’eut sur le front plus d’orgueil que le « bon tyran » flanqué de son glorieux cousin.

— Le voilà, criait-il, — et sa voix sonore faisait tressaillir les piliers de la terrasse, — le voilà celui à qui rien n’est étranger sur la terre ni dans les étoiles. Les flots de la mer lui obéiront, comme à Zeus tempétueux obéissent les vents dociles.

Mais Archimède, le regard soucieux, traçait dans l’air, du bout de son doigt tendu, des paraboles invisibles.

Quand il se fut arrêté et que Dorcas, respectueusement, lui eut expliqué quel conseil on attendait de sa sagesse, Archimède se retourna vers Hiéron :

— Quoi donc, mon cousin ? c’est pour une chose aussi simple que vous êtes venu m’arracher à la contemplation des plus graves problèmes ! L’eau est entrée, me dit-on, dans un des passages de l’hypogée ? Qu’on l’en chasse ! Avec un système combiné d’hélices et quelques bras d’hommes, j’ai fait dessécher en Égypte des milliers et des milliers de marais ; et je ne sache pas que le Nil furieux aux sept bouches soit plus facile à gouverner que la paisible mer de Sicile !

Il prit Dorcas à l’écart afin de compléter ses instructions. Et pendant qu’il parlait, tous les yeux, même ceux de la nourrice et de l’enfant, étaient fixés sur les lèvres du grand Archimède. Bien qu’habitant le palais du roi Hiéron, il quittait peu ses appartements, toujours préoccupé de pénétrer plus avant dans les infinis mystères de la science ; et il oubliait pour cela de manger et de boire et même de prendre soin de son corps. En ce moment il n’avait sur lui qu’une chlamyde déchirée à l’épaule et plus longue devant que derrière, parce qu’en marchant il en avait à plusieurs reprises détendu l’étoffe. Son crâne était chauve, bossué et rugueux comme une pierre ; ses prunelles mouvantes d’un gris incolore se distinguaient à peine sous l’épaisseur de ses sourcils et de ses cils. Son nez était retroussé, de forme laide, trop petit pour son vaste visage. Mais sa bouche était le miracle de beauté de ce visage. La bouche d’Archimède n’était comparable à aucune autre bouche de mage ou de philosophe, pas même à celle du thaumaturge Empédocle, qu’Agrigente avait placé au rang des dieux. Elle était à elle seule l’expression et l’épanouissement de son esprit. Éclatante et vive, elle sortait de la barbe broussailleuse comme une fleur rouge sort d’un buisson ; et sur les pétales de ses lèvres les mots semblaient des oiseaux passagers qui ne s’arrêtaient que pour prendre haleine, avant de s’élancer dans les hauteurs de l’espace.

Ayant achevé d’expliquer à Dorcas ce qu’il fallait faire, Archimède se retourna vers le roi Hiéron :

— Vous avez là de superbes galères, mon cousin ; elles doivent porter au moins mille ballots.

De la main, il montrait une flottille de galères, énormes et rondes, qui revenaient de la côte africaine, surchargées de marchandises.

— En effet, dit Hiéron, je ne leur connais qu’un défaut : c’est d’être, en raison même de leur poids, difficilement manœuvrables. Malgré leur forte voilure et leurs cinq rangs de rameurs, il leur arrive quelquefois de rester en détresse au milieu des eaux lorsque les courants leur sont contraires.

— Allons donc ! fit Archimède, je me chargerais de les faire avancer du bout de mon petit doigt, fût-ce sur la terre ferme.

En entendant ce propos, le vieux Hiéron se mit à rire, ainsi que l’enfant royal et la nourrice de la vallée d’Enna aux lourdes tresses, ainsi que Dorcas et Orthon, l’orfèvre, qui s’étaient rapprochés :

— Vous savez que d’ordinaire je ne mets pas en doute votre pouvoir, mon cousin, reprit Hiéron, en regardant Archimède ; mais pour cette fois, permettez-moi de rester incrédule ; à moins d’être doué de la force miraculeuse d’Héraclès, qui enleva dans ses bras les troupeaux de Géryon, il est impossible à un homme de mouvoir un poids de cette importance.

— Je vous prouverai le contraire quand il vous plaira, répondit tranquillement Archimède. Mais pour aujourd’hui voilà assez de paroles vaines. Je retourne à mes problèmes.

Et relevant sur son épaule sa chlamyde usée, d’un geste à la fois familier et noble, le grand Archimède traversa les salles du palais, entre les statues d’or massif et les hautes amphores de bronze. Et sa pauvreté volontaire mettait la gloire d’une auréole autour de son front labouré de rides…


Chapitre iv


orcas ne perdit pas de temps pour courir à la fontaine Aréthuse ; il avait hâte de mettre en œuvre le procédé que lui avait indiqué le savant Archimède et de voir fuir devant lui, comme un troupeau de brebis agiles, les eaux envahissantes.

Ayant laissé à quelque distance les ouvriers qu’il avait amenés, il se présenta seul devant le portique. Le grand-prêtre de Zeus Olympien s’y trouvait déjà, attendant du secours. Ce grand-prêtre était à la fois le magistrat éponyme de la ville et le chef des prêtres de tous les autres cultes ; lui seul pouvait permettre à un profane de pénétrer dans ce lieu sacré que fréquentaient habituellement les Vierges. Quand Dorcas entra, il chercha vainement des yeux quelque lueur fugitive de leur présence ; il ne vit rien que le bassin clair où bondissaient les poissons d’argent et que la haute stature du grand-prêtre, drapée de pourpre, et grandie encore par l’épais bourrelet de soie dorée dont sa tête rasée était ceinte.

L’Éponyme le prit par la main et le conduisit devant l’escalier qui descendait à la grotte.

— Je vous donne tout pouvoir, dit-il, de pénétrer dans le passage souterrain et d’y rester aussi longtemps que votre présence y sera nécessaire pour faire évacuer complètement les eaux ; et même — ajouta-t-il en baissant la voix, — si vous venez à découvrir le corps d’une des prêtresses qui a dû être surprise dans sa course en se rendant à la fontaine Cyané, je vous autorise à le prendre et à le rapporter, avec respect, mais sans pitié vaine. Ceux qui meurent pour la divinité ne sont pas à plaindre ; ils revivent doublement, parmi les dieux immortels, et dans la mémoire des hommes.

Dorcas tressaillit ; ainsi le salut d’une femme, de l’une des Vierges saintes, gardiennes des destinées de Syracuse, dépendait peut-être encore de son habileté, de sa promptitude ! Mais quel espoir y avait-il qu’il la retrouvât vivante, depuis plusieurs heures que l’accident était arrivé ? Le sang-froid, l’indifférence austère du grand-prêtre faisait bondir son cœur généreux ; peut-être aussi s’exagérait-il à lui-même le danger, et la Vierge était-elle parvenue au but de sa course avant que l’inondation se fût produite ?

Il s’engagea à l’entrée du souterrain. Les eaux y avaient établi leur niveau, et maintenant elles s’y tenaient tranquilles comme dans leur lit naturel. Dorcas calcula d’un coup d’œil qu’elles ne devaient pas s’élever à plus de trois coudées, c’est-à-dire qu’un homme de sa taille y pouvait marcher aisément sans en avoir au-dessus de la ceinture. Alors il résolut d’y pénétrer seul et de chercher lui-même, avant tout, le corps de la prêtresse.

D’abord, le froid de cette nappe liquide le glaça : l’obscurité aussi, maintenant que la porte était refermée, augmentait encore son malaise et lui faisait paraître les eaux plus glaciales encore. Mais il était brave et éprouvé. Souvent, quand il allait visiter les ouvriers qui travaillaient dans les carrières de l’Achradine ou des Épipoles, il traversait des passages d’ombre, et sa rétine s’était accoutumée à discerner les moindres objets ; il y avait acquis cette sorte de seconde vue à laquelle coopèrent tous les autres sens et par quoi il semble que l’homme, tel l’oiseau fabuleux d’Héra, ait des prunelles ouvertes sur toute la surface du corps. D’ailleurs, à mesure qu’il avançait, le passage se faisait moins obscur, et les choses devenaient distinctes autour de lui ; la nappe miroitante des eaux reflétait la voûte blanche du souterrain ; de place en place, aux parois rugueuses des murailles, fleurissaient quelques touffes âpres et rudes de genêts, attachées là comme des flambeaux et dont les pétales d’un jaune ardent semblaient émettre de petits jets de lumière. Dorcas remarqua que dans l’épaisseur de ces murailles des ouvertures secrètes étaient pratiquées, pour communiquer sans doute avec les rues de l’hypogée qui s’étendait comme une seconde cité sous les principaux quartiers de la ville.

Mais ces détails n’occupaient que la surface de son esprit et sa pensée intime restait attachée à la prêtresse. D’elle, il ne savait rien que ce que l’Éponyme venait de lui apprendre en quelques paroles brèves. Pourtant un immense élan l’avait emporté vers cette existence inconnue, et cet élan lui avait fait oublier le malaise qu’il endurait, le froid qui peu à peu envahissait jusqu’à son front, les ténèbres et la mort peut-être.

Maintenant il désespérait de la découvrir, si ce n’est en heurtant de son pied le cadavre enseveli dans le suaire des eaux immobiles. Non, il ne la découvrirait point ! Bientôt, il allait atteindre l’autre bout du passage ; il ne lui resterait plus qu’à retourner sur ses pas et à faire procéder à l’évacuation des eaux. Il regrettait presque de n’avoir pas commencé par là, et que son héroïsme fût inutile. Et comme le froid de plus en plus envahissait l’entour de ses tempes, il pensa de nouveau à la mort. Et l’image de sa jeune épouse, de la douce et rieuse Fanie, qu’il avait prise par amour il y avait six années, vint d’elle-même se placer devant ses yeux. Sans doute, elle l’attendait, la petite épouse, dans leur claire maison regardant la route et inquiète de ne pas le voir revenir. Que deviendrait-elle s’il disparaissait lui aussi dans ce lieu funèbre, où, invisible, semblait se promener la barque de l’insatiable Charon ?

Il ferma les yeux et recommanda son âme aux puissances infernales. Mais quand il les rouvrit il poussa un cri de surprise : devant lui, allongé comme la tige coupée d’un roseau, flottait le corps de la prêtresse. Il flottait, comme la tige allongée d’un roseau, aussi étroit à son sommet qu’à sa base, et entièrement enveloppé de ses voiles que l’eau avait rendus plus adhérents. Le visage même disparaissait sous les mailles serrées de l’étoffe ; les bras se devinaient à peine, étendus à droite et à gauche au ras des flancs. Et de ce corps ainsi enroulé dans des langes se dégageait quelque chose de suave et d’infini, l’idée troublante d’une virginité qui triomphait même par delà la mort. Dorcas, avant de s’en approcher, fut saisi d’une crainte mystérieuse ; il lui semblait que le prendre entre ses bras serait une profanation. Pourtant l’Éponyme lui avait donné tout pouvoir ; la défense séculaire et formidable qui interdisait à tout homme de toucher même à la frange du manteau des Vierges avait été levée pour lui. Il avança ; mais au dernier moment il hésita de nouveau ; il venait d’apercevoir autour du front de Praxilla un mince cercle d’or qui révélait sa dignité supérieure. Il n’y avait pas à en douter : c’était l’hiérophantide elle-même, la première des servantes de la Déesse, qui gisait là comme une pâle fleur sur les eaux ! Un flot de sang violemment parcourut ses membres, fit battre à la fois toutes ses artères. Enfin il vainquit son trouble et, comme il eût pris sur l’autel un vase sacré, il saisit avec respect le corps de la Vierge.

Que ce corps était léger et impalpable presque entre ses bras ! On eût dit que le souffle seul de l’esprit en avait modelé les contours, et que nulle autre substance, si ce n’est celle de l’âme impondérable et divine, n’en avait jamais habité la forme ; — si bien que Dorcas serrait contre sa poitrine son précieux fardeau, de peur de le voir glisser et lui échapper, comme s’échappe dans l’éther le papillon aux ailes faites d’un souffle, la Psyché immatérielle qui symbolise l’envol des âmes.
Avec des gestes liturgiques, elle mima la fuite d’Aréthuse, poursuivie par le fleuve Alphée…

Il marchait vite, les regards fixés devant lui. Un assez long chemin lui restait encore à faire pour regagner la fontaine Aréthuse où sans doute l’attendait toujours le grand-prêtre. Or, à mesure qu’il avançait (était-ce ses forces qui diminuaient ? mais non, ses bras avaient toujours la même vigueur), il croyait sentir peu à peu s’alourdir le corps de Praxilla ; à présent il discernait sous l’enroulement des voiles la moelleuse douceur de la chair ; et contre sa poitrine il sentait s’imprimer, comme un sceau dans la cire brûlante, le front mystique et pur de la Vierge. Sans le vouloir, Dorcas assistait à cette transformation. Il en était sûr, celle qu’il avait retirée des eaux n’était plus rigide et glacée comme tout à l’heure. Et la pensée qu’elle était vivante peut-être, qu’elle revenait doucement à la vie, là, dans ses bras, contre son cœur, le jeta dans un tel paroxysme d’émotion qu’il fut bien près de défaillir ; et ses yeux n’osaient même plus se poser sur elle, dans le vague effroi d’apercevoir à travers l’étoffe de lin la clarté mouvante de deux prunelles…


Chapitre v


anie, la jeune épouse de Dorcas, se tenait sur le seuil de la porte ; la maison qu’ils habitaient ensemble attenait aux jardins du palais, et, appuyée aux contreforts des rochers, dominait la langue de terre où s’étendait Ortygie. Cependant Fanie n’apercevait rien, ni du côté de la campagne, ni de celui de la ville, et l’heure était passée depuis longtemps à laquelle Dorcas rentrait d’habitude.

Et Fanie se désolait. Dorcas était son héros, son dieu. C’était lui d’abord qui l’avait aimée le premier ; et maintenant, après six années de félicité commune, elle éprouvait pour lui cette reconnaissance attendrie de l’épouse dont la destinée tout entière s’est fondue en celle de l’époux, et dont rien, ni dans la chair ni dans l’âme, n’existe qui ne soit imprégné de lui. Dorcas était son héros, son dieu ; il possédait la beauté physique et la beauté morale ; il était robuste et bon, doux et fort ; il avait pour elle, délicate et frêle, des attentions semblables à celles qu’il eût eues pour un enfant ; quand il la prenait dans ses bras le soir et baisait les boucles floconneuses de sa chevelure, elle croyait, en fermant les yeux, sentir encore sur son front la caresse des lèvres maternelles. Et que d’autres émotions encore l’amour de Dorcas ne lui procurait-il pas ! Souvent, ils allaient ensemble à la pointe extrême de l’île voir se coucher le soleil sur les flots. Le grand arc azuré de la mer prenait tour à tour toutes les couleurs de l’iris jusqu’à ce qu’il s’éteignît tout à fait pour sombrer lui-même dans quelque nouvel abîme. Alors il semblait aux deux époux qu’ils étaient seuls, l’un à l’autre, sur la terre primitive, entre la rive déserte et le ciel peuplé de leur rêve. Et ils rapprochaient leurs lèvres tremblantes, et leurs poitrines gonflées du ferment de la vie.

Mais ce soir, le soleil cruel ensanglantait l’horizon sans que Dorcas fût là pour donner à Fanie, à sa fragile épouse, la délicieuse sensation de s’anéantir dans son amour et que cet amour fût tout l’infini. Dorcas ne revenait point. Et des larmes tombaient des yeux de la jeune femme, quand une voix railleuse et haute l’interpella :

— Eh bien ! Fanie, petite lumière, vous voilà transformée, vous aussi, en fontaine ! Prenez garde que vos joues ne se creusent comme des rigoles à force de pleurer.

Fanie s’essuya vivement les paupières ; il lui déplaisait d’être surprise ainsi dans son chagrin ; et par qui ? par Gullis, la vilaine femme de l’orfèvre Orthon, une vigoureuse commère, indiscrète et bavarde, que toutes les Syracusaines de la ville et du port redoutaient pour sa curiosité.

— Je ne pleure pas, dit-elle. (Ce mensonge envers Gullis ne lui coûtait guère.) Je m’inquiète seulement de voir l’heure passer sans que Dorcas soit rentré à la maison.

— Ce n’est que cela ! dit Gullis. En ce cas vous pouvez attendre encore. Ne savez-vous donc pas qu’il s’est rendu à la fontaine Aréthuse où une inondation s’est produite, paraît-il ? Orthon, qui était ce matin au palais, l’a vu partir avec toute une suite d’hommes et des machines pour faire refluer le cours des eaux.

— Par la Moire ! s’écria Fanie, pourvu qu’il ne lui arrive rien !

Gullis ouvrit largement la bouche et se mit à rire ; et son rire éclatait par saccades, comme le hennissement d’une cavale. En même temps son visage épais se plissait de grosses rides qui semblaient des cordes tendues sur un buisson flétri par l’automne. Lorsqu’elle se fut ainsi soulagée, elle reprit en regardant les yeux désolés de Fanie :

— Heureusement, ma petite, que toutes les femmes ne sont pas comme vous ; sans quoi, il n’y aurait pas beaucoup de bon temps pour les hommes. Quant à moi, vous pouvez m’en croire, qu’Orthon soit à la maison, dans la boutique ou sur la place, je ne songe guère à m’en tourmenter.

— C’est qu’Orthon n’est pas aussi aimable que Dorcas, répondit Fanie avec un sourire ingénu.

— Ça dépend des goûts. Orthon a bien ses défauts ; il est avare et gourmand : entre une drachme reluisante et un plat de gras-doubles assaisonnés de safran, je ne sais en vérité lequel il choisirait de préférence. Mais c’est un homme convenable et régulier ; je ne crois pas qu’il y ait sur toute l’île beaucoup de maris plus exacts que lui dans le devoir conjugal.

Fanie rougit et évita de répondre. Il y avait longtemps qu’elle avait pris en dégoût le couple peu harmonieux que formait Gullis, énorme et haute en couleur, avec l’orfèvre, chétif et jaune, qui lui arrivait à peine à l’épaule. Toutefois, en cet instant, dans l’inquiétude où elle se trouvait, la compagnie même de Gullis lui était précieuse ; pendant qu’elle causait ainsi, les minutes s’écoulaient et Dorcas peut-être allait apparaître au bas du chemin… Elle murmura après un silence :

— Bien sûr que chacun est juge de son propre bonheur : pour moi, je ne voudrais pas changer, dussé-je repousser le séduisant Adonis, qui inspira de l’amour à Perséphoneia elle-même ; et je ne crois pas me tromper en assurant que Dorcas est dans de pareilles dispositions à mon égard.

— On n’est jamais sûr de la fidélité des hommes, dit Gullis avec un mauvais rire de sa bouche tumultueuse.

Certes, il n’y avait rien à reprendre sur la conduite de Dorcas, et elle le savait bien, la vilaine mégère ; mais il lui plaisait de voir rougir et pâlir tour à tour la jeune femme sous ses insinuations perfides. Elle ajouta :

— D’ailleurs il ne sert de rien d’être à leurs trousses, comme le chien d’Ulysse après les amoureux de Pénélope. Peut-on se douter seulement de ce qu’ils font quand ils sont dehors ? Les paroles n’ont pas de couleur ; qu’ils racontent blanc ou noir en rentrant, c’est aussi bon.

— Je ne crois pas que Dorcas m’ait jamais menti, répondit Fanie en changeant de visage.

— Oui-dà ! Vous pensez être seule à le trouver beau ? C’est qu’alors quelque dieu aurait éternué en votre faveur ! Sur ce, bonsoir, ma petite. Je vous souhaite une bonne nuit avec votre cher époux.

Et Gullis s’éloigna d’un pas traînant. Fanie vit sa large stature se balancer au milieu de la route. Mais elle ne l’accompagna pas longtemps du regard. Elle cherchait toujours à apercevoir Dorcas qui ne venait point ; et son inquiétude, endiguée un moment, redevenait mortelle. Elle eût voulu courir au-devant de lui, forcer l’entrée du Portique ; mais elle savait bien que cela n’était pas possible, et elle craignait aussi de mécontenter Dorcas. Il n’aimait pas qu’elle sortît seule, à la fin du jour, ni même qu’elle se joignît à ses voisines pour faire les cent pas sur la route, comme beaucoup d’autres femmes de la ville, qui se prenaient par le bras et s’en allaient ainsi, très tard, nouées toutes ensemble — telles les grappes d’un espalier — en bavardant et riant aux étoiles. Fanie n’osait pas quitter le seuil du logis et elle se tuait les yeux à guetter le retour de son bien-aimé.

Enfin il parut, grave et lent, le front baissé, et tout de suite elle comprit que quelque préoccupation secrète l’empêchait d’accourir plus vite vers elle. Mais sa joie était si grande de le savoir sain et sauf que tout le reste disparaissait devant cette joie immense dont son cœur était rempli. Quand il fut assez près d’elle pour l’entendre, elle n’y tint plus et lui cria de toutes ses forces :

— Dorcas ! Oh ! Dorcas, je suis là ! Je t’aime !

Alors seulement il hâta le pas un peu et leva la tête ; et Fanie, ayant vu son visage qu’éclairait la lueur fauve du soir, éprouva un redoublement de tendresse et ouvrit ses bras très grands pour y recevoir l’époux.

Côte à côte, ils entrèrent dans la maison. Le bas était occupé tout entier par une salle assez vaste, divisée en compartiments et coupée de parois mobiles. Dans l’un de ces compartiments le souper tout prêt attendait. Ils s’attablèrent l’un près de l’autre et Fanie, par pudeur, à cause de ce que lui avait dit Gullis, n’osait pas interroger Dorcas ; ce fut lui qui le premier parla :

— Tu as été inquiète, ma Fanie, petite lumière ?

— Oh ! oui, dit Fanie, bien inquiète. Je ne sais trop pourquoi, j’avais des pressentiments mauvais…

Dorcas la regarda, et leurs yeux bleus et noirs se croisèrent en une interlocution rapide. Les yeux noirs de Dorcas disaient la résolution, et les yeux bleus de Fanie l’incertitude. Dorcas reprit d’une voix serrée :

— Il m’a fallu accomplir une mission délicate et très difficile. C’est pourquoi je n’ai pu revenir plus vite auprès de toi.

— Oui, je sais, continua Fanie, une inondation s’est produite près de la fontaine Aréthuse, et tu y as été envoyé par le roi Hiéron.

— Comment as-tu appris cela ? fit Dorcas.

— C’est Gullis qui me l’a raconté tout à l’heure ; elle passait devant la porte, et comme toujours elle s’est arrêtée à bavarder avec moi.

— Oh ! cette Gullis ! exclama Dorcas ; quelle Renommée aux cent bouches ! Il n’arrive pas un événement dans la ville, sans qu’elle trouve le moyen d’en être informée et de le répéter à tout venant.

Fanie sourit d’un demi-sourire qui masquait mal son inquiétude, et elle profita de l’emportement de Dorcas pour se jeter dans ses bras.

— Cher Dorcas, ne vaudrait-il pas mieux m’informer toi-même de ce qui t’intéresse ? Tu ferais ainsi que, lorsque je serais séparée de toi, je pourrais te suivre par la pensée.

Mais Dorcas, sans lui répondre, évita de lui rendre cette étreinte. La tête de Fanie reposait maintenant sur sa poitrine, à la place même où celle de l’hiérophantide avait imprimé son ineffaçable trace ; et une douleur sourde, un malaise inexprimable, lui faisait pour la première fois trouver lourd à supporter le front charmant de l’épouse. Pourtant il vainquit cette singulière angoisse, et doucement, avec tendresse, il répondit :

— Fanie, petite lumière, tu ne peux te rendre compte de tous les devoirs qui incombent à un homme ; le premier parmi ces devoirs est de respecter les choses secrètes auxquelles il se trouve mêlé dans l’exercice de sa charge. Ne me demande donc rien de ce qui concerne la fontaine Aréthuse et le collège sacré des Vierges.

Fanie se blottit plus profondément dans la poitrine de Dorcas, afin qu’il ne vît pas les larmes qu’elle avait aux yeux. Elle dit très bas :

— Tu peux bien me raconter toujours si les choses se sont bien passées, si personne n’a trouvé la mort dans cet accident ?

— Personne ! répondit Dorcas avec une fierté intime dans la voix.

— Et, — demanda encore la petite épouse, — est-ce bien fini au moins ? Tu ne seras pas obligé d’y retourner ?

Dorcas se leva et par la baie ouverte de la fenêtre il jeta les yeux du côté de la sainte Fontaine dont la lune baignait le portique.

— Si, dit-il brièvement, il m’y faudra retourner souvent, au contraire ; des travaux doivent être exécutés dans les souterrains qui avoisinent la Fontaine, pour éviter le retour de l’inondation ; et c’est moi qui en surveillerai l’accomplissement.

Fanie ne dit rien ; elle se contenta de tenir ses regards fixés sur Dorcas, de boire par les yeux sa chère image pour tous les moments où il serait occupé loin d’elle : elle eût voulu le posséder mieux et autrement que dans les intermittentes minutes accordées par les Heures avares, — et que l’âme de l’Époux fût prisonnière dans la sienne, comme une colombe dans un douillet nid d’amour.


Chapitre vi


ous allons voir, dit Hiéron en quittant la terrasse de son palais, si mon cousin Archimède se tirera cette fois de la gageure qu’il nous a lui-même proposée. »

Le vieux roi descendit gaillardement sur le rivage. Son fils Gélon et son gendre Andranodore l’accompagnaient, et aussi le petit Hiéronyme, vêtu de sa courte tunique ; mais cette fois l’enfant n’était pas surveillé par sa nourrice de la vallée d’Enna, et c’était le général Himocrate, chargé du soin de l’instruire, qui marchait à côté de sa personne royale. Himocrate avait commencé comme Dorcas par remplir la charge d’officier du palais, puis peu à peu il s’était élevé jusqu’à ces fonctions supérieures. On pouvait dire de lui ce que Périclès avait dit cent cinquante ans plus tôt de Cimon l’ancien : qu’il unissait la vertu de l’ambition au vice de la médiocrité. Mais il possédait en plus le don de tenir les hommes à distance, ce qui est une façon de les mieux gouverner. Accusé par quelques-uns de favoriser en secret la politique de Carthage, — accusation que l’on faisait peser aussi sur l’épais Andranodore — il évitait de s’en défendre et répondait par un sourire glacial aux allusions que l’on risquait en sa présence sur ce point épineux. Et il était le seul à qui l’intraitable Hiéronyme se résignât à obéir : d’un regard de ses yeux clairs et froids il domptait l’enfant, ainsi qu’un belluaire dompte un jeune fauve. C’était pour cela sans doute que, malgré les soupçons d’infidélité qui planaient sur lui, le vieux Hiéron l’avait attaché à la personne de son petit-fils.

Maintenant, tous ils se tenaient en demi-cercle sur le rivage qui embrassait étroitement de ses méandres les flancs harmonieux de la mer. Échouée sur le sable comme une baleine énorme et noire, la plus grosse des galères de la flotte attendait le bon plaisir du grand Archimède. Pour l’amener jusque là, il avait fallu mobiliser toute une armée de travailleurs et mettre en jeu tout un système de cordages assez compliqué ; les câbles, déjà usés par ce travail unique, gisaient à l’entour ; et, à quelque distance, les hommes, las de l’effort qu’ils avaient donné, se détendaient en des attitudes pittoresques. Ce que voyant, le bon tyran se prit à sourire ; il murmura, comme il avait déjà fait en quittant la terrasse :

— M’est avis que cette fois mon cousin Archimède ne se tirera pas aisément de sa gageure !

Le calme Gélon, qui était à côté de lui, hocha doucement la tête :

— Je crois, mon père, que votre sagacité pourrait bien se trouver en défaut. On peut s’attendre à tout de cet homme extraordinaire ; son génie se joue avec les difficultés qui paraissent le plus insurmontables. Philosophe comme Pythagore, physicien comme Empédocle, géomètre comme Dosithée, astronome comme Eudoxe de Cnide, il possède l’universalité des connaissances humaines ; et ce n’est encore pour ainsi dire que le socle d’airain d’où sa pensée s’élève vers d’inaccessibles sommets. Souvent en l’écoutant je me prends à croire qu’il est à lui seul l’expression la plus complète de ce mystérieux Cosmos révélé jadis à nos ancêtres doriens, dont chaque homme porte en soi quelque note éparse et dont tous doivent contribuer à former l’accord.

Le vieux roi posa la main sur l’épaule de son fils :

— Gélon, dit-il, vous avez toujours été enclin à maintenir votre esprit sur les considérations de l’idéal ; je vous en loue, parce que vous êtes encore à l’âge où l’étude est la plus forte passion. Je vous en louerais davantage encore, si vous n’étiez pas appelé à me succéder bientôt.

En même temps il regardait le jeune homme, et un peu de compassion attendrissait l’éclat de ses prunelles profondes. Gélon, visiblement, inclinait son front vers le tombeau, comme un arbre chétif s’incline vers la terre après n’avoir donné qu’un seul fruit. Alors les regards du vieux roi se portèrent sur le petit Hiéronyme avec une tristesse différente. Robuste et court, l’enfant jouait à sauter sur le sable entre le général Himocrate et son oncle Andranodore. Le sel de la mer mettait un ourlet d’amertume à ses lèvres ; ses yeux lascifs riaient sans qu’on sût pourquoi, non point d’un rire innocent comme celui des enfants de son âge mais d’un rire nerveux et convulsé, qui semait autour de lui l’inquiétude. Il montra la galère et dit tout haut :

— Si j’étais grand-papa, je la ferais remplir de corbeilles d’or et de femmes nues, comme il y en a dans le tableau de Protogène qui est au palais ; et je me mettrais au milieu. On verrait bien alors si le cousin Archimède se chargerait de la faire avancer du bout de son petit doigt comme il le prétend.

Himocrate intervint :

— Soyez tranquille, même à vide, il ne la remuera pas. Savez-vous combien elle pèse ?

Mais l’enfant ne l’écoutait plus et, les membres saillants sous la tunique, les reins creusés et le ventre en avant, il simulait une charge contre quelque ennemi imaginaire. Andranodore souriait, tandis que Gélon et le vieux roi guettaient l’arrivée d’Archimède.

— Il ne vient pas, disait le vieillard ; peut-être aura-t-il renoncé à sa gageure.

— Plutôt aurait-il oublié, répondit Gélon ; vous savez, mon père, qu’il est coutumier de ces distractions.

— Le voilà ! le voilà ! cria sans façon le petit Hiéronyme.

Archimède apparaissait en effet au pied de la terrasse ; il poussait devant lui d’un geste insoucieux une légère machine ayant l’aspect d’une roue, à laquelle étaient suspendues quelques cordes d’une grosseur moyenne. Tous les membres de la famille royale se portèrent au-devant de lui.

— Ce n’est pas avec cela, dit le roi Hiéron en montrant la frêle roue, que vous avez l’intention, mon cousin, d’accomplir votre tour de force ? Votre machine auprès de ma galère ressemble à une araignée à côté d’un bœuf.

— Avec moins que cela, fit Archimède.

Il sourit et sa bouche merveilleuse, cette bouche qui était la fleur sensible de son esprit, s’épanouit dans les broussailles de sa barbe. Le soleil, qui tombait d’aplomb sur sa tête, en faisait ressortir davantage les défauts puissants, qui se traduisaient en beautés, les rugosités de son crâne chauve et nu, les saillies de ses larges pommettes et l’angle obtus de son nez trop court, pareil à un triangle dont la partie supérieure eût été tronquée. Et de même la négligence de ses vêtements s’étalait dans toute sa plénitude, sous la vive lumière pénétrante et subtile de cette printanière journée. Comme Diogène de Sinope, surnommé le chien du ciel, il méprisait les souillures de la terre ; comme Épicharme, il estimait que c’est la pureté de l’âme qui fait la pureté du corps ; souvent il se laissait traîner de force à l’étuve et frotter par les esclaves, sans abandonner la contemplation de ses problèmes ; et les gamins de Syracuse couraient derrière lui, cortège bizarre où la familiarité se mêlait au respect, et où l’orgueil national de posséder un si grand génie côtoyait la joie ironique de le voir si mal vêtu.

Cette fois encore, en apprenant qu’Archimède venait de sortir du palais, la foule débouchait par l’Achradine et envahissait la digue. Mais la présence de la famille royale tenait à distance toutes ces têtes curieuses, passionnées, noires comme le vin, et animées comme la vendange au fond du pressoir. On se demandait ce qui allait se passer là, pourquoi la plus grosse des galères du roi Hiéron avait été amenée au milieu du sable ; pourquoi le bon tyran attendait debout, encadré de son fils Gélon et de son gendre Andranodore ; pourquoi le petit Hiéronyme lui-même restait à peu près tranquille, à côté du général Himocrate… On se demandait surtout ce qu’Archimède venait faire sur le rivage, et c’était sur lui de préférence que les regards demeuraient fixés.

Cependant, après avoir examiné de près l’énorme coque du navire, bardée de fer, et ceinte d’une épaisse bordure de bronze, Archimède se retourna vers son cousin :

— Vous avez oublié, lui dit-il, de faire remettre dans les flancs de la galère les marchandises qu’elle contenait. Ne m’avez-vous pas dit que votre flotte avait rapporté d’Afrique un chargement considérable ?

— En effet, répondit le vieux Hiéron ; mais nous avons pensé que l’épreuve serait suffisante ainsi. Et d’ailleurs — ajouta-t-il en montrant l’équipe des ouvriers qui se reposait au loin sur le sable — ces hommes eussent été incapables de la faire bouger telle qu’elle était, et ils ont dû la vider entièrement avant de songer à s’y atteler.

— Eh bien, qu’ils la rechargent ! dit Archimède. Puisque je m’accorde aujourd’hui une heure de délassement, je veux au moins en régler le détail à mon gré.

Sur un signe que leur fit Himocrate, les ouvriers approchèrent. Ils portaient tous une cotte de laine uniforme dont les mailles adhéraient au corps, et sur la tête une sorte de bonnet recourbé, à peu près semblable à celui qu’avaient adopté les Phrygiens dans le temps que régnait sur eux le roi Midas aux oreilles d’âne. Et ils marchaient en ligne, d’un pas égal et assuré, leurs bras durs pliés contre leur torse noueux, et la bouche entr’ouverte par l’habitude qu’ils avaient prise de ne respirer qu’avec peine en remuant de lourds fardeaux.

Le petit Hiéronyme s’était faufilé près d’Archimède. Il se frottait les mains et ses yeux clignotaient d’allégresse.

— Quel bonheur ! on va leur en faire transporter beaucoup, beaucoup, jusqu’à ce que la galère en soit toute pleine !

Et il ajouta avec un sourire cruel :

— Peut-être qu’il y en aura qui ne pourront plus avancer. Alors on leur donnera des coups de fouet par derrière, comme on fait aux chevaux qui traînent des charges trop lourdes.

Mais Archimède ne l’entendait pas ; il s’était mis lui-même en mesure de préparer sa légère machine ; aidé de Gélon, il l’avait fixée sur le sable, et il en déroulait peu à peu les cordes flexibles. Quand la galère eut reçu de nouveau tout son chargement, sans qu’il y eût d’accidents d’hommes — car le bon tyran veillait à ce que ses sujets ne fussent pas accablés au delà de leurs forces — Archimède dit au roi :

— Voilà qui est bien, mais ce n’est pas assez ; commandez à ces braves gens de monter eux-mêmes sur la galère.

— Quoi ? fit le roi. Vous voulez…

— Absolument, confirma Archimède d’une voix qui montrait à quel point il était sûr de lui.

Cependant, de la foule des cris d’étonnement montaient. On avait compris qu’il s’agissait d’une nouvelle expérience du grand homme, et l’on se pressait pour n’en rien perdre, comme à un spectacle inédit.

— Attention ! disait quelqu’un. Il va trouver le moyen de remettre la galère à l’eau sans qu’elle s’enfonce.

— Non, répondait un autre mieux avisé. Ne voyez-vous pas qu’il se prépare à la tirer à lui avec des cordages ?

Et tout autour des voix s’élevaient :

— C’est impossible ! c’est impossible ! autant vaudrait souffler sur le fort Euryale pour le mettre en mouvement !

Sur le rivage Archimède, le front incliné, ne souriait plus. La galère était devant lui, chargée à n’y plus pouvoir faire tenir une drachme, avec son équipage d’hommes robustes et ses marchandises d’une lourdeur extrême. Archimède la soupesait du regard : il l’examinait avec cette expression de défi de l’homme qui va se mesurer à la matière inerte et qui n’a pour lutter contre elle que la force de son génie. Et, comme il n’y a que les intempérants ou les fous dont l’assurance ne soit jamais traversée d’un doute, il se repliait sur lui-même en cette minute décisive et comparait le souffle immatériel qu’étaient sa compréhension et son âme, avec l’énorme masse qu’il s’était flatté de mouvoir à lui seul. Enfin il se redressa et, sans regarder personne, dans le silence imposant qui s’était fait autour de lui, sans effort apparent, il tourna de la main l’axe de la roue qu’il avait apportée, et à laquelle se reliaient les cordes dont l’extrémité avait été attachée à la galère. Aussitôt l’énorme navire aux flancs arrondis se mit en marche avec autant d’aisance que s’il eût glissé sur les flots d’une mer paisible. On le voyait avancer d’un rythme égal, sans tressaillement ni secousse, tandis que les hommes qui le montaient souriaient d’un air béat de se voir mus ainsi par la puissance d’un seul homme. Alors la foule qui encombrait la digue, et qui s’était même déversée dans l’île sur le rivage, s’ébranla frénétiquement : des bras chargés de passion se tendaient vers Archimède ; des bouches frémissantes lui criaient qu’il était tout puissant, qu’il était dieu. Pour ces gens obscurs, la plupart ignorants des problèmes ardus de la mécanique, Archimède était en effet un être surnaturel qui possédait les secrets de la divinité. Il venait d’en donner une preuve plus éclatante encore que tout ce qu’on avait su de lui jusqu’à ce jour. Et les acclamations allaient vers lui, ferventes et adorantes. Une femme se faufila en rampant à ses pieds et baisa la frange élimée de son manteau.

Cependant le bon roi Hiéron, drapé dans sa vieillesse comme dans la plus auguste des majestés, réfléchissait à l’écart, et des larmes perlaient au bord de ses paupières usées par la vie. Mieux que personne, il avait conscience de ce que représentait de méditations et de calculs le tour de force qu’Archimède venait d’accomplir si simplement. Il se rapprocha de lui ; il lui parla avec déférence, tandis que le grand homme, ayant repris son masque habituel de quiétude, l’écoutait en souriant.

— Mon cousin, prononçait lentement le vieux roi, ce n’est pas tout d’être un grand savant, un génie unique au monde ; il y a une chose plus belle encore et plus précieuse : c’est de servir sa patrie. Savez-vous ce que je me disais en vous voyant attirer à vous ma puissante galère aussi aisément que cet enfant (il montrait le petit Hiéronyme qui jouait sur le sable) attire à lui le cerf-volant dont le fil est enroulé à ses doigts ? Je me disais : voilà l’homme qui sera le défenseur invincible de Syracuse ; à lui seul, il pourra plus pour la sécurité de la ville que toutes les armées et que toutes les murailles.

Archimède souriait toujours. Le général Himocrate se permit de prendre la parole :

— Grand roi, serait-il question d’une nouvelle guerre ? Pour l’instant, il me semble que vos ennemis vous laissent assez en repos.

— Il faut toujours prévoir l’avenir, interrompit Hiéron. Rome d’un côté, Carthage de l’autre, n’ont jamais cessé de nous menacer, malgré une paix apparente.

Et de nouveau, s’adressant à Archimède :

— N’est-ce pas que, si vous le vouliez, vous pourriez trouver le moyen de déjouer les tactiques les plus redoutables ?

Archimède regarda l’infini des flots, l’orbe sans limite de la terre, et il dit :

— Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde.

Mais il se reprit et ajouta :

— Cela en vaudrait-il la peine ? Platon, que votre ancêtre Denys le Tyran, chassa de Syracuse parce qu’il le considérait comme un personnage inutile, le sublime Platon avait coutume de dire que toute science s’abaisse à devenir utilitaire et pratique. Laissez-moi à mes rêves, mon cousin ; ne me faites pas payer trop cher l’hospitalité que vous m’accordez.

Hiéron insistait encore :

— Si, ce serait merveilleux, ce serait digne de l’admiration des siècles : votre science, votre génie appliqués à la défense de la ville, à sa primauté indestructible…

Les yeux du vieillard brillaient en face du soleil couchant, dont le globe, gonflé d’une lumière fluide, semblait se balancer dans l’azur. Et les personnages royaux entouraient Archimède de leur respect. Et Archimède marchait dans l’éclat de cette gloire du soleil couchant et de cette gloire royale projetées sur lui.


Chapitre vii


orcas n’avait pas assisté au triomphe du savant Archimède. Ses fonctions le retenaient dans la ville souterraine, en laquelle, sur l’ordre du roi Hiéron, de grands travaux étaient exécutés pour éviter l’envahissement des eaux.

Cette ville souterraine, qui s’étendait sous la brillante Syracuse, était rigoureusement fermée aux profanes ; elle remontait, disait-on, à l’époque où les Phéniciens avaient établi des colonies en Sicile. Quelques-uns prétendaient même qu’elle avait été créée antérieurement encore par des théosophes venus d’Égypte, qui avaient renouvelé là les architectures imposantes de leurs hypogées, et déposé dans des compartiments, le long des murailles, les restes vénérés de leurs morts. Quoi qu’il en soit, la cité funéraire s’alignait, vaste et silencieuse, avec ses ruelles et ses places, ses carrefours baignés d’une lumière blanche et ses autels creusés dans la pierre où, certains jours de l’année, s’accomplissaient les rites secrets du culte de Perséphone.

Dorcas, à s’y promener, trouvait une joie abondante et particulièrement aiguë. Là, plus que partout ailleurs, il se sentait rapproché de Praxilla, et à chaque instant il lui semblait que la haute silhouette de l’hiérophantide allait apparaître à ses regards. La Vierge, dont il ne connaissait pas le visage, mais dont le front s’était imprimé comme un sceau brûlant sur sa poitrine, la Vierge, qu’il avait sauvée d’une mort certaine, était maintenant le centre de ses pensées et de son existence d’âme. Elle fleurissait en lui, pareille à un lis. Elle s’élevait au-dessus de sa vie terrestre, et lui, il vivait à cette ombre bienfaisante et mystérieuse. Certes, sa conscience n’en était point troublée. Aucune préoccupation égoïste n’altérait la pureté de ce sentiment. Praxilla représentait à ses yeux un être intermédiaire entre la créature humaine et la divinité. Mais combien il désirait la revoir ! La seule pensée qu’elle pouvait traverser l’une de ces galeries, et qu’il l’apercevrait au passage, lui faisait battre le cœur aussi violemment que s’il eût éprouvé avec une autre femme les transports les plus impétueux de l’amour. Et l’amour même lui paraissait fade et illusoire à côté de ce rêve merveilleux de son esprit ; et la tendresse même de Fanie, petite flamme, petite lumière, s’amoindrissait, comme la lueur d’un feu follet en face de la grande clarté divine du soleil.

Pourtant, il avait beau parcourir les rues de la cité souterraine, Praxilla n’y apparaissait point ; Dorcas attribuait à la présence des ouvriers l’abstention de l’hiérophantide. Il ignorait que le temps était proche où les Vierges allaient célébrer l’Épiphanie de la Déesse, revenue sur la terre avec le printemps et sortie enfin de sa demeure de ténèbres. Maintenant c’était dans l’enceinte du temple d’Ortygie, ou sous le clair portique de la fontaine Aréthuse, que les rites saints se déroulaient. Perséphone, à la sombre chevelure, était transformée en la brillante Artémis au visage radieux ; et sous ses pas les campagnes s’émaillaient de fleurs vermeilles, et la nature, renaissant à la vie, tressaillait comme un enfant prêt à rompre le sein de sa mère.

Dès lors, que faisait Dorcas dans la ville muette entre les tombeaux ? Si anciennes étaient les sépultures où dormaient ces mânes qu’un néant plus total encore que celui de la mort, la consommation par le temps de tout ce qui fut l’être organisé, les enveloppait comme un second et impénétrable linceul. Au-dessus, le bruit de la Syracuse vivante, les clameurs du peuple et la course rapide des chars, s’entendait à peine, ainsi que du fond d’une grotte inaccessible au reflux des vagues, s’entend la houle lointaine de la mer. Tout était blanc et immobile comme la clarté lunaire, comme le silence. Indéfiniment, l’œil plongeait dans ce labyrinthe de ruelles et de carrefours, sans rencontrer autre chose que des tombes ou des autels ; et Dorcas pensait que ce serait là un endroit admirable pour voir apparaître Praxilla, le seul endroit digne de son héroïque amour, si jamais le front pur de l’hiérophantide devait lui être révélé.

Il avançait, soulevé par cette extase intérieure, lorsqu’il s’arrêta tout à coup : Orthon l’orfèvre était devant lui ; Orthon, avec son mauvais visage jaune comme l’huile, avec ses épaules étroites et son dos voûté ; et sa voix aiguë troua le silence :

— Enfin, je vous trouve ! Que Zeus vous bénisse ! Voilà trois jours que je retourne à la même heure vous demander au Trésor et que l’on me fait chaque fois la même réponse : Dorcas est à surveiller les travaux de l’hypogée. Bon pour les morts ! mais encore faut-il s’occuper aussi des vivants !

Il n’acheva pas, car Dorcas venait de le saisir par une épaule et l’immobilisait au sol.

— Qui vous a permis d’entrer ici ?

— Personne, balbutia Orthon. J’ai suivi un des ouvriers.

— Eh bien ! c’est moi que vous allez suivre maintenant ! Et silence ! Nous nous expliquerons plus tard.

De sa poigne vigoureuse, Dorcas maintenait l’épaule d’Orthon. Et il le faisait marcher devant lui, imprimant à chaque pas une nouvelle secousse à ce corps débile. Ainsi ils traversèrent une longue suite de rues toutes pareilles. Orthon mourait de peur. Il avait perdu le fil du dédale et se demandait où Dorcas l’entraînait ainsi. Il n’osait parler, et se contentait de pousser de petits gloussements comme une poule que l’oiseleur a prise au nid et qu’il se prépare à plumer. Enfin apparut la porte étroite taillée dans le roc, par laquelle il s’était faufilé tout à l’heure. Et Dorcas alors le lâcha si rudement que le chétif époux de Gullis alla tomber sur le nez à quelque distance.

Aussitôt à l’air libre, Orthon avait retrouvé toute sa hardiesse. Il se releva prestement et se campa en face de l’officier.

— Maintenant, dit-il, j’espère que vous allez me faire donner mon lingot.

— Quel lingot ? fit Dorcas.

— Celui que le roi Hiéron vous a chargé de me fournir et dans lequel je dois lui ciseler une couronne. Le roi est pressé de posséder ce joyau. Pensez-vous que le travail se fasse tout seul ? ou bien, vous croyez-vous capable de l’entreprendre à ma place ?

— Il suffit, dit Dorcas, le roi sera obéi.

Mais avant de se remettre en marche, il regarda l’orfèvre dans les yeux ; puis il lui montra l’endroit qu’ils venaient tous deux de quitter :

— Écoutez-moi ; si jamais je vous surprends à rôder de nouveau dans les galeries de la ville souterraine, je vous y enfermerai si bien que vous n’en pourrez plus sortir. Ce lieu est sacré, il faut pour y entrer la permission de l’Éponyme, celle du roi, — ou la mienne.

— C’est bon, c’est bon ! bredouilla l’orfèvre. Je n’y allais que pour vous y chercher. Donnez-moi le lingot et je retourne à ma boutique. Chacun son métier, comme dit le proverbe.

Ils s’acheminèrent ensemble vers le Trésor. C’était, devant la citadelle et à côté même de l’arsenal, un bâtiment affectant la forme d’un dé à jouer et blindé de fer sur toutes ses façades, qui remontait à l’époque de Denys l’Ancien. Il y avait là des richesses immenses entassées, de quoi ériger une seconde ville aussi merveilleuse que Syracuse. La fortune de Gellias d’Agrigente, qui avait fait
… et ses yeux n’osaient même plus se poser sur elle…
construire une hôtellerie où tout venant trouvait la plus magnifique hospitalité, n’était rien en comparaison de ce que possédait le roi Hiéron. Des perles, dont la plus petite valait une province, remplissaient l’espace d’une chambre entière. Des blocs des matières les plus rares, depuis l’ambre pâle jusqu’à la cornaline empourprée, des pierres précieuses, encore dans leur gangue, améthystes, béryls, rubis et topazes, formaient des tas à remuer à la pelle. Dorcas se dirigea dans l’emplacement où étaient réunis les lingots d’or. L’orfèvre, auprès de lui, regardait tout avec avidité, s’emplissait les yeux de ces splendeurs, comme s’il eût dû en rester quelques fragments attachés au bulbe terreux de ses prunelles. Toujours il avait aimé l’or d’une passion invincible et sensuelle, et c’était cette passion qui l’avait poussé à se faire orfèvre, afin de s’identifier davantage à l’objet de son amour, et, n’en pouvant avoir assez pour satisfaire ses désirs, s’enivrer du moins d’une possession éphémère.

Cependant Dorcas avait fait signe au trésorier Théophraste de déplacer un des lingots rangés contre la muraille.

— Celui-là vous convient-il ?

— Non, par Hermès ! répondit l’orfèvre ; il n’est pas assez gros. Jamais je n’y pourrai tailler la couronne.

Dorcas en avisa un autre :

— Et celui-ci ?

— Pas assez gros, pas assez encore !

— Celui-ci ? Celui-ci ?

— Non, non, répondait toujours Orthon. Le roi ne serait pas satisfait ; il m’a donné l’ordre de ne rien épargner pour la beauté du travail, et il veut que ce diadème soit aussi lourd que sa tête le pourra porter.

— Eh bien ! fit Dorcas impatient, choisissez-lui le plus gros et qu’il l’emporte !

Le trésorier, habitué aux fantaisies royales et connaissant le crédit de Dorcas, n’hésita pas. Et Orthon reçut dans ses bras le lingot énorme et pesant. Il resta une seconde, les yeux fermés, les narines ouvertes, jouissant voluptueusement de cet or ; puis, relevant son manteau, il l’emmaillota dans les plis de l’étoffe et partit avec, sans plus rien regarder autour de lui.

Le voyant s’en aller ainsi, Dorcas et Théophraste se prirent à sourire.

— Il s’enfuit comme un voleur, dit Dorcas.

— Êtes-vous sûr qu’il n’en soit pas un ? fit le trésorier. Je m’étonne toujours que le roi Hiéron lui accorde tant de confiance.

— Le roi l’apprécie à cause de son adresse, repartit Dorcas ; il est certain qu’il n’y en a pas deux comme lui pour ciseler une coupe ou tailler un camée dans la pierre dure.

Et, faisant un geste qui montrait à quel point il était dédaigneux de la richesse, Dorcas ajouta :

— D’ailleurs, qu’importe au roi ? Pensez-vous que ce soit un peu plus ou un peu moins d’or qui donne le bonheur ?

— Eh ! Eh ! fit le trésorier, un peu vous attire et beaucoup vous attache ! C’est comme les caresses d’une femme.

Ils se quittèrent, après avoir échangé un salut rapide. Ils se connaissaient de longue date, et, enfants, ils avaient joué ensemble sur le port.


Chapitre viii


e jour était venu où l’on célébrait dans le temple d’Ortygie l’Épiphanie de la Déesse. Cette unique fois au cours de l’année, Artémis se faisait visible à la foule de ses adorateurs ; et sa statue, — cette statue qui était le gage des destinées glorieuses de la ville et dont il avait suffi à maintes reprises de tourner le visage contre les ennemis de Syracuse pour leur faire prendre la fuite, — apparaissait sans voile au milieu de la cella sainte. Pour l’instant le temple était obscur ; ou plutôt une ombre douce y régnait, pareille au crépuscule matinal qui précède l’avènement de la lumière ; entre les hautes colonnes doriques comme à l’ombre d’une forêt peuplée de chênes, les fidèles debout attendaient ; et l’on devinait, dans l’atmosphère imprégnée de pieux désirs, l’ardeur de toute une multitude humaine jetée sur la terre ingrate et aspirant à la vision de la divinité.

La voix de l’hiérophantide s’éleva tout près de l’autel : et avec cette voix suave s’élevèrent aussi les parfums des aromates que faisaient brûler les autres Vierges autour de la statue voilée encore. Praxilla ne chantait point ; elle prononçait lentement les paroles de l’hymne ; c’était une récitation sonore et accentuée, dont chaque mot semblait une perle fine détachée d’un collier précieux. La voix de Praxilla disait :

« Entends-moi, Déesse, vierge qui recèles en toi la lumière, divine Séléné. Séléné qui portes sur ton front les cornes du taureau nocturne, toi qui marches dans l’éther environnée du chœur des étoiles, illuminatrice de la nuit, tour à tour resplendissante ou pleine de tristesse ; ô très pure Hagnée, ô bienheureuse, entends-moi !

« Entends-moi, fille auguste de Déméter, vierge éternellement jeune et éternellement renaissante, sœur jumelle des blés, ô Sita ! Toi à qui Zeus offrit en présent la Sicile tout entière avec ses vallées, ses prairies et ses montagnes, et qui répands sur elle les trésors de la germination ; toi qui habites sous terre pendant l’hiver cruel et reparais ensuite à la lumière, révélant ton corps sacré dans les pousses vertes qui nous promettent la moisson ; ô Sita, Simalis, sœur jumelle des blés, entends-moi !

« Entends-moi, Sotéira, Perséphone à la chevelure de ténèbres, funèbre Hécate, Coré libératrice, entends-moi ! Toi qui produis et détruis sans cesse, toi qui seule es la vie et la mort, Perséphone que Plouton ravit des bords bleus de l’Anapos où tu jouais avec la nymphe Cyané pour en faire l’ornement de l’Hadès, maîtresse des Moires aux longs fuseaux, compagne des Euménides invisibles, entends-moi !

« Révèle aujourd’hui à ton peuple la beauté de ton visage ; reine des Enfers, reine de la Terre, reine du Ciel, entends-moi ! »

Praxilla se tut ; et pendant quelques minutes le parfum seul des aromates s’éleva vers la Déesse. On entrevoyait confusément la théorie blanche des Vierges inclinées devant l’autel, et, au-dessus de leur front, l’entablement de la voûte que soutenaient les piliers énormes et doux, imprécis comme des fantômes. Puis tout à coup l’enceinte entière du temple s’illumina ; ce fut un frisson rapide de lumière qui courut partout et prit possession des moindres surfaces. Alors la majesté de la demeure sacrée fut révélée, pareille à celle d’une forêt enveloppée de brumes et qu’inonde tout à coup la clarté triomphante du soleil. Les colonnes sans base sortaient du parvis comme les arbres du sol ; très larges à leur point de départ, elles s’amincissaient peu à peu jusqu’à leur cime que couronnait un épais turban de grès ; et malgré leur lourdeur extrême elles paraissaient légères et vivantes dans l’irradiation de cette lumière qui les soulevait et semblait pénétrer en elles. Une gravité forte, une noblesse sans apparat, ressortaient de ces profils sublimes, aussi immobiles que l’éternité, mais où l’œil croyait découvrir de souples et divines flexions. Et, se détachant du gris moelleux de la pierre, le long de l’architrave et sur les corniches, c’était la vivacité d’un bleu d’azur, éclatant et profond comme celui du ciel matinal. On eût dit que les dieux eux-mêmes s’étaient plu à bâtir cette demeure pour en faire l’image sensible de ce mystérieux Cosmos, chef-d’œuvre d’harmonie et de beauté, que leur sagesse dès l’aube des temps avait proposé en modèle à l’austère génie dorien.

Mais le peuple de Syracuse ne se préoccupait guère d’admirer, en cette minute solennelle, les splendeurs de l’édifice. Ainsi que tous les rais lumineux d’une étoile convergent au même foyer, tous les regards étaient tournés vers la statue de la Déesse dont le voile fragile venait de tomber. Elle apparaissait revêtue de ses plus magnifiques ornements, le front encerclé d’un diadème de pierreries et la ceinture attachée plus bas que la taille, comme la portaient les vierges. Ses bras seuls et son visage étaient nus ; le reste de son corps se dessinait chastement sous une chlamyde légère ; — et le bronze clair et luisant dans lequel le corps de l’invincible Artémis avait été coulé frémissait comme une chair tiède, dorée par les caresses du soleil. Une de ses mains tenait l’arc au-dessus de sa tête, et l’autre emprisonnait le faisceau pointu des flèches. Agile et forte, elle semblait défier les obstacles, prête aussi bien à s’élancer dans les régions éthérées de l’espace, qu’en la profondeur inconnue des abîmes. Elle ne souriait pas, mais un souffle léger entr’ouvrait ses lèvres. Son nez respirait l’enthousiasme et l’ardeur. Et sur tout son visage baigné de clarté, palpitait la même sève de jeunesse. À ses pieds, en colonnes bleues, où s’enroulaient d’impalpables spirales, la fumée des aromates continuait lentement de monter, et les prêtresses ensemble, de leurs voix unies, rendaient grâces à la Déesse pour son Épiphanie glorieuse et consolatrice.

Puis, soudain, le temple retomba dans les ténèbres ; les grandes formes hautaines des colonnes doriques se drapèrent d’ombre, devinrent de nouveau imprécises et vagues comme des fantômes ; le chœur des prêtresses devant l’autel ne forma plus qu’une masse blanche, — tel un nuage clair dans un ciel obscur ; et du parvis à la voûte, dans l’atmosphère chargée de parfums, l’âme du peuple répandue ne rencontrait désormais que du mystère. Mais les portes furent ouvertes et du dehors une grande clameur parvint jusqu’à la cella. Tous ceux qui n’avaient pu entrer dans le temple, tous ceux qui, à demi fervents, ne cherchaient de la religion que le côté extérieur, se pressaient maintenant pour voir la procession des prêtresses. « Les Vierges ! Les Vierges ! » voilà le cri qui sortait de toutes les bouches, qui remplissait Ortygie et se perdait dans les flots d’argent de la mer : « Les Vierges ! Les Vierges ! » Si rarement elles se montraient en public, et seulement dans les jours de fêtes solennelles, que c’était sur leur passage un délire, une frénésie. Cependant le respect maintenait en bon ordre toute cette foule qui, sans qu’on fût obligé de l’écarter, formait une double haie de visages derrière laquelle d’autres visages encore s’agitaient, désespérant de rien apercevoir du cortège.

Dorcas était au premier rang. Il avait assisté dans le temple à l’Épiphanie de la Déesse ; mais il n’avait eu de pensée que pour Praxilla, et quand sa voix pure s’était élevée, offrant les parfums, il avait tressailli comme la lyre sous le plectre. Cette voix, c’était quelque chose de plus de l’hiérophantide qui lui était révélée ; c’était comme une seconde incarnation d’elle-même, un peu de sa chair et de son sang qui pénétrait en lui avec la liqueur subtile des paroles. Jamais il n’avait entendu de voix pareille, aussi suave, aussi céleste et en même temps aussi voluptueusement humaine. Et plus tard, quand toutes les prêtresses avaient mêlé leurs accents, c’était encore la voix de Praxilla qui avait retenti uniquement en lui, comme si dans ce chœur des Vierges, ainsi qu’en une syringe faite de plusieurs roseaux assemblés, une seule bouche, celle de l’hiérophantide, eût fait jaillir l’âme mélodieuse du son.

Maintenant Dorcas au premier rang parmi la foule attendait la sortie des Vierges. Une musique moitié religieuse, moitié guerrière les précédait ; et on les voyait de loin descendre les degrés du temple, une à une, avec leur voile de lin abaissé, et sur le front leur couronne de myrte et de pavots. Comme elles étaient toutes de même taille, sveltes et grandes, et vêtues uniformément d’un péplos blanc à frange argentée, il était impossible de les reconnaître entre elles. Cependant, à mesure qu’elles défilaient, marquant la mesure de leurs pas cadencés, des individus dans la foule, ceux qui familiers avec les fonctions saintes les distinguaient aux emblèmes qu’elles portaient, prononçaient leurs noms : « Voyez celle-ci, la première, elle n’a pas seize ans. C’est Glaucé, la fille de Cythéas ; elle tient dans ses doigts un bouquet de narcisses, comme Perséphoneia quand elle fut surprise par Plouton. »

La vierge passa et sans qu’on eût aperçu rien de son corps ni de son visage, on devinait assez à la légèreté de sa démarche, à quelque chose de naïf encore et de puéril dans la façon dont ses doigts effilés se croisaient aux stipes étroits des narcisses, on devinait sa grande jeunesse, et que tout en elle, en dépit de l’austérité du sacerdoce, devait être resté frais et gracieux comme les premières fleurs du printemps.

Puis parut Démo, aussi brune que la nuit, mais étroitement enveloppée dans ses voiles. Elle avançait avec tant de noblesse et dans un tel sentiment de sa dignité, qu’on ne pouvait s’empêcher d’en être frappé ; et elle portait le flambeau de Perséphone allumé dans ses mains, malgré la clarté du jour. La foule se pressait pour la voir, car sa beauté transperçait l’étamine légère du lin. Des chuchotements couraient : « Celle-là, c’est celle qui a été aimée par le prince Gélon avant de se vouer au culte de la Déesse. Regardez combien elle est fière et imposante ! On croirait voir marcher la divine Artémis elle-même… »

Mais bientôt les yeux quittèrent la vierge brune pour se reporter sur Anticlée. D’un geste charmant, elle élevait au bord de son épaule le vase des grains offerts en prémices à la Déesse ; ce vase d’un émail bleu et transparent avait la forme allongée d’un luth, et pour l’empêcher de vaciller, Anticlée arrondissait son bras au-dessus de son front, tandis que les plis de son péplos retombaient en éventail le long de sa gorge. Derrière elle, et toutes deux sur le même plan, venaient Naïs et Meltine, les vierges jumelles ; elles tenaient une corbeille d’or pesante, qui pendait très bas entre leurs flancs et dans laquelle étaient des gâteaux de miel en forme de croissants lunaires ; et elles étaient si pareilles toutes deux que leurs couronnes de pavots sur leur tête devaient compter le même nombre de pétales, et que la même brebis immaculée devait avoir fourni la laine de leurs vêtements. Dans le peuple les femmes surtout les admiraient, se sentant émues de cette parité si parfaite, de ces deux roses blanches poussées sur le même rosier. Et des voix enrouées par les larmes murmuraient : « Les deux colombes ! Ne dirait-on pas qu’elles vont s’envoler ensemble chez Zeus tout puissant ? » Et en effet, l’air était si léger, si doux, une brise si voluptueuse soufflait en ce moment de la mer, que les deux jeunes Vierges eussent pu, semblait-il, prendre leur essor au-dessus de la blanche Ortygie, n’eût été la lourde corbeille dont l’or tordu en cariatides puissantes oscillait entre leurs flancs.

Au son de la flûte qui se faisait plus martiale, Rhénaïa parut à son tour ; Rhénaïa aux sourcils aigus, qui portait l’arc et les flèches de la Déesse. Certes, elle était chaste en sa démarche comme Aréthuse et Cyané, ses modèles, comme les nymphes de l’Etna et les muses Sicélides dont l’ombre seule met en déroute les satyres aux instincts pervers. Pourtant quelque chose de plus audacieux la distinguait de ses compagnes. On eût dit qu’elle avait conscience que l’arc et les flèches qu’elle portait, s’ils appartenaient en propre à la Chasseresse auguste des forêts, étaient aussi l’apanage du cruel enfant de Cypris. Et, sans la moindre flexion de son buste étroit, droite et hiératique dans son peplos, Rhénaïa aux sourcils aigus traversa lentement la foule…

Il n’en restait plus qu’une avant Praxilla, Zénophile dont la poitrine virginale servait de support au livre sacré de la loi. Ses deux mains blanches comme les ailes d’un cygne en retenaient les pages ouvertes, où se lisait d’un côté la loi religieuse et de l’autre la loi civile ; car c’était là précisément ce qu’il fallait rappeler au peuple : qu’un indissoluble lien entre la divinité et la nation maintenait debout l’édifice de la gloire syracusaine, et que la Déesse qui régnait au ciel et dans les enfers était avant tout l’invincible Thesmophore, gardienne des institutions de la cité.

Déjà sur le passage de Zénophile le silence s’était fait et devant les Tables de la loi les fronts s’étaient inclinés pieusement. Puis le recueillement devint tout à coup plus intense ; dans l’air léger traversé de nuages, la lumière du soleil avait pâli ; et l’on vit l’hiérophantide descendre lentement les trois degrés du temple. Qu’avait-elle de plus que les autres ? Rien, sinon le mince cercle d’or qui luisait sous sa couronne de pavots, et que la clef suspendue à l’épaule, symbole de son suprême pouvoir. Cependant, quand elle passa, un grand frisson ébranla la foule, et toutes les voix ensemble, basses et ardentes, murmurèrent : « C’est elle, c’est elle, l’hiérophantide !… » Et, comme d’un mouvement à peine perceptible sous son voile elle s’était retournée du côté où se trouvait Dorcas, lui, tomba à genoux dans la poussière du chemin.


Chapitre ix


orcas et Fanie étaient sortis ce soir-là comme de coutume, pour respirer un air plus pur après la chaleur du jour. Mais ils ne se mêlaient pas aux groupes nombreux répandus dans les campagnes. Ils allaient seulement à la pointe extrême de l’île, en face du cap Plemmyrium, d’où ils découvraient l’étendue immense de la mer et de la cité. C’était le lieu préféré de Dorcas, et Fanie n’avait pas d’autre volonté que celle de son cher époux ; pourvu qu’elle fût suspendue à son épaule, qu’elle sentît son pas se rythmer au sien, elle trouvait toujours la même beauté aux nuances infinies du paysage. En route Fanie dit d’une voix tremblante :

— Je voudrais te demander quelque chose, cher Dorcas ; est-il vrai que les serments échangés en face de la mer bleue, où vivent les dauphins amis des hommes, aient une importance telle que rien au monde ne peut les faire oublier ?

— On le dit, répliqua Dorcas, et je suis bien près de le croire. La mer n’est-elle pas, en effet, comme le grand miroir de notre vie, où se reflète l’image de nos joies et de nos douleurs : et si nous trahissons un serment échangé en prenant à témoins ses ondes, ne peut-elle pas nous en punir à son gré ?

— Eh bien ! cher Dorcas, jure-moi que, comme tu m’aimes aujourd’hui, tu m’aimeras jusqu’à la fin de tes jours.

Ils étaient arrivés au pied d’un rocher en forme de gradin sur lequel ils s’assirent ; et Dorcas tourna ses yeux émus vers Fanie, qui le regardait anxieusement.

— Oui, je t’aime, chère petite épouse, petite lumière de ma vie. Comment ne t’aimerais-je pas ? Tu es le vase fragile et pur où j’ai déposé toutes mes tendresses : et jamais depuis six ans que l’Hymen a uni nos mains, tu ne m’as infligé la moindre peine.

— C’est que, vois-tu, — dit Fanie, en lui passant les bras autour du cou, — je me demande parfois si tu ne te fatigues pas de cette grande joie paisible de notre amour. C’est comme un lac sans rides dans lequel nous naviguons ; et les hommes hardis comme toi, Dorcas, doivent préférer aux enchantements des lacs sans naufrage l’attrait tumultueux des tempêtes.

Dorcas avait un peu pâli ; il descendait au fond de sa conscience, et cherchait si son héroïque amour pour l’hiérophantide pouvait entraver le cours de ses tendres sentiments d’époux.

— Non, non ! reprit-il enfin ; sois tranquille, ma douce Fanie. Dorcas te jure de te conserver toujours la même fidélité. Il te le jure devant les ondes sacrées de la mer, où vivent les dauphins amis des hommes.

Et comme si ce serment l’eût soulagé lui-même, il sourit à Fanie, d’un sourire clair dont fut illuminé son visage grave et viril.

Alors tous deux ne songèrent plus qu’à jouir de l’heure présente. Cette soirée d’ailleurs était admirable. Une lumière vibrante et tiède, fine et rosée mettait à découvert très loin la face renouvelée des choses. On voyait se découper en vives arêtes taillées dans le marbre, la haute structure des montagnes inaccessibles, et plus bas ondoyer les pentes ombreuses du Thymbris, d’où les bouviers, deux à deux, ramenaient leurs génisses blanches. Et les vergers de Syracuse, célèbres dans le monde entier pour leur douceur, entouraient la ville d’un collier formé des rubis rouges de leurs fruits et de l’émeraude verte de leurs feuillages. Des chants heureux sortaient des haies épaisses d’agaves, ainsi que des hauts roseaux qui enfermaient le cours de l’Anapos et la source de la vierge Cyané, la source bleue de bleuets. Une poésie abondante et pure coulait à pleins bords des eaux murmurantes et des lèvres des bergers ; ils célébraient la douceur du climat sicilien et la beauté d’Ortygie, couchée sur les flots, toute pareille à une jeune fille qui nage offrant à la vague sa tête, sa poitrine et ses bras étendus, et appuyant ses pieds à la terre. « Là seulement, disaient-ils, le bouvier est le voisin du nocher, et le chevrier s’entretient avec le pêcheur ; l’un joue de la flûte sur le rivage, tandis que l’autre retire ses filets ; la charrue sillonne les champs tout à côté de la rame qui sillonne les flots : la forêt côtoie la mer, et l’on entend en même temps le retentissement des ondes, le mugissement des bœufs et le gazouillis des ombrages. » Nulle part peut-être plus qu’en ce coin de l’univers l’homme n’associait les joies de la nature à ses joies, sa tendresse à ses tendresses ; les couples qui cheminaient la main dans la main, le long des sentiers, songeaient d’abord à célébrer la gloire du printemps avant que de mêler leurs lèvres. Fanie le sentait assurément, car elle dit à Dorcas :

— Je ne crois pas qu’il y ait dans aucune vallée de la terre un autre endroit aussi fortuné. C’est sans doute qu’ailleurs on ne sait pas aussi bien qu’ici rendre grâces à l’aimable fille de Déméter, n’est-ce pas, cher Dorcas ?

— Tu dis vrai, fit Dorcas ; la triple Déesse se plaît à combler de ses dons cette terre privilégiée d’où s’élèvent vers elle des adorations si ferventes.

Il était devenu songeur et ses yeux s’étaient attachés sur le Portique de la fontaine Aréthuse où se profilaient mystérieusement les formes blanches des Vierges. Fanie reprit de sa voix chantante :

— Là-bas, regarde, tout au bout du Plemmyrium, ces deux amants tendrement enlacés. Penses-tu qu’ils s’aiment mieux que nous, Dorcas ?

Et tout de suite, sans lui laisser le temps de répondre, elle ajouta :

— J’entends le grillon qui ronfle dans l’herbe. C’est signe que quelque pensée indiscrète rôde autour de notre bonheur. Cher Dorcas, éloignons-nous, allons de l’autre côté de l’île où croissent les tamaris ; je voudrais que sur toute la surface de la terre il n’y eût pas une seule voix autre que la tienne pour m’enchanter.

Ils se levèrent et gagnèrent l’endroit que Fanie avait désigné. Il y poussait en effet des tamaris clairs et onduleux, dont la fleur était aussi légère que le feuillage, et des arbres de Judée chargés de corolles ouvertes qui formaient de larges bouquets violets sur la nacre transparente du ciel. C’était là que le pasteur Aristée avait eu longtemps sa statue, que l’on avait transportée depuis dans le temple de Bacchus-Eleuthéros ; mais sa présence régnait encore parmi ces ombrages, et les abeilles bourdonnantes se souvenaient de l’avoir connu. Dorcas, qui avait toujours présents à l’esprit les mythes gracieux de l’histoire de Syracuse, s’exalta à les évoquer ; en cet instant il se sentait comme éternel, relié dans sa vie fragile au passé et à l’avenir par la chaîne des traditions de sa race.

— Vois, dit-il à Fanie, combien il est doux d’appartenir à une souche puissante et de savoir que palpite dans nos veines le même sang qui anima les premiers aèdes sicélides ; nous nous éteindrons à notre tour, Fanie, ma petite lumière ; les Heures circulaires nous emporteront dans leur ronde ; mais d’autres après nous viendront à cette place rechercher les traces du pasteur, ami des abeilles, et s’attendrir comme nous à son souvenir.

Fanie sourit ; l’enthousiasme de Dorcas lui plaisait, parce que cet enthousiasme faisait s’allumer dans les prunelles noires du jeune époux des flammes qui les rendaient plus brillantes encore. Elle dit :

— Raconte-moi quelque chose de cet Aristée, cher Dorcas ; je n’en sais presque rien, si ce n’est qu’il a été enlevé de la terre tout vivant, et porté au ciel sur l’aile des muses qui l’avaient nourri.

— Écoute alors, dit Dorcas :

« Le pasteur Aristée conduisait un jour ses troupeaux sur les pentes de l’Eryx, lorsqu’il aperçut devant lui un mendiant qui ramassait des châtaignes aux coques épineuses. Il pressa le pas pour le rejoindre et lorsqu’il fut assez près pour que l’homme en haillons l’entendit, il cria de sa voix de berger, habituée à rassembler les bêtes errantes : « Hé ! l’Ami, ne prenez pas tant de peine ; je vais traire pour vous la plus pesante de mes brebis. » Mais il s’arrêta, car ce mendiant était une femme qui, s’étant retournée, lui apparut tout éblouissante de jeunesse. Et c’était la brillante Cypris, elle-même qui lui souriait entre la double rangée de perles de sa bouche. « Aristée, disait-elle, je t’attendais ; veux-tu laisser là tes troupeaux et le culte de l’ingrate et vagabonde Artémis pour me suivre jusqu’au sommet du mont où se trouve mon temple ? Là je me révélerai à toi dans toute ma beauté. » Mais Aristée refusa de suivre Cypris ; il lui montra de la main la toison blanche de ses moutons, et la syringe dont il tirait des sons si harmonieux que les abeilles venaient d’elles-mêmes se ranger autour de lui, et la mousse épaisse de l’arbre où il avait coutume de s’asseoir, les yeux tournés vers la mer de Sicile. « Ô Déesse, dit-il, ton amour vaudrait-il pour moi tant de douceurs ?… »

Fanie, pendant le récit de Dorcas, n’avait pas cessé de sourire.

— Qu’aurais-tu fait, toi ? demanda-t-elle quand il se tut.

— J’aurais fait comme le pasteur Aristée, — répondit Dorcas, — j’aurais préféré suivre la chaste Déesse.

Et il rougit, car le souvenir de Praxilla venait de lui traverser la pensée.

— Vraiment ? Vraiment ? dit Fanie toujours souriante.

Elle le regardait, cherchant à démêler sur ses traits l’énigme qu’elle sentait poindre au fond de lui-même ; mais le soir s’embrunissait déjà, et sur le visage de Dorcas, elle ne voyait plus que les faibles lueurs qu’y promenaient les tamaris remués par la brise.

— Rentrons maintenant, il se fait tard, murmura Dorcas.

Devant eux la ville en effet disparaissait presque sous les larges pans de vapeur bleuâtre qui l’enveloppaient comme une stole aux plis onduleux. À peine discernait-on, entre les montagnes immobiles et la mer mouvante, l’échelonnement des toits, interrompus de terrasses et de jardins. C’étaient les Épipoles aux fortes assises, et Tyché que couronnait le Temple de la Fortune, et l’Achradine traversée de rues étroites et de vastes places, au pied de qui l’île d’Aréthuse était couchée dans la paix de son sommeil de vierge. Et sur tout cet amas de pierres et de marbre qui formait la triomphante Syracuse, sur toute cette gloire endormie, veillait seul le Pégase d’or, ses ailes ouvertes dans l’ombre. Et seul, il reluisait, pareil à une constellation éblouissante, alors que tous les autres astres s’étaient obscurcis, que toutes les lumières étaient éteintes. Il veillait sur les deux ports et sur la mer, fils indompté de Poséïdon ; il veillait sur les temples et sur les portiques, sur les palais et sur les masures. Dans le silence de cette obscure nuit d’été, il étendait ses ailes frémissantes, tandis que ses naseaux entr’ouverts respiraient l’haleine des bois lointains, des hautes herbes, des fleurs sauvages. Et Dorcas, avant de regagner sa demeure, salua en lui le frère de son ardente âme dorienne, le symbole sublime de sa Patrie.