Librairie Paul Ollendorff (p. 289-374).


QVATRIÈME LIVRE
CYANE

Chapitre premier


es vergers de Syracuse étaient en fleurs. Le printemps naissait dans la blancheur des collines. C’était le doux mois de Targelion où sous les rameaux odorants des cytises, près de l’étang bleu de Cyané, on commençait à célébrer les Anthesphories champêtres. Alors, s’élevant de la plaine large vers l’Olympos, le chœur innombrable des femmes vêtues de robes claires et coiffées de bandelettes soyeuses, passait comme la brise à travers les rameaux chargés de pétales.

Car maintenant ce n’était plus dans le mystère des tombeaux que l’on fêtait Perséphone revenue à la lumière. Tant que durerait la belle saison, le nom de la Déesse flotterait aux lèvres des femmes, parmi la sérénité des feuillages. Les Vierges avaient quitté le Portique d’Aréthuse pour venir s’établir ici, dans le temple suburbain de Déméter et d’Artémis ; et tout autour, sous l’ombre arrondie des pommiers, des tentes légères, faites d’un triangle d’étoffe blanche, s’élevaient comme une seconde floraison spontanée. Là logeaient les Syracusaines dont le domicile était trop éloigné dans la ville ; elles arrivaient deux à deux, députées par leurs quartiers pour prendre part aux solennités joyeuses. Fête des femmes et fête des fleurs. Les hommes seuls étaient exclus du verger sacré.

Et certes Rhodoclée, l’aimable épouse de Théophraste, n’avait eu garde de manquer un tel plaisir. Tenant par la main Fanie et la pâle Damalis, elle s’avançait, le sourire aux lèvres, dans le blanc printemps. Quelle ivresse de se retrouver à l’air libre, sans crainte des flèches romaines, après les péripéties du siège, de profiter de la détente qui avait suivi le départ de Marcellus pour sortir des portes et descendre doucement jusqu’à Cyané et même jusqu’aux rives fuyantes de l’Anapos où campait encore l’armée du blocus ! Mais ce qui amusait surtout Rhodoclée en ces fêtes, ce qui leur donnait devant son esprit une importance exceptionnelle, c’était l’impossibilité où se trouvait Théophraste de l’y accompagner. Elle s’en réjouissait comme un enfant qui secoue pour un instant le joug affectueux de son maître. Et elle s’agitait, en tirant par la main ses deux amies.

— Plus vite ! Ne comprenez-vous pas que nous allons arriver en retard, après le cortège des Vierges ? Tous les jours elles vont au bord de la source Cyané pour faire les ablutions rituelles et elles enlèvent leurs bandeaux. Nous ne pourrons rien voir si nous ne sommes pas là au commencement.

— Qu’importe ? répondait languissamment Damalis. Nous avons bien le temps, puisque les panégyries durent plusieurs semaines. L’essentiel est que nous assistions à la réunion du temple. On prétend qu’il y aura une distribution de gâteaux sacrés et que toutes les femmes porteront des torches.

— Moi, dit Fanie en rougissant, je suis comme Rhodoclée et je voudrais, plus que toute autre chose, apercevoir le visage des prêtresses, — de l’hiérophantide surtout ! Savez-vous son nom ? Ne l’appelle-t-on point Praxilla ?

— Oui, oui, c’est Praxilla qu’on l’appelle, fit Rhodoclée en hâtant toujours sa marche.

Elle avait lâché la main de ses compagnes et courait maintenant en avant. Damalis et Fanie se rapprochèrent. La pâle Jacinthe n’était pas encore consolée de son veuvage ; et quant à Fanie, son cœur incommodé par l’excès de sa tendresse pour Dorcas, cherchait toujours un autre cœur en qui se déverser ; toutes deux elles se comprirent à un coup d’œil et leur sentimentalité fut vite d’accord.

— Quel dommage, dit Fanie, que les hommes soient exclus de cette fête ! Dorcas y serait venu avec nous. Il avait les larmes aux yeux en me voyant partir sans lui tout à l’heure.

— Ah ! fit Damalis, et que vous a-t-il dit, chère Fanie ?

— Presque rien ; mais je n’ai pas besoin de paroles pour comprendre ce qui se passe en lui. Et d’ailleurs depuis quelque temps il est triste ; à peine répond-il quand je lui parle, et il en sera ainsi, je suppose, tant que la ville n’aura pas entièrement reconquis sa liberté. Il a l’âme si héroïque, mon bien-aimé Dorcas !

— Prenez garde, chère Fanie, reprit Damalis ; c’est un mauvais signe chez un homme que la tristesse ; cela marque presque toujours un penchant à quelque passion mortelle. Le tendre époux que la Déesse m’a repris, alors que nous n’avions pas encore cueilli tous les fruits de l’arbre de l’amour, était devenu triste quelques heures seulement avant de mourir. Et, comme je lui en demandais la cause, il me répondit : « Damalis, ma chère âme, regardez là-bas passer ces nuages. Ils ignorent pourquoi ils obscurcissent la lumière ; ainsi moi-même j’ignore la raison de cette mélancolie qui envahit peu à peu mon cerveau. » Puis il m’attira contre son épaule et garda ma bouche sur la sienne. Ce fut là notre dernier baiser.

Cependant Rhodoclée, des roses aux joues et du rire aux yeux, s’était retournée brusquement :

— Écoutez, écoutez ! On entend déjà résonner toutes sortes de musiques. Quelle gaieté ! C’est à qui chantera le mieux, des flûtes aux lèvres des jeunes filles, ou des fauvettes huppées sur les branchages…

Et, en effet, rien n’était comparable à la calme ivresse de cet après-midi de printemps. C’était une de ces journées rares où véritablement on voyait éclore la vie des plantes couvées sous les ailes chaudes du soleil. Il semblait aux trois jeunes femmes que des fleurs se levaient à leur passage, dans l’herbe nouvelle. Une odeur de miel et de lait naissait des jeunes étamines où butinaient les abeilles et de la tendre écorce des cytises. On eût dit que la terre sortait de l’œuf primordial, toute blanche et verte d’un vert à peine formé, d’un vert jaune de pollen ou d’ambre liquide : la terre était l’oiseau fabuleux sortant de l’œuf primordial et dont le duvet vierge encore n’avait été pollué par aucune haleine. Et les jeunes femmes, sans y songer, buvaient à longs traits cette ivresse. Et leur cœur, tout à coup, en cet instant, oubliait la poitrine fragile qui l’enfermait pour se perdre dans le sein vaste et apaisant de la nature.

Rhodoclée elle-même avait ralenti sa marche et, les bras passés autour de la taille de Fanie et de Damalis, elle suivait le sentier qui conduisait à l’étang sacré. Bien des pas l’avaient frayé depuis le matin, ce sentier ; cependant l’herbe y était moelleuse encore et, à mesure qu’on s’approchait de la source, une fraîcheur délicieuse se faisait sentir. Et les trois jeunes femmes parlaient à voix basse pour ne pas effaroucher l’âme de Cyané, de la nymphe aux yeux bleus de bleuet qui fut transformée en fontaine à force de pleurer l’enlèvement de sa chère compagne Perséphonéia…

— Je vous disais bien, murmurait Rhodoclée, que nous arriverions en retard. Toutes les musiques ont cessé et maintenant on est autour de l’étang. J’aperçois à travers les roseaux le bandeau d’or de l’hiérophantide.

— Hâtons-nous, hâtons-nous ! répondirent ensemble Fanie et la douce Jacinthe.

Les Vierges, en effet, étaient déjà rangées au bord de la coupe bleue qu’avaient emplie les pleurs de la nymphe. C’était un lieu de silence et d’ombre protégé par une ceinture épaisse de souchets. Là on oubliait toute la nature et le printemps même, tant on y éprouvait la sensation que les beaux jours y devaient être sans fin. Là, les jeunes épouses conversaient avec les Dryades et les vierges étaient les amies des Muses. Nulle part ailleurs, on ne respirait de tels effluves, nulle part les lèvres humides des fleurs ne s’entr’ouvraient avec plus de délices pour boire la rosée…

Praxilla la première avait enlevé son bandeau et rejeté en arrière son voile ; et derrière elle la multitude pressée des femmes se penchait pour apercevoir son visage au reflet de l’onde, comme dans un pur miroir. Et ce visage admirable apparut bientôt resplendissant parmi ceux des autres Vierges qui, elles aussi, une à une, s’étaient dévoilées. Et elles formaient autour de l’étang bleu comme une ronde fluide de naïades dont les corps restaient emprisonnés au cristal des eaux, et dont, seule, la face nue émergeait parmi les ombelles des papyrus et les traînes des nénuphars ; leurs cheveux étaient des lianes souples et leurs prunelles de mystérieux calices ; la blancheur de leur peau faisait des taches lumineuses parmi l’ombre allongée des souchets. Et les jeunes prêtresses souriaient de se voir ainsi pareilles à des divinités de l’onde ; Naïs et Meltine montraient les coquillages nacrés de leurs dents ; et Glaucé, la plus petite, cherchait à saisir au travers de ce miroir mobile les regards familiers de ses compagnes. Seule, Praxilla gardait sa beauté impénétrable et fermée comme un précieux vase.

L’hiérophantide trempa le bout de ses doigts dans la source et, s’en étant mouillé le front, elle invoqua Cyané, sa sœur bienheureuse : « Sont-ce tes yeux de bleuet, ô nymphe, qu’enferme dans ses plis l’onde fugitive, ou bien est-ce l’azur du ciel ? Sont-ce tes soupirs ou le souffle divin de Perséphonéia, qui cueillait avec toi des narcisses sur ce rivage quand Plouton la ravit à la lumière, qui font frémir encore chaque matin ta gorge soulevée sous les roseaux ? Cyané, la plus virginale des vierges, sois avec nous pour fêter l’aimable Déesse ; que ton baptême sur nos fronts les purifie de toute invisible souillure, nous rende semblables à toi. »

Tour à tour, chacune des prêtresses avait accompli l’ablution rituelle ; maintenant c’était aux femmes de venir se purifier à la source sainte. Elles s’approchaient deux à deux, quelques-unes timidement, les autres avec de grands élans de ferveur. Praxilla les regardait défiler devant elle, vêtues pour la plupart d’un simple chiton d’étoffe claire qui laissait s’épanouir librement dans l’air tiède la chair dorée de leurs épaules ; les plus âgées portaient une mince écharpe croisée par-dessous les aisselles. Mais toutes, des fleurs dans la chevelure et des branches de myrte aux mains, évoquaient l’idée du printemps glorieux que célébraient ces Anthesphories. Toutes évoquaient l’idée du printemps glorieux et du plus glorieux amour… Praxilla baissa les paupières. Trop de choses lui parlaient en cet instant de joies qu’elle ne devait jamais connaître, et sa pensée, malgré elle, allait vers Dorcas, vers l’ami qu’elle avait sacrifié héroïquement aux scrupules naissants de sa conscience. Dorcas ! Que n’eût-elle pas donné pour avoir de lui à cette minute un souvenir, un signe, moins que cela même, une part de l’air qu’il avait respiré, un objet sur lequel ses prunelles ardentes se fussent posées !…

Tout à coup l’hiérophantide se sentit rougir ; elle venait d’apercevoir à quelques pas devant elle la blonde Fanie qui s’avançait avec Damalis. Les deux jeunes femmes semblaient pénétrées d’un ravissement égal ; mais, tandis que Damalis se penchait pieusement vers la source, les yeux curieux de Fanie restaient ardemment fixés sur Praxilla. Et l’une et l’autre se reconnurent, du jour où sous le Portique d’Aréthuse la petite épouse était venue confier son inquiétude à l’hiérophantide. Et cette fois encore l’image de Dorcas flotta entre elles, les enveloppa dans la même atmosphère d’émotions intimes. Des paroles montaient aux lèvres de Praxilla, qu’elle cherchait cependant à contenir ; mais Fanie déjà murmurait à son oreille :

— Merci, Oh ! merci ! vos prières ont été exaucées, mon cher époux vit encore !

— Ne me remerciez pas, fit Praxilla d’une voix défaillante. Le devoir des prêtresses n’est-il pas de prier pour tous ceux qui défendent la ville ? Ainsi, il n’a reçu aucune blessure ?

— Pas la moindre ! Et c’est certainement un miracle. Tant d’autres moins imprudents que lui ont été atteints par les flèches des Romains ! Oui, j’en suis sûre, c’est à vous, c’est à votre intervention que je dois de posséder encore mon cher Dorcas !

Passionnément, de ses lèvres que brûlait encore l’amour, elle cherchait à baiser les doigts pâles de l’hiérophantide.

Et Praxilla reçut ce baiser de la tendre épouse de Dorcas ; elle le reçut comme un gage consolateur que lui envoyait la Déesse. Et il lui fut doux.


Chapitre ii


ans le même moment, un peu plus loin, sur les rives de l’Anapos, la fête se propageait en gaieté ; là aussi, l’influence radieuse du printemps exaltait dans les poitrines la douceur de vivre. Les petits soldats mercenaires, que Marcellus emmenant ses légions avec soi, avait laissés là pour tenir le blocus, ne songeaient guère à autre chose qu’à se divertir. Ils avaient enlevé leur armure et la tête coiffée d’un casque qu’ils avaient tressé avec des plantes aquatiques, ils s’amusaient à pêcher l’anguille dans les eaux rousses du fleuve. En face d’eux, séparés seulement par la largeur du courant, d’autres petits soldats, les dernières recrues de l’armée syracusaine, jetaient aussi leurs lignes aux eaux poissonneuses. D’abord on s’était regardé sans rien se dire, comme il convient entre ennemis, chacun ayant conscience de la force irréductible qu’il représentait. On savait qu’on ne devait pas frayer ensemble et que les vagues d’or que le fleuve roulait à travers les deux haies de papyrus, formaient d’un rivage à l’autre une ligne de démarcation infranchissable. Mais c’était pourtant le même soleil tiède qui caressait tous ces jeunes fronts ; c’était la même flore embaumée qui pénétrait subtilement leurs narines. Et c’était aussi un même désir d’entente fraternelle et de gaieté que leur apportait la brise souple avec l’écho des danses lointaines et des chants de flûte…

Pourtant on se taisait encore ; on se contentait d’examiner à la dérobée, sans jalousie, les souples anguilles à gaine d’argent, capturées par les mains les plus habiles.

— En voilà une, dit une voix sonore tout à coup, en voilà une qui avalerait bien la lance de Marcellus, si on la lui donnait en guise d’hameçon !

Sur l’autre rive, un des jeunes mercenaires celtibériens de l’armée romaine se prit à rire :

— On voit que vous êtes du pays, vous. Vous n’en manquez pas une à chaque fois que vous jetez votre ligne.

— Je ne suis pas du pays, reprit le petit soldat ; je suis de Lacédémone, mais c’est tout comme : tous Doriens, tous frères. On se bat les uns pour les autres, à charge de revanche.

Cet échange de paroles avait suffi pour rendre la conversation générale. À présent, les propos se croisaient, les plaisanteries se hâtaient de franchir le rempart du fleuve roux, et les rires sonnaient sous les ombelles des papyrus.

— Ce que je ne comprends pas, dit un autre Celtibérien au bout d’un instant, c’est que l’on puisse songer à se battre sous un ciel d’une pareille beauté.

— Ah ! oui, il fait bon ici ! soupira Damippus, le petit pêcheur de Lacédémone. Il fait bon ici plus que partout ailleurs ; on y oublierait même sa famille et sa véritable patrie. Comment Marcellus peut-il songer à détruire une ville aussi admirable ?

— Eh ! répartit un soldat de l’armée romaine, ne pourrait-on reprocher aux Syracusains d’entretenir dans leurs propres murailles un foyer de discorde autrement dangereux ? N’avez-vous pas confié vos intérêts les plus sacrés à des Carthaginois, les plus méchants et les plus menteurs des hommes ?

— C’est peut-être vrai, fit Damippus ; mais peut-on savoir ? Il n’y a pas de pays, dit le proverbe, qui rende les hommes tout à fait bons ou tout à fait mauvais. Pourtant ici on se sent devenir meilleur.

Ayant ainsi parlé, Damippus, le petit pêcheur Lacédémonien, jeta de nouveau dans le fleuve sa ligne garnie de quatre rangs de cordelettes flexibles.

De l’autre côté de l’eau, la voix du mercenaire s’éleva :

— On dit en effet qu’Himocrate a fait venir d’Afrique, et jusque des colonnes d’Hercule, une armée considérable et des éléphants en quantité. Toutes ces forces ont été réunies au camp d’Acyles. Mais Marcellus, je crois, ne songe guère à aller se mesurer avec lui. Il est trop occupé en ce moment à prendre Catane.

— Grand bien lui fasse ! dit Damippus. Ne devrait-il pas souhaiter plutôt qu’il y eût plusieurs Siciles entre Rome et la grande terre des barbares ?

Il se tut, car des voix fraîches et doucement liées ensemble venaient de traverser les haies de papyrus ; et, sur la route, dans la poudre blonde du soleil, apparut une théorie de jeunes filles. Elles étaient vêtues de tuniques d’un bleu d’azur, et la chair de leurs bras nus étincelait comme un beau marbre au grain serré et dur. Et ce qu’elles chantaient c’était toujours ces parthénies naïves dont en toute saison se berçaient leurs rêves d’amour :

« Dites-moi, quel est-il celui qui dénouera ma chevelure ? Pour savoir son nom, j’ai interrogé les roseaux. Dites-moi, quel est-il celui qui baisera mes lèvres ? Pour voir son image, je me suis penchée au creux de la source. — Dites-moi, dites-moi, dans quel endroit est sa demeure ? Et vous, colombes amoureuses, fidèles oiseaux de Cypris, ouvrez vos ailes et à travers l’espace apportez mon souffle jusqu’à lui… »

Elles passèrent et des deux côtés de la rive, les petits soldats rêveurs oubliaient de tirer leur ligne. Ils oubliaient de tirer leur ligne et suivaient, sur la route blonde, le groupe azuré des jeunes filles. Quand elles eurent disparu, l’un d’eux, mélancoliquement, souleva enfin l’hameçon où pendait une anguille frissonnante.

— Prenez garde qu’elle ne s’échappe ! fit une voix grasse derrière les papyrus.

Gullis était là, dans son attitude familière, les poings sur les hanches et la gorge ballottante sous son peplos. Et elle ricanait, comme toujours, de son rire qui ressemblait au hennissement d’une cavale.

— Ah ! ah ! continua-t-elle. Comme elle frétille avant de se laisser prendre ! On dirait une vierge qui se marie.

— Ce n’est pas comme vous, la mère ! dit irrespectueusement l’un des soldats. Par Héraclès ! je gage que vous ne feriez pas tant de façons…

— Vous vous trompez, dit Gullis en minaudant, je suis une honnête femme ; et la preuve c’est que je reviens du verger sacré où ne sont admises avec les prêtresses que les épouses irréprochables.

— Bon ! bon ! On connaît ce qu’il en retourne. La vertu d’une femme, c’est de n’avoir jamais tort envers son mari, ouvertement s’entend. Sans cela, au lieu de voir des centaines et des centaines de tuniques aux Anthesphories on en verrait tout au plus une douzaine.

— Les hommes disent cela par dépit, riposta Gullis, parce qu’ils sont tenus à l’écart des fêtes. Mais patience ! leur tour viendra : après les Anthesphories, les Thesmophories ; après les Thesmophories, les Thalysies pour lesquelles on dressera en plein air les tables des banquets. Et ce jour-là, Orthon, mon fidèle époux, viendra faire bombance aux côtés de son épouse.

Tous les petits soldats, d’une rive et de l’autre de l’Anapos, se prirent à rire, tant les sentiments conjugaux de Gullis leur semblaient d’une trempe douteuse.

— Dites donc, vous, la Syracusaine, fit le Celtibérien qui avait répondu le premier à Damippus, faire bombance c’est facile à dire ; mais comment vous y prendrez-vous ? Les greniers de la ville doivent être vides depuis le temps qu’on y puise pour nourrir les habitants ?

— Je n’en sais rien, répondit Gullis. Mais soyez tranquille, on trouvera toujours le moyen de s’en tirer. Quant à Gullis, elle n’est pas femme à laisser un honnête homme dans l’embarras.

Elle avait rougi et regardait le jeune Celtibérien d’un air engageant. Et de nouveau sa voix grasse rompit le silence :

— On mangera des anguilles, s’il n’y a pas mieux. Grâce à la douceur des eaux, elles ne sont pas rares dans le fleuve ; et je sais un endroit où il y en a bien davantage encore.

— Où cela donc ? fit le jeune Celtibérien alléché.

— Dans les marais de Lysimalia et de Syraco, tout près d’ici. On n’a qu’à se baisser pour les ramasser. Et grosses comme ma cuisse ! Voulez-vous que je vous y mène ?

— Vous oubliez qu’on ne passe pas, la mère ! fit Damippus rendu subitement au sentiment de son devoir.

Cependant Gullis, voyant qu’il n’y avait décidément rien à faire pour elle dans ces parages, avait repris la direction de la ville. Les soldats la regardèrent s’éloigner énorme et ronde, pleine de convoitise et de luxure, et roulant au milieu du chemin comme une outre de vendange au son des musiques.

— Nous l’avons échappé belle, dirent-ils, mais gare ce soir au fidèle époux !

Ils rirent encore et échangèrent quelques plaisanteries grossières. Mais bientôt la poésie éparse dans l’air les ressaisit. Et les lignes furent abandonnées. Sur le sol, d’ailleurs, entre les papyrus, les nasses étaient chargées du butin de la pêche, recouvert de larges feuilles fraîchement cueillies. Alors l’un des jeunes soldats coupa un roseau et s’en fit une flûte champêtre, dont la mélodie suave et discrète alternait avec celle des autres flûtes lointaines. Un rossignol roux, blotti sous la frondaison d’un arbuste, chanta lui aussi. Un groupe de jeunes filles dansantes, — les mêmes qui avaient passé tout à l’heure sur la route blonde — s’érigea au sommet prochain d’une colline. Elles se tenaient par la main et répétaient leur chanson d’amour. Alors la flûte se tut, tous les autres bruits s’apaisèrent, et le rossignol lui-même cessa de susurrer sous les feuillages. Et il n’y eut plus dans le vaste ciel clair que l’harmonie de cette ronde de jeunes filles célébrant leurs parthénies amoureuses. Leurs silhouettes bleues s’enlevaient sur l’azur du ciel, et de longues ombres transparentes d’un bleu plus pâle, se détachant de la lumière à son déclin, descendaient de tous les points de l’horizon et couvraient la plaine…


Chapitre iii


amippus, le petit pêcheur lacédémonien, n’avait eu garde de livrer aux mercenaires de l’armée romaine le secret de sa présence dans la ville. En réalité, malgré le blocus rigoureux, les Syracusains n’avaient jamais cessé d’être au courant de ce qui se passait au dehors. Jour par jour, ils savaient à quoi s’en tenir sur les faits et gestes de Marcellus qui depuis son éloignement semblait avoir retrouvé la chance de ses armes. On savait aussi les manœuvres d’Himocrate dont la tactique était de se placer entre Syracuse et les troupes romaines afin de leur barrer la voie. Que de choses encore ne savait-on point ! Des rapports secrets, des messages étaient échangés. Et tout cela au moyen de Damippus, le petit soldat lacédémonien, brave comme son épée et ingénieux comme personne.

Le soir, à l’heure indécise qui suit le crépuscule, après que le soleil était couché et que la lune ne brillait pas encore au ciel, Damippus sortait du port dans une barque étroite et profonde qui simulait à s’y méprendre la forme d’un requin ou d’un squale ; il s’y étendait enveloppé dans la peau d’une de ces bêtes marines et glissait ainsi dans le sillon des vagues entre les navires de la flotte romaine qui formaient au large la ligne de défense sur la mer. Et son subterfuge était si habile que jamais l’œil exercé des vigies n’avait percé à jour le mystère du petit pêcheur secoué sur l’abîme dans l’ombre et rapportant à Syracuse les nouvelles du monde extérieur.

Mais une nuit ces nouvelles furent mauvaises. Épicyde, qui guettait le retour de Damippus pour lui faire ouvrir les portes de la citadelle, vit tout de suite à la pâleur de son visage que les événements avaient mal tourné. Marcellus, en effet, après avoir pris successivement Léontium et Catane, s’était emparé de Mégare l’Hibléenne, — la ville du miel — et aussitôt sans donner à l’ardeur des légions le temps de se refroidir il était allé surprendre le camp des Carthaginois à Acyles. Himocrate réveillé dans la quiétude de son sommeil s’était mis en hâte à la tête de son armée et l’avait jetée au travers des rangs ennemis. Il comptait sur le vertige d’un de ces engagements spontanés où ses hommes restaient presque toujours vainqueurs. Mais cette fois les Romains avaient été armés de lances très longues qui déjouaient la hardiesse des Carthaginois, dont les épées courtes dépassaient à peine le poing fermé. Voyant cela, le général africain avait fait donner les éléphants. Pesantes et lourdes et cuirassées comme des guerriers, les bêtes énormes s’étaient avancées sur l’infanterie de Marcellus. D’abord ç’avait été un désarroi terrible, et la fortune paraissait vouloir changer de camp, lorsqu’un jeune hastaire s’était élancé et, saisissant une enseigne, en avait enfoncé la hampe dans le corps d’un des éléphants, le forçant ainsi à retourner en arrière. Alors toute la masse des pachydermes s’était trouvée resserrée et culbutée, tandis que Marcellus, sans perdre de temps, l’enveloppait en entier avec les deux ailes mobiles de sa cavalerie. Bref, c’était pour Himocrate un désastre presque irréparable, et pour les armes romaines la revanche si longtemps attendue de la défaite de Cannes…

Pendant ce récit du jeune Lacédémonien, Épicyde avait été saisi d’une agitation extrême ; son visage, ordinairement obscur et sans passion, s’était animé soudain du courroux allumé dans son âme, comme l’argile terne et poreuse d’une lampe s’éclaire aussitôt que brûle l’huile contenue en ses flancs.

— Voilà la fin de tout ! Que d’efforts perdus !… c’est la fin !… L’armée que mon frère avait réunie était la seule barrière qui pût empêcher Marcellus de tenter un retour offensif sur la ville. Que faire maintenant. Et comment désormais nous rejoindre ? En admettant qu’Archimède parvienne encore à tenir en échec les légions romaines, pour nous la partie est perdue d’avance.

Il disait cela, non point en s’adressant à Damippus auquel il ne prenait plus garde, mais dans un monologue incertain et irrité dont il scandait chaque phrase de sa marche fiévreuse à travers l’étroite rotonde qui dominait la tour. Et, s’étant tu, il continuait d’aller et de venir encore, se heurtant aux parois comme une bête fauve qui ayant vu le dompteur s’éloigner de sa cage perd tout espoir de reconquérir sa liberté.

— Que ne suis-je resté en Afrique ! rugit-il.

Mais la porte s’entrouvrit et Orthon se faufila entre lui et Damippus. Il venait avant tous les autres se pourvoir discrètement de nouvelles, et prendre les ordres secrets d’Épicyde. Tout d’abord il feignit de ne pas comprendre la portée de la défaite d’Himocrate ; il se contenta de dire en sourdine :

— Voilà qui n’est pas fait pour relever le prestige du parti Carthaginois auprès du peuple !

— Le peuple ! répondit Épicyde avec brusquerie. Mais il ne le saura pas, le peuple ! Il ne faut pas qu’il le sache, entendez-moi bien. Il est tranquille, laissons-le dans son repos.

— S’il est tranquille ! fit Orthon avec une grimace d’ironie. De longtemps on n’avait célébré les fêtes au milieu d’un tel sentiment d’abandon. C’est à croire que le pasteur Aristée veille encore sur les vergers de Syracuse, sa syringe aux bords des lèvres, ravissant à la fois les abeilles et les hommes. Regardez plutôt !

Il s’était approché du belvédère étroit qui dominait l’horizon, et montrait à Épicyde l’immensité de la campagne, de la ville et de la mer. L’aurore commençait à peine à jeter quelques faibles clartés parmi le brouillard nocturne ; et tout dormait dans cette tiédeur, tout reposait sur le berceau rose de la terre, que semblaient envelopper de fragiles mousselines vaporeuses, d’étroits rubans de couleur changeante. L’ardente Syracuse paraissait plongée dans l’immobilité d’un sommeil sans fin. Ni sur les terrasses des toits, ni devant les temples, ni sur les places, on ne voyait s’animer la vie. Et c’était comme une cité peuplée seulement de statues, une cité de héros de marbre et de muses d’or, où les portiques décorés de bas-reliefs et les arcs surchargés de trophées n’auraient plus servi qu’à évoquer devant les dieux le souvenir d’une race disparue. Et la mer aussi était vide, immobile, sans qu’on aperçût au ras des flots le corps des dauphins ruisselants d’écume ou l’aile argentée des cérylos. Et dans la campagne rien ne bougeait, pas même le cerf matinal.

— Je fais mes adieux à tout cela, dit Épicyde en étendant la main.

Cette fois, Orthon était devenu blême :

— Comment ? Vous songeriez à partir ? Mais alors que deviendraient ceux qui se sont compromis pour votre cause ?

— Ils subiront ma fortune bonne ou mauvaise. En tout cas la seule chance qui me reste est d’aller rejoindre mon frère et d’essayer de le seconder dans ses desseins. Que ferais-je ici plus longtemps ? Pour que le parti carthaginois se raffermît de nouveau dans Syracuse, il importerait d’abord qu’il eût triomphé des Romains. Et si je reste et que Marcellus s’empare de la citadelle, que dira-t-on ? Ne m’accusera-t-on pas d’avoir trahi les intérêts que j’étais chargé de défendre ? Non, non, je ne puis rester ; il me faut aller rejoindre Himocrate.

— Vous oubliez, dit Orthon, que la ville est cernée de tous côtés à trente stades des remparts. Personne ne peut forcer la ligne du blocus, et vous moins que tout autre.

— Il le faut cependant, répliqua Épicyde d’une voix étranglée.

Et il ajouta, reprenant pour lui-même le monologue qu’Orthon avait interrompu :

— Quand Marcellus se sera rapproché, mon départ deviendra plus impossible encore. C’est tout de suite que je dois fuir, avant que les hostilités soient reprises.

Il réfléchit quelques instants, la tête basse, les épaules tourmentées d’inquiétude ; aucun des projets qui se présentaient à son esprit ne lui paraissait réalisable ; et il continuait à méditer au dedans de lui-même, sans s’inquiéter d’Orthon, son bras droit, son allié obscur.

— Je sais ! je sais ! cria-t-il enfin.

Et, de sa voix rauque qui avait retrouvé le ton du commandement, il appela :

— Damippus !

Le petit Lacédémonien, toujours appuyé contre la rampe du belvédère, n’avait pas cessé de regarder l’horizon. Maintenant le jour s’était levé, et la gloire du soleil éclairait toutes choses. Et tout s’éveillait dans les rues de la ville, sur les vagues de la mer, aux sillons des champs. Le grand silence avait fait place à un bourdonnement universel et confus, où ronflait le rythme de la lumière et de la vie. Des formes claires se mouvaient sous l’abri des arbres ; des oiseaux luisants traversaient l’espace ; et de petites voiles, toutes blanches, frémissaient entre les seins gonflés des vagues.

— Damippus ! répéta nerveusement le Carthaginois.

Et, comme le jeune homme s’était retourné :

— C’est toi qui me feras traverser la ligne du blocus. Je monterai dans ta barque. Combien veux-tu ?

— Je ne veux rien, dit Damippus. Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour le bien de nos frères de Syracuse. Si je risque ma vie, ce n’est pas contre de l’or.

Orthon souriait d’un air mauvais :

— À la bonne heure ! Voilà qui est parlé, approuva-t-il.

Mais cette réflexion ouvrit les yeux au petit Lacédémonien, et le fit soudain changer d’attitude. Décidé d’abord à refuser ce qu’Épicyde lui demandait, il se reprit :

— Si vous l’exigez, je vous transporterai, mais pour rien, pas autrement. Je vous l’ai dit, je ne reçois pas d’argent contre mes services.

— C’est bon, dit Épycide, tu es bien fier ; on voit que tu viens de Lacédémone. Alors c’est moi qui te devrai de la reconnaissance ?

— Je vous en fais grâce également, dit Damippus.

Orthon n’avait pas attendu la fin de l’entretien pour rentrer en hâte chez lui. Une colère secouait ses membres grêles et pâlissait la teinte jaune répandue habituellement sur ses joues. Il réveilla Gullis qui dormait encore, bouche bée, les bras hors des coussins.

— Épicyde part ! hurla-t-il.

— Eh bien ? Bon voyage ! fit la grosse femme sans ouvrir les yeux.

Cette indifférence porta jusqu’à son comble le courroux déjà à demi déchaîné d’Orthon. Il saisit Gullis par le bras et la secoua vertement à plusieurs reprises.

— Comment ! Tu oses dire cela ? Empuse, ânesse, tête de truie !…

— Hé ! Là ! Pas si fort ! gémit Gullis. Qu’Épicyde parte, est-ce une raison pour me briser les poignets ?

— Tu ne comprends pas, expliqua Orthon en s’essuyant les tempes, que le départ d’Épicyde après celui d’Himocrate, c’est le triomphe assuré de Dorcas et d’Archimède ; que tout l’honneur de la défense sera pour eux le jour prochain où les Romains reparaîtront ? Sans compter — murmura-t-il entre ses dents — que perdant ma vengeance, je perds en même temps tout ce qui m’avait été promis, tout ce qui m’est dû.

— Eh bien ! dit Gullis, — elle s’était levée et passait maintenant sa tunique, — il te reste encore Marcellus. Que ne retournes-tu de son côté ?

Orthon ne répondit pas ; ayant regagné sa boutique, il prit son burin. Mais il travaillait d’une main distraite, et sa pensée suivait la piste que Gullis lui avait ouverte. Puis peu à peu l’activité revint à ses doigts, en même temps qu’un sourire vague déplissait ses lèvres.

— Hier pour Syracuse, murmura-t-il, aujourd’hui pour Carthage, demain pour Rome. Qu’importe ? La figure qui orne cette coupe n’en sera pas moins belle.

Et il continua sa besogne, tandis qu’autour de lui flambait dans une symphonie d’or et de bronze la précieuse fierté des têtes de femme, la sveltesse des nymphes couronnées de roseaux, et tant de chefs-d’œuvre d’un art raffiné et exquis dont, seul, un fils de la Grèce pouvait avoir le secret.


Chapitre iv


a nouvelle du départ d’Épicyde avait été accueillie avec satisfaction dans tous les quartiers de la ville. Le peuple, dans son bon sens rigoureux, estimait que c’était un bien et que la citadelle serait mieux gardée par les Syracusains de Syracuse que par un général de fortune dont le patriotisme demeurait suspect. Aux Épipoles, Dorcas s’en était réjoui comme de l’extinction définitive du parti carthaginois. Et dans l’ancien palais royal d’Ortygie, où il avait repris le cours de ses méditations silencieuses, Archimède en avait souri de pitié.

Donc plus que jamais la confiance berçait les âmes : on ne songeait qu’à la célébration heureuse des panégyries. Le même élan de religiosité mystique, le même besoin de fêter la divinité dans le cadre de la nature, entraînait les femmes vers l’étang bleu de Cyané, tandis que les hommes — n’était-ce pas un peu pour les suivre ? — se rendaient en masse au grand Olympeium de Zeus, situé hors des portes et dominant la plaine.

C’était le plus grand temple de la région, de même que Zeus était le plus grand des dieux. C’était là que l’Éponyme priait chaque jour pour le peuple, et que les guerriers vainqueurs venaient suspendre le faisceau de leurs armes. Il était bâti sur une colline basse, à peu de distance de l’endroit ombreux et frais où les eaux de Cyané, glissant sous les papyrus, rejoignaient celles de l’Anapos. Plus près encore était le tombeau de Gélon I, qui avait construit l’édifice, et de sa femme Damareta au cœur généreux ; ils reposaient tous les deux sous une stèle de marbre veiné de jaspe que le printemps avait tapissée de fleurettes multicolores ; et tout autour, jusque sur les degrés accédant au grand Olympeium, ces mêmes fleurs croissaient en une abondance qui tenait du prodige, se mêlaient aux pierres, à l’herbe, aux arbustes. Zeus Pater, de son trône d’or, à travers les colonnes espacées du
Praxilla, lentement, de ses mains pâles, avait relevé l’étoffe légère…
péristyle, souriait à cette débauche de sa fécondité.

Et certes toute la personne du dieu évoquait bien l’idée d’une puissance infinie et créatrice. Si colossales étaient ses proportions que, même assis, il remplissait la vaste cella soutenue par des Télamons géants, et que les adorateurs prosternés devant lui craignaient de le voir se lever soudain et emporter de son front chevelu la voûte du temple ; une Victoire, de proportions humaines, que tenait sa main droite, semblait une statuette frêle, une toute petite enfant appuyée contre son sein ; de sa main gauche il portait un sceptre fondu avec des métaux divers et qui pesait autant que la tour massive d’un pylône ; sa nudité modelée dans l’ivoire resplendissait dans toute sa beauté depuis que Denys le tyran avait dérobé au dieu le manteau d’or qui couvrait ses membres ; mais, tel, il semblait plus glorieux encore, plus directement descendu de l’Olympe. Et sa majesté surpassait tout ce qui s’élevait autour d’elle, tout ce qui avait été fait pour la contenir ; les colonnes à double face encastrées dans l’épaisseur même des murailles, les batailles des Dieux et des Titans sculptées du haut en bas des métopes et les formidables lions à tête d’homme qui gardaient l’entrée, et dont les crinières épandues à foison sur le col semblaient faites avec quelques-unes des boucles tombées de la chevelure du grand Zeus.

Malgré cet appareil redoutable, les fidèles se pressaient en confiance devant la cella, et leurs voix se mêlaient à celle de l’Éponyme pour réciter l’oraison :

« Père Zeus, qui résides dans le ciel, et qui agites le Cosmos enflammé brûlant de la splendeur éclatante de l’éther ; toi qui ébranles de tes tonnerres divins les montagnes hautes et sonores et toute la demeure des bienheureux, qui marches dans les nuages et qui soulèves les flots de la mer. Ô Zeus très vénérable, porte-sceptre incorruptible, générateur universel, nous t’offrons nos expiations et nos prières. Reçois-les favorablement, donne à nos corps la nourriture nécessaire, accorde des dons heureux à nos esprits et fais descendre sur nos fronts quelques parcelles de ton irréprochable gloire. »

Et Zeus-pater souriait encore parmi les vapeurs rouges du styrax, qui dans d’immenses cratères d’airain brûlaient lentement à ses pieds. L’oraison achevée, l’Éponyme recommençait d’autres prières. Derrière lui le peuple se renouvelait sans cesse, allait et venait, se prosternait, adorait, et redescendait les trois marches du péristyle. Rares étaient ceux qui demeuraient tout le jour abîmés dans leur recueillement ; plus rares ceux dont le cœur endurci ne recevait pas en une minute rapide le choc mystérieux de la présence divine…

Dorcas était venu, lui aussi, s’humilier devant la divinité. Depuis qu’il ne voyait plus Praxilla, il se sentait désemparé et vacillant, pareil à un navire qui vogue dans une nuit sans étoiles. Cependant il ne songeait pas à enfreindre les volontés de l’hiérophantide ; il ne s’essayait même pas à l’apercevoir de loin, quand elle quittait le temple des Deux-Déesses ou le verger sacré pour aller au bord de l’étang. Bien qu’il ne fût pas superstitieux, il n’avait pu s’empêcher de remarquer cette coïncidence étrange, qu’au lendemain même de leur sacrifice héroïquement consenti Marcellus avait renoncé à poursuivre les opérations du siège. Certes, la gloire en revenait entièrement au génie d’Archimède, à l’extraordinaire présence d’esprit dont il avait maintes fois fait preuve pour repousser toutes les attaques. Mais au-dessus du génie des hommes, au-dessus de la bravoure des soldats et des capitaines, Dorcas savait qu’il existe une puissance conductrice qui règle à son gré les événements et déjoue toutes les prévisions humaines. Et c’était dans cette puissance qu’il se plaisait à se confondre, à s’anéantir sans réserve ; il y goûtait une joie d’apaisement et de repos, la seule qu’il pût éprouver dans l’état de souffrance morale où il se trouvait ; et il remerciait en son cœur Praxilla de lui avoir enseigné la douceur de la prière.

Son adoration achevée, Dorcas voulut à son tour sortir de l’Olympeium. Mais il s’était attardé plus que de raison et il se heurta en bas des marches aux immenses portes étroitement rejointes. Cependant l’Éponyme priait toujours devant la cella, et dans les hauts cratères d’airain le styrax brûlait encore lentement. Le temple, clos à sa façade principale, devait avoir gardé quelque issue ouverte. Dorcas se faufila entre les énormes colonnes toutes semblables, entre les candélabres d’or massif, dressés de distance en distance. — Comme il se sentait petit au milieu de ces formes géantes ! Pourtant tout à l’heure, prosterné devant le Zeus souverain, il avait senti se prolonger en lui un peu de l’infini de la divinité. Mais maintenant ce n’était plus que de la matière qui s’érigeait devant ses yeux et dont le poids accablait ses épaules. Il avait hâte de sortir. Il trouva enfin une ouverture étroite taillée dans la masse des murailles.

Et tout de suite l’enchantement des fleurs innombrables, croissant partout au hasard, sans entraves, en un désordre délicieux de nature, surgit à ses regards et allégea son souffle dans sa poitrine. Derrière le temple, un chemin en pente s’ouvrait, conduisant où ? Dorcas l’ignorait absolument ; mais il s’y engagea sans hésiter, tant la crainte de rester enfermé pour de longues heures encore — jusqu’à ce que l’Éponyme eût achevé ses prières — dans le colossal Olympeium, l’avait tourmenté un instant. Il marchait à travers le sentier enfermé entre deux haies d’agaves. Pour la première fois depuis longtemps il se sentait pénétré de bien-être, et comme bercé d’un pressentiment heureux. L’épaisseur de la végétation lui cachait les détails prochains du paysage ; il ne voyait devant lui que la silhouette dorée de la ville et que le disque aminci du soleil qui s’égouttait lentement en larmes d’or dans le vert pâle du ciel. Une lumière fine, vibrante, éthérée, rayonnait du firmament à la terre et de la terre à d’invisibles étoiles. Et Dorcas, comme tous ceux qui sont possédés par l’amour, évoquait dans la beauté de cette radieuse fin de journée une seule image où se ravissait son esprit : Praxilla ! Ne la verrait-il jamais autrement qu’à la lueur blanche des tombeaux ? Ne la verrait-il jamais dans la clarté nue du jour, ou seulement encore parmi les roses que sème l’aurore ? Ne la verrait-il jamais, ne fût-ce que l’espace d’un éclair, comme le pêcheur aperçoit les mouvantes Océanides jouant entre les flots, ou comme le pâtre aperçoit les nymphes dans la gaieté des clairières ? Ses yeux ne seraient-ils pas remplis de cette vision d’elle, dans le printemps embaumé, au milieu des fleurs, mêlant sa jeunesse à la jeunesse de la terre ? Non ! il était condamné à n’aimer jamais qu’une beauté irrévélée, une vierge étroitement enclose dans le secret du sanctuaire…

Il avançait ainsi, conversant avec son tourment intime, heureux cependant de il ne savait quoi, et soulevé sur les ailes ondoyantes de l’amour. Le sentier, plus rapide en cet endroit, dévalait directement vers la plaine, toujours enfermé entre sa double haie d’agaves. Sans y prendre garde, Dorcas se trouva soudain à quelques mètres du temple des Deux-Déesses. Il apercevait la façade postérieure de l’édifice autour de laquelle courait un portique décoré de colonnes légères. À l’angle de ce portique et bouchant presque le chemin, un massif de caroubiers s’élevait, abondamment chargé de grappes flexibles. Et, cette fois, ce ne fut pas un rêve de son esprit, ni une hallucination créée par son désir : Dorcas vit Praxilla debout sous le feuillage luisant d’un caroubier. Elle était là, tout près de lui, le visage traversé de douce lumière, ses voiles blancs flottant autour de son corps. Pour la rejoindre, il n’avait qu’à faire un pas, et, pour être entendu d’elle, qu’une seule parole à prononcer. Pourtant il ne bougeait pas, retenant son souffle, évitant de se laisser deviner. Il lui semblait que rien au monde ne vaudrait pour lui l’extase de cette muette contemplation. Il la voyait enfin, comme il l’avait souhaité si ardemment, non plus dans la froide clarté de l’hypogée, entre des sépulcres, mais dans la rayonnante lumière du printemps, au sein même de la terre en fête, le front nimbé de feuillages et les mains nouées aux grappes gonflées de vie. Il la voyait associée au réveil de la nature, et comme sortie elle-même du tombeau ; claire et harmonieuse dans la paix de ce crépuscule d’or, elle était à ses yeux, non plus seulement l’hiérophantide sacrée, mais la vierge humaine et frémissante dont le cœur près du sien s’était ouvert à l’amour. Et il croyait sentir, comme dans le passage envahi par les eaux glacées, ce jeune front se réchauffer contre sa poitrine ; il croyait tenir dans ses bras ce jeune corps dérobé aux étreintes de la mort perfide. Oh ! Praxilla, Praxilla ! vierge et femme tout ensemble, divine et humaine, troublante et pure, Praxilla, fleur poussée au verger sacré et de qui la vue seule et le parfum suffisaient pour répandre à torrents le bonheur !…

Mais la Vierge s’éloignait déjà vers le portique, les mains chargées de longues grappes cueillies à l’arbre nouveau. Et Dorcas, pour regagner la ville, sauta par dessus l’épineuse haie qui défendait l’étroit sentier des deux temples.


Chapitre v


ependant au dehors les événements se précipitaient. Le dénouement était proche. Marcellus avait rejoint son camp de l’Anapos plus vite encore qu’on ne le prévoyait. La peste l’avait chassé d’Acyles, où Himocrate était mort, emporté en quelques heures par le mal. Épicyde, après avoir vainement essayé d’opposer la flotte carthaginoise à la flotte romaine, avait fait voile sur Agrigente pour une retraite définitive. Il fallait, ou tenter un suprême effort pour s’emparer de la ville assiégée, ou renoncer à maintenir le blocus et poser les bases d’une entente. Déjà des pourparlers dans ce sens avaient été engagés avec les magistrats syracusains. Appius, qui en avait pris l’initiative, leur avait adressé une épître, chef-d’œuvre de diplomatie et de simplicité à la fois. Très habilement il exposait que si les Romains avaient entrepris le siège de Syracuse, c’était avant tout par haine des Carthaginois. En effet, quand ils avaient vu la ville au pouvoir d’Himocrate et d’Épicyde, ces satellites d’Annibal d’abord puis d’Hiéronyme, alors seulement ils avaient pris les armes contre elle, ils l’avaient investie — moins pour la forcer elle-même que pour réduire ses cruels dominateurs. Maintenant Himocrate avait cessé de vivre, Épicyde était loin de Syracuse, les Carthaginois, vaincus sur terre et sur mer, étaient contraints de renoncer à l’entière possession de la Sicile : quel motif pourraient conserver les Romains de ne pas désirer rester en paix avec Syracuse comme au temps de Hiéron, leur ami, leur allié fidèle ? Ainsi la ville et les habitants n’avaient rien à craindre que d’eux-mêmes, s’ils perdaient l’occasion de se réconcilier avec Rome. Jamais peut-être il ne s’en offrirait d’aussi favorable que le moment actuel où la mort de leurs tyrans faisait luire pour eux la liberté…

Cependant les magistrats syracusains tardaient à répondre ; et Marcellus dans son camp s’agitait, partagé entre l’espoir de terminer enfin une campagne aussi désastreuse, et la crainte de voir sa proie lui échapper irrévocablement. Quelle atteinte pour sa réputation de capitaine invincible, et surtout quel déchirement pour son cœur ! Car Marcellus était amoureux : il était amoureux de la ville prestigieuse et blonde qui étalait la beauté de ses édifices comme des joyaux à ses bras, comme des perles à sa poitrine ; jamais il n’en avait vu d’aussi admirable ; il n’avait d’aucune autre souhaité la possession aussi ardemment. Et ce qui augmentait encore sa furieuse convoitise, c’était de savoir qu’elle était inviolée, que jamais nul vainqueur n’avait porté sur elle une main tremblante de désir. Malgré les passions qu’elle avait inspirées à tant de guerriers célèbres, elle avait gardé intact le trésor de sa virginité. Toujours elle se dressait, pure et orgueilleuse sous la nue, son Pégase d’or la protégeant de ses ailes ouvertes, et, à ses pieds, la grande mer aux ondes félines et souples étendue comme un sphinx pour la défendre. Ah ! que souvent il l’avait tenue d’avance dans ses regards ! Que souvent il l’avait guettée dans les clairs matins ou les nuits sans lune, prêt à la surprendre par la violence ou par la ruse, à se jeter sur elle et à la marquer de son épée au front — telle une esclave de beauté unique dont s’empare un maître jaloux, et que nul après lui ne devra toucher !

Et Marcellus, fébrilement attendait… Il avait donné ordre aux soldats qui formaient le blocus de laisser passer les messagers de Syracuse. Il voulait parlementer lui-même et ne point laisser son collègue Appius traiter seul de cette affaire. Mais personne ne venait ; la ville en fête semblait oublier que les Romains étaient à ses portes, et que la peste déjà établie à Acyles menaçait de l’envahir. — Et la famine ? Ne semblait-il pas qu’elle eût dû avoir raison des provisions immenses amassées dans les greniers ? Malgré tant de destins contraires, plus belle, plus radieuse que jamais, apparaissait la cité inviolée aux regards amoureux de Marcellus. Et certes, après avoir en maintes reprises hasardé son sang pour la posséder, il se sentait à cet instant prêt à consentir toutes les folies, à accepter toutes les compromissions pourvu qu’il pût atteindre son but.

Il s’arrêta, mit sa main en auvent sur son front dans le soleil. La ligne des mercenaires venait de s’ouvrir et un Syracusain s’avançait devant lui.

— Je m’appelle Orthon, dit l’homme chétif et jaune.

Marcellus, devenu défiant, l’examinait :

— Votre nom importe peu. Est-ce Dinomède ou Dorcas qui vous envoie ?

— Ni l’un ni l’autre, fit Orthon de sa voix mauvaise.

— Alors qu’êtes-vous venu faire ici ?

Orthon ne se déconcerta pas. Il tira des plis de son manteau une médaille d’or du plus beau type syracusain ; sur l’une des faces, il avait gravé l’admirable visage d’Aréthuse, la Sicélide, et sur l’autre le profil aquilin du consul.

— Je voulais vous apporter ceci, dit l’orfèvre. Ne vous semble-t-il pas que mon travail soit précieux et digne de vous être offert ?

Marcellus cette fois avait compris. Il fit signe à Orthon de le suivre à l’autre bout du camp, derrière une catapulte géante depuis longtemps au repos. Pendant plus d’une heure ils causèrent sans se regarder, les yeux attachés au sol.

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« Le pêcheur avait été pris dans ses filets. » Telle était du moins la version qui circulait sur le compte de Damippus, saisi par un des bateaux de la flotte romaine au moment où il rentrait dans le port. Mais Dinomède et surtout Dorcas n’envisageaient pas la chose aussi légèrement. Sous ses apparences de simplicité, le petit Lacédémonien était un personnage d’importance. Il faisait partie d’une phalange de jeunes gens d’élite que Sparte avait envoyés à Syracuse en témoignage d’amitié, parce qu’il était d’usage de Doriens à Doriens de s’entr’aider dans les circonstances difficiles où l’honneur de la race était en jeu. N’était-ce pas déjà un Spartiate, ce Gilyppe, qui, au moment de la terrible expédition de Nicias, avait déjoué toutes les combinaisons des Athéniens ? Que de reconnaissance Syracuse ne devait-elle pas à Lacédémone ? Ces deux sœurs, dont l’une était restée austère dans son peplos droit et dont l’autre avait fleuri sa chlamyde d’asphodèles et de roses légères, n’avaient jamais cessé de lutter ensemble contre Athènes, contre Rome, contre Carthage. Aujourd’hui, c’était encore un fils de Lacédémone, un de ces Spartiates à l’âme stoïque, au cœur généreux, grâce à qui Syracuse avait pu soutenir si longtemps les rigueurs du blocus. Et l’on ne ferait aucun cas de lui ? On l’abandonnerait aux mains des Romains, l’otage précieux, le petit pêcheur qui si souvent avait risqué sa vie, sans vouloir d’autre récompense que la joie intime de se sentir un héros ?

Dorcas s’était entendu avec Dinomède, et tous deux avaient décidé de réclamer Damippus ; à cette condition seulement on pourrait s’occuper ensuite de répondre aux ouvertures pacifiques des deux consuls. Mais Marcellus ne semblait plus pressé maintenant de conclure l’accord. Il faisait traîner les choses en longueur. À plusieurs reprises il était venu dans la tour Galeagra conférer avec Dorcas et Dinomède ; et chaque fois il partait sans avoir consenti à rendre Damippus, et sans avoir rien voulu fixer pour l’indemnité d’usage.

Un jour cependant il se montra plus flexible. Dinomède seul était venu parlementer avec lui dans la tour. Les deux chefs avaient repris la question à son point de départ : « Pourquoi tenez-vous tant à garder Damippus ? » disait Dinomède. « Et pourquoi tenez-vous tant à le ravoir ? » répondait Marcellus. Mais il se ravisa ; et, affectant le ton de la familiarité : — Voyons ! il faut en finir ; il est inadmissible que nous perdions un temps précieux sur un différend de si peu d’importance. Je ne vous demanderai pour cet otage ni indemnité ni promesse. Mais vous avez, paraît-il, dans la ville un orfèvre d’une habileté extraordinaire qui cisela pour le roi Hiéron une couronne dont on dit merveille. Abouchez-moi avec lui. Je voudrais lui commander un joyau qui servît de modèle à nos orfèvres de Rome assez ignorants dans leur art. À ce prix-là je vous rendrai Damippus.

— C’est facile, fit Dinomède. Je vais vous l’envoyer sur le champ.

Resté seul, Marcellus examina tout ce qui l’entourait, la hauteur exacte de la tour, l’épaisseur de la muraille. Son œil habitué à scruter les remparts eut vite fait de mesurer la grosseur des pierres, de jauger la profondeur des fossés qui s’étendaient le long des Épipoles, depuis le Fort Euryale jusqu’à l’Hexapyle, dans toute cette zone de défense dont la tour Galeagra marquait le milieu. « Orthon ne m’avait pas trompé, se dit le consul, et le plan qu’il a relevé est exact. Il y a ici une lacune, presque insensible il est vrai, mais une lacune, dans les fortifications de la ville. Avec un millier d’hommes hardis on pourrait aisément y faire une brèche. Mais pour cela il faudrait que les abords ne fussent pas surveillés… »

Orthon entrait à cet instant ; sa figure jaune et figée ne laissait rien voir de l’émotion qui l’agitait. Il s’inclina devant le consul et attendit. Marcellus se taisait ; une grande pâleur avait envahi son visage ; un cercle de bistre avait soudain enfermé ses yeux ; et dans sa poitrine, sous sa cuirasse d’airain, son cœur battait comme celui d’un nouvel époux. Il évita de regarder Orthon et dit à voix basse :

— Quelle nuit sera-ce ?

— Celle qui suivra la prochaine, répondit Orthon. Ils seront tous du côté de Cyané, à voir la procession du Calathos et à banqueter ensuite sous les ombrages. Par ici, j’en réponds, la ville sera déserte.

Marcellus, les paupières baissées, demanda encore :

— Et Dinomède ?

— Il sera à la citadelle, ou sur les remparts de l’Achradine. Vous savez que depuis le départ d’Épicyde il a fait relier ce quartier avec l’ilôt d’Ortygie.

— Oui, fit Marcellus. Mais il reste Dorcas. Dorcas ! voilà le plus terrible ; voilà celui qui peut faire échouer tout notre plan ! Lui, il est plus près d’ici, au Fort Euryale d’où il surveille toute la région ; à la moindre alerte il sera devant nous. Il n’y a rien à tenter, tant que Dorcas tiendra les Épipoles.

— J’ai aussi le moyen d’éloigner Dorcas, murmura Orthon entre ses lèvres sifflantes.

Cette fois Marcellus le regarda :

— Vous éloigneriez Dorcas, cet homme de devoir, ce farouche dorien ! Allons donc ! Comment vous y prendriez-vous ?

— C’est mon secret, fit Orthon. Je l’éloignerai, vous pouvez m’en croire. Vous ai-je trompé jusqu’à présent ?

Marcellus se recula de quelques pas ; un dégoût le prenait devant le cynisme du traître. Il souhaitait de trouver dans cette âme un autre mobile moins bas que l’amour de l’or qui l’excusât, lui, le fier Romain, de s’être associé un tel complice. Et une dernière question flotta sur sa bouche. Orthon la devina ; il dit d’une voix rapide :

— Je hais Dorcas. Dorcas un jour m’a mortellement offensé. La vengeance est le plaisir des dieux dans l’Olympe. Demain, quand Marcellus prendra la ville, Orthon, l’orfèvre, se sentira l’égal d’un dieu.


Chapitre vi


n mangeait et on buvait sous les feuillages, dans les jardins frémissants de claires verdures et le long des tamaris qui bordaient la mer. Partout des tables étaient dressées que surchargeaient des victuailles abondantes. Le soir pâle emportait à l’Occident le parfum mourant des roses, tandis qu’à la lueur fauve des flambeaux s’épaississait l’âcre odeur du festin et des haleines.

C’était la dernière journée des panégyries, et tout le monde en voulait sa part. Les pauvres avaient été servis d’abord. Pour eux on avait déposé des vivres dans tous les petits sanctuaires ouverts aux façades des maisons, dans ces « Hecateia » innombrables consacrées à la Déesse et où elle était représentée en trois personnes distinctes faites de cire de couleur différente : en cire blanche avec le croissant lunaire sur la tête, Artémis céleste, reine de clarté ; en cire rouge avec le serpent dans les mains, Vierge calligénie, fille auguste de Demeter, faisant jaillir parmi l’or des glèbes le sang des pavots ; en cire noire avec la clef sur l’épaule, Perséphone à la chevelure de ténèbres, irrévélée, mystérieuse, gardienne inflexible des âmes. Ainsi la triple Déesse présidait cette nuit aux joies de la foule, et sous ses auspices l’égalité régnait entre la multitude des convives.

Cependant toutes les tables n’étaient pas d’un luxe pareil ; il y en avait de modestes où chacun avait apporté son écot, où le gras-double fumait dans la vaisselle de terre brune ; il y en avait de somptueuses couvertes d’argenterie rare, de disques d’airain et d’or, sur lesquels les chevreaux entiers, cuits dans leur graisse, apparaissaient, leurs jambes minces repliées sous leur poitrine arrondie. Il y en avait où l’on buvait, dans des amphores de vermeil incrustées d’améthystes dont la vertu préserve de l’ivresse, le vin de Byblos vieux de quarante années et aussi parfumé qu’au sortir de la cuve ; il y en avait où l’on se contentait de faire couler dans les coupes grossières l’obscur cycéon fait d’orge fermentée et de miel. Mais la même gaieté dilatait les cœurs, le même décor de beauté ravissait les yeux : à travers les feuillages, dans la sérénité de l’horizon, les choses peu à peu endormies, et le ciel paisible bercé dans son sommeil par la mer aux bruits innombrables. Puis c’était aussi l’enchantement de la présence des femmes revenues enfin du verger sacré. Elles avaient jeûné plusieurs jours de suite, mais l’abstention des hommes, pour s’être exercée d’une autre façon, n’était pas moins méritoire. Et, avec les tuniques claires des femmes, la joie revenait aux prunelles ardentes des hommes. Néanmoins, avant la procession du Calathos toute caresse était défendue ; tout à l’heure seulement, quand les Vierges auraient déposé dans l’Olympeium sous la garde de Zeus l’emblème des présents féconds de la Déesse, la vie normale reprendrait à Syracuse, et les bocages retentiraient des festins d’amour.

Pour le moment c’était le banquet des vins et des viandes qui réjouissait les couples assemblés. Des jeunes filles, debout, penchées sur des réchauds allumés, s’amusaient à fabriquer de délectables friandises, en jetant dans l’huile bouillante des fleurs de toute sorte mêlées à de la farine blanche. Et c’était à qui rivaliserait d’art et de talent pour obtenir ainsi des chefs-d’œuvre. Les unes s’appliquaient à imiter la forme des petits rossignols roux qui au sortir du nid volètent imprudemment sous les feuillages ; d’autres, les phalènes aux cornes allongées, rôdant le soir autour des calices endormis ; d’autres, de légers Éros aux ailes ouvertes, aussi hardis que les oiseaux et aussi capricieux que les papillons. Et les rires éclataient, les regards à la lueur des réchauds devenaient plus brillants. Une jeune fille, la flûte aux lèvres, dansa, son chiton retenu seulement sous les aisselles par un étroit ruban d’azur.

À la table où se trouvait Théophraste, Fanie, Damalis et Rhodoclée toutes trois étaient venues s’asseoir. Elles avaient les paupières meurtries par le jeûne, et leur épiderme délicat laissait transparaître le sang bleu de leurs veines. Et elles souriaient doucement en se regardant, retrouvant au fond de leurs yeux les mystères inviolables de la Déesse. Pourtant Rhodoclée souriait aussi à Théophraste, tandis que la blanche Jacinthe demandait tout bas à Fanie : « Et Dorcas ? ne paraîtra-t-il pas au festin ? — Hélas ! soupirait Fanie, il ne quitte plus jamais son poste du Fort Euryale ; il ne viendra même pas pour la procession du Calathos ; mais, aussitôt la corbeille sainte enfermée, c’est moi qui courrai le rejoindre. »

Cette perspective avait amené du rose à ses joues ; comme les autres, elle s’abandonna sans scrupule aux ivresses de cette glorieuse nuit. La lune se levait mollement derrière le rideau argenté des feuillages. Les Pléïades aussi ouvraient dans l’azur leurs prunelles d’or. Elles formaient parmi l’immensité nocturne un groupe étincelant comme des vierges vêtues de lumière, et elles étaient les compagnes célestes d’Artémis, les sœurs éternelles du printemps. Mais plus radieux encore que tous les autres, l’astre de Cypris, doux aux amants, parut à son tour au sommet chevelu d’une colline. Alors la voix émue d’un aède résonna, soutenue par les cordes de la cithare : « Salut à toi, cher Hespéros, gloire sacrée de la nuit bleue ! Salut, ô cher ! » Et de tous côtés les époux et les épouses, les éphèbes et les jeunes filles mêlèrent leur chant à celui du poète pour célébrer la tendre clarté des étoiles.

Cependant Fanie s’était écartée des convives. Elle guettait le moment où dans la plaine, entre les deux temples, commencerait à se dérouler la pompe sacrée. L’heure lui paraissait longue avant de pouvoir retourner vers Dorcas. Et cette douce nuit, le goût du vin de Byblos sur ses lèvres, les chants, les parfums, les voix harmonieuses des jeunes hommes, tout cela, loin de lui faire oublier son cher époux, la pressait davantage de l’aller rejoindre. Enfin, elle vit le char qui devait emporter le Calathos s’arrêter devant le temple des Deux-Déesses, où les Vierges étaient demeurées en prières.

— Vite, vite, dit-elle à Damalis, courons pour arriver les premières. Dans un instant toute la foule va être là.

Et en effet de tous côtés, brusquement, mus par un même élan de curiosité ou de ferveur, les convives quittaient les tables et se dirigeaient vers la plaine. Il était interdit de regarder le Calathos d’un lieu élevé d’où l’on eût pu apercevoir ce qu’il contenait ; et sur son passage chacun devait se tenir prosterné, le front dans la poussière du chemin. Mais bien plus encore que l’emblème mystique, c’était le défilé des Vierges qui intéressait et passionnait la multitude. On savait qu’elles rentreraient ensuite dans Ortygie sous le Portique d’Aréthuse, et que nul ne pourrait les revoir jusqu’au jour de l’Épiphanie de la Déesse.

La musique suave et douce, faite seulement de l’âme chantante des syringes que de jeunes enfants pressaient sur leurs lèvres entr’ouvertes, précédait le char traîné de quatre mules, où trônait le ciste mystique. C’était une corbeille en forme de boisseau qui primitivement était d’osier, mais que le luxe des temps avait transformée en un admirable ouvrage d’orfèvrerie. De nombreuses figures y étaient sculptées, et Zeus tempétueux y faisait face à Poséïdon, conduisant à travers l’écume des flots son quadrige où se becquetaient des colombes. Le char, le divin cocher et les oiseaux amoureux étaient faits du même morceau d’or étincelant. Tout autour, sur le bord arrondi du Calathos, était étendue la très belle Héra. Auprès d’elle se tenait Argus aux yeux toujours vigilants ; fier de ses belles couleurs, il déployait les plumes de sa queue comme la voile d’une nef rapide, et il en couvrait l’orbe de la corbeille sacrée. Mais personne ne songeait à commettre un sacrilège en transgressant la défense des prêtres ; et les Vierges seules savaient ce que contenaient les flancs du ciste.

En cortège blanc sous le disque nu de la lune, Praxilla et ses compagnes étaient sorties du temple et suivaient le char que traînaient les mules immaculées ; et tout était blanc dans cette virginale nuit, tout était impalpable et fluide, comme les formes mêmes des jeunes prêtresses. Elles s’avançaient, silencieuses, tandis que le ruissellement de ta lumière, ô Séléné ! faisait trembler à l’extrémité des branches les feuilles luisantes des platanes. Et elles semblaient elles-mêmes des rayons de la céleste clarté, des nymphes descendues de l’éther, dont les pieds touchaient à peine les replis du sol.

Ainsi elles passèrent, et longtemps après les hommes immobiles, le front dans le sable, restèrent prosternés. Quelques-uns se précipitèrent derrière elles pour baiser leurs traces. Et tous oubliaient les femmes, les amantes qui les attendaient les bras ouverts, la volupté sur les lèvres.

Damalis s’était pressée contre Fanie.

— Ne trouvez-vous pas qu’il y aurait de quoi être jalouses ? dit-elle.

Mais la petite épouse de Dorcas ne répondit pas. Elle suivait des yeux le Calathos cheminant lentement sur le char d’ivoire : encore quelques minutes et la pompe sacrée entrerait dans l’immense Olympeium. On apercevait, en haut des marches du péristyle, l’Éponyme avec ses vêtements de pourpre et d’or. Des torches étaient allumées, des essences brûlaient, faisant des spirales bleues dans la nuit ; et les lits mystiques à l’entrée du temple étaient dressés où devaient s’étendre les Vierges sous un épais voile noir. Et Fanie et Damalis s’empressèrent jusqu’aux marches du péristyle, portées par la multitude. Et elles entendirent la voix de l’hiérophantide, la voix haute et pure de Praxilla qui, au nom de toutes les prêtresses, prononçait le serment sacré :

« Par la main droite du dieu Plouton, par la couche inviolée de l’auguste Perséphone, nous jurons que nous sommes véritablement des vierges, même aux enfers. »

— Vous voyez bien, dit alors Fanie en se retournant vers Damalis, les femmes de Syracuse n’ont rien à craindre des prêtresses. Ne sont-elles pas au contraire les protectrices de la ville, et, comme il est dit dans le Livre des lois, les gardiennes de sa liberté ?

Et elle s’éloigna rapidement pour aller rejoindre Dorcas.

D’ailleurs la multitude avait déjà abandonné les abords de l’Olympeium. La plaine vaste s’était vidée et semblait une seconde mer déserte sous le ciel clair. Et les couples étaient retournés dans les jardins, sous les bocages, aux anfractuosités des rochers que caressaient les vagues lascives ; et l’on entendait partout chuchoter l’amour et bruire la vie. Qu’importait maintenant à Perséphonéia redoutable ? Le Ciste sacré, rempli des gâteaux de sésame qu’avaient pétris les prêtresses à l’image de leur virginité, reposait désormais au secret du sanctuaire, sous la garde de Zeus tout puissant. Une élite de cœurs purs veillait sur l’accomplissement des promesses divines. Le reste, c’était le peuple avec ses instincts grossiers, la foule vulgaire qui cherche partout son plaisir, — pareille à cette femme impudente et malapprise qui avait ri au nez de Déméter inconsolable, lorsqu’allumant son flambeau à l’Etna, elle allait cherchant partout sa fille bien-aimée, et jusqu’aux demeures sombres de l’Hadès, d’où elle l’avait ramenée enfin, couronnée de fleurs, sous la clarté des étoiles.


Chapitre vii


endant que se déroulait la pompe du Calathos, Dorcas secrètement quittait les Épipoles et se dirigeait vers Cyané. Cela ne lui semblait pas possible et cependant cela était vrai : Praxilla le demandait ; elle l’appelait auprès d’elle à la fin de la nuit sainte, avant de regagner le Portique d’Aréthuse. Sans doute avait-elle quelque conseil à lui donner ou à prendre de lui pour la défense de la ville ; peut-être encore voulait-elle s’assurer que rien de leurs entrevues dans l’hypogée n’avait transpiré au dehors ; — car il ne pouvait supposer qu’elle cédât au seul désir de le revoir, à l’amour héroïque dont ils avaient fait tous les deux le sacrifice. Hélas ! Dorcas, malgré l’holocauste généreusement accompli, sentait bien que l’âme de cet amour survivait toujours au secret de son être, qu’il n’en avait détruit que la forme sensible, la partie extérieure et humaine. Et il se demandait avec une angoisse mêlée de volupté s’il en était de même pour l’hiérophantide : avait-elle, elle aussi, conservé en sa poitrine, sans parvenir à en abolir l’essence, cette âme invulnérable, cette âme immortelle de leur amour ?

Les circonstances mystérieuses du rendez-vous attisaient encore ses doutes : pourquoi avoir choisi une telle heure, un tel lieu dont la poétique douceur devait forcément attendrir jusqu’à l’émotion physique les caractères les plus solidement trempés ? Oh ! Cette nuit quiète et suave où tout respirait la mollesse et la félicité de vivre ! Cette nuit blanche comme les ailes d’une colombe amoureuse étendue sur le nid douillet de la terre ! Cette nuit sans voiles, et où toutes choses cependant se nimbaient d’une vapeur transparente !… Dorcas déjà sentait sourdre en lui-même une multitude d’aspirations confuses vers le bonheur. Il avait beau être un homme vertueux dont la volonté dominait les passions, il n’en restait pas moins le jeune guerrier ardent, le Dorien au cœur impétueux, qui croyait aimer pour la première fois en aimant une créature nouvelle. Puis l’image de la jeune prêtresse, telle qu’il l’avait aperçue dans le mystère du verger sacré, les bras noués aux grappes du caroubier, le visage baisé par la pourpre du couchant, emplissait encore ses regards et peuplait pour lui le clair de lune. Maintenant il la connaissait par les traits, et tout ce qu’il avait deviné d’elle était devenu réalité. Et, certes, point n’était besoin d’en être épris pour estimer que nulle beauté au monde n’était comparable à la sienne, que nulles grâces de femme ne pouvaient égaler sa grâce virginale et ignorée.

Il était parvenu près de l’étang de Cyané, la nymphe aux yeux bleus de bleuet, aussi chaste qu’Aréthuse et plus sensible qu’elle encore. Et il les comparait l’une à l’autre dans sa pensée, en même temps qu’il reportait sur la seule personne de Praxilla toutes les séductions merveilleuses dont la légende avait orné les deux nymphes préférées d’Artémis. Il était dans ce désordre de l’esprit où il semble que la divinité même doit être faite à l’image de l’être aimé, au lieu que ce soit la beauté des créatures qui procède d’un modèle divin. Et il plaçait l’hiérophantide au centre du vaste Cosmos ; il faisait accourir vers elle les admirations, les suffrages de tous les génies de la terre et des espaces ; les Sylvains légers l’adoraient de loin dans le clair de lune ; les Faunes au regard oblique entrouvraient pour la voir passer la chevelure emmêlée des cytises ; les Égypans, une rose au front, abandonnaient leurs bocages pour venir soupirer à ses genoux ; les sveltes Piérides, les Heures circulaires, les Charités aux joues roses, effleurant de leurs pieds l’herbe molle, dansaient ensemble pour la charmer ; et toutes les Puissances marines, nées du souffle retentissant de Poséidon, les Sirènes glauques et les Dauphins à la voix humaine se taisaient quand elle se montrait en haut du rivage.

Et lui, Dorcas, que ferait-il lorsqu’elle apparaîtrait tout à l’heure au bord de la coupe bleue du lac ?…

Il se prosternerait devant elle ; il lui dirait : Vous m’avez appelé, me voici. Disposez de moi à votre gré ; ma vie, mon âme vous appartiennent. Je n’ai d’autre volonté que la vôtre, ni d’autre désir que celui de me soumettre tout entier à vous.

Dans son ardeur il avait prononcé ces paroles à voix haute ; mais il se tut, car Praxilla était déjà devant lui, lumineuse et blanche dans les feuillages. Et, comme elle ne l’avait pas aperçu encore, il attendit qu’elle lui parlât la première.

Cependant elle semblait ne pas se douter qu’il fût là ; elle s’avançait, lumineuse et blanche ; et, ayant relevé son voile, elle se pencha vers la source ; et tous deux ils étaient enfermés dans l’étroit espace que ceignait la ceinture épaisse des roseaux.

— Praxilla ! Praxilla ! murmura enfin Dorcas.

Elle se retourna et, cette fois, elle le vit, tremblant et adorant à ses pieds ; un pli de surprise allongea son pur visage.

— Comment avez-vous osé venir jusqu’ici ? interrogea-t-elle.

— Eh quoi, Praxilla ? fit Dorcas. N’est-ce pas sur votre ordre même que je suis venu ?

Ils se rapprochèrent ; le même doute venait de naître en même temps dans leur esprit, l’idée que l’un et l’autre, ne pouvant plus supporter l’angoisse de la séparation, avaient usé de ce subterfuge pour se revoir une dernière fois. Et, comme l’heure était au pardon, comme la paix souveraine des choses les portait à la douce mansuétude, ils se regardèrent sans rancune, une grande joie au fond de leur cœur. Pourtant Praxilla, d’un geste de pudeur instinctive, avait abaissé son voile sur son visage ; maintenant elle se sentait plus à l’aise pour écouter ce que Dorcas pouvait avoir à lui dire. Il reprit d’une voix mieux assurée :

— Écoutez, écoutez à travers les papyrus l’âme de Cyané courir vers le fleuve aux rousses ondes. Oh ! Praxilla, rien n’est meilleur, rien n’est plus délicieux, que l’amour ! Ne devons-nous pas remercier Zeus puissant, auteur de toutes choses, de nous avoir ménagé cette suprême entrevue dans la nuit claire, sous le ciel glorieux, avant que le Portique d’Aréthuse se referme sur vos blanches épaules ? Praxilla, donnez-moi votre main. Pensez-vous vraiment qu’il soit mal de nous retrouver ainsi dans le recueillement de la nature ?

— Vous oubliez, dit Praxilla doucement, que le cercle qui étreint mon front est l’emblème de ma fonction sacrée. Bien-aimé Dorcas, ô très cher ami de mon âme, laissez l’hiérophantide accomplir jusqu’au bout sa destinée.

— Demain, demain, fit Dorcas ; demain, vous reprendrez votre vie austère : pour cette nuit ne soyez qu’une simple femme sur mon cœur. Je ne vous demande rien que de sentir votre front comme un sceau brûlant s’appuyer contre ma poitrine. Souvenez-vous, ô Praxilla, de cette heure ineffaçable, presque fatale, où les dieux vous ont livrée inerte et sans défense aux bras de l’homme qui vous implore aujourd’hui.

Praxilla s’était dressée devant Dorcas. Elle tordit ses mains dans l’éther pâle, et un long cri de désespoir, toute la douleur de son amour encore vivant, monta de ses flancs jusqu’à sa bouche.

— Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime !

— Moi aussi, je t’aime, ô toi qui m’as inspiré la plus invincible des passions ! Que mes lèvres te le répètent mille fois, avant qu’un seul de tes baisers les ait enivrées pour toujours ; qu’elles te le disent avec la tendresse de la lyre mélodieuse touchée par la main délicate d’Orpheus, avec la douceur du son de la flûte par où le chevrier berce sa mélancolie et la confie aux étoiles ; qu’elles te le clament avec l’ardeur de Pan victorieux ayant enfin retrouvé sa compagne parmi le troupeau des fuyantes Oréades… Je t’aime, Praxilla ; et quand la voûte du ciel devrait s’écrouler en cet instant sur ma tête, je ne regretterais rien, pas même de mourir sans avoir vu le triomphe de nos libertés.

— Tais-toi, tais-toi, dit vivement Praxilla ; ne blasphème point ! La Déesse nous punirait. Mais elle ne peut nous en vouloir de célébrer son nom dans la nuit sainte, alors que de tous côtés les vergers de Syracuse tressaillent des échos de sa fête. Dans ce chœur qui s’élève partout à sa gloire, nous formons la note pure, la note désintéressée de l’idéal, celle que le plus souvent on néglige de lui faire entendre. Et pourtant n’est-ce pas que le bonheur est à nous aussi ? N’est-ce pas qu’il est bon, qu’il est doux d’être plongés dans la même extase presqu’immatérielle, et de savoir qu’un même rayon de la lune blanche baigne nos deux fronts ? Vois, j’ai confiance dans ta loyauté : je laisse ma tête enveloppée de ses voiles reposer, doucement sur ton cœur ; et j’en sens les battements traverser mes tempes, frapper comme à la porte d’un tabernacle. Dorcas, cher Dorcas, restons ainsi sans parler pendant un instant…

Quel ravissement emplissait l’âme de Dorcas ! La très pure hiérophantide avait renversé son corps flexible sur le bras amoureux qui l’entourait ; il pouvait, rien qu’en renfermant ce bras sur elle, la ramener tout entière contre sa poitrine, l’étreindre comme l’époux étreint l’épouse, depuis les sourcils jusqu’aux genoux, sans que même l’épaisseur d’un souffle les sépare. Mais il ne bougeait pas cependant, et la tentation charnelle n’entrait pas en lui. Un seul désir, immense, impérieux, commandait à ses sens, et les tenait éloignés de toute autre envie : revoir le visage de Praxilla, le revoir non plus de loin, subrepticement et à l’insu de la prêtresse, mais les yeux dans les yeux, face à face, dans un échange de regards consenti. Oh ! oui, revoir l’éclat palpitant de ses prunelles, le sourire empourpré de sa bouche, les lys apâlis de ses joues ; posséder ce pur visage, y plonger jusqu’aux racines même de l’être, tandis qu’elle tenait renversé son corps flexible sur le bras amoureux qui l’entourait…

Mais comment exprimer un aussi fol désir ? N’était-ce pas trop déjà de tout ce qu’il avait obtenu ? Quelque chose de subtil dans sa pensée avertissait Dorcas que c’était cela même que Praxilla refuserait avec le plus d’énergie ; et n’était-ce pas pour cela même peut-être qu’il le désirait d’une telle ardeur ? Et tout à coup un grand chagrin, une désolation infinie arracha une plainte à sa bouche. Praxilla l’entendit, et, du fond de l’extase où elle était plongée :

— Pourquoi soupirer, Dorcas ? Ne sommes-nous pas heureux l’un près de l’autre, dans la quiétude de cette nuit admirable ?

— Hélas ! murmura Dorcas, pour que je fusse complètement heureux, il me faudrait autre chose encore.

Un sourire passa sur les lèvres invisibles de la prêtresse.

— Il est donc vrai, dit-elle, que l’homme n’est jamais satisfait de la part de bonheur que les dieux lui accordent ? Moi, cher Dorcas, je goûte la plénitude de la félicité.

Il se pencha sur elle ; son souffle ardent la brûlait aux paupières ; il reprit d’une voix fiévreuse :

— Une seule chose ! Une seule chose, Praxilla ! Que votre main relève ce voile qui me cache votre visage ! Songez au supplice que j’endure de ne pouvoir contempler vos traits si chers ! Il n’est pas, je pense, à cette heure, d’homme plus malheureux que moi, ni plus près de la suprême félicité. Quel scrupule pourrait vous retenir ? N’ai-je pas déjà par deux fois, et sans avoir cherché à commettre le sacrilège, connu la beauté de votre face ? Deux fois j’ai aperçu la nudité de votre front, au soleil couchant et sous la clarté des étoiles. À présent, il faut que ce soit vous-même qui consentiez à vous révéler à moi. Voyez : Séléné montre son visage radieux dans l’azur, et, au secret de son temple, une fois l’an, la Déesse ne craint pas de faire à ses fidèles l’Épiphanie de sa beauté. Serez-vous plus implacable que la chaste Artémis, votre modèle ? Praxilla, Praxilla, je vous supplie de m’exaucer !

Il se tut, et une grenouille jeta sa note furtive au bord de la source. Grand Zeus ! Que toutes les choses de la terre, que même les choses du ciel paraissaient nulles, et comme du néant devant leur amour ! Que toutes les harmonies autour d’eux, et le bruit de la mer et le murmure des roseaux, semblaient vaines et sans portée auprès de ce grand tumulte qui agitait leur cœur ! Praxilla lentement, de sa main pâle, avait relevé l’étoffe légère ; et son visage immobile et pur, les cils abaissés, s’offrait maintenant aux baisers blancs de la lune, aux lèvres ardentes de l’amant. Alors ce fut un vertige qui s’empara subitement de Dorcas, un vertige qui le fit tournoyer comme le papillon autour du calice vers le centre d’amour de sa vie, vers la bouche sacrée de la prêtresse…

Communion divine !… Mais à peine l’eut-il effleurée, cette bouche sacrée de l’hiérophantide, qu’un bruit strident déchira les airs. Un hallali de victoire, un cliquetis de cuivre là-haut, sur la colline de Tyché, que dominait le temple de la Fortune. Les trompettes ! les trompettes de Marcellus ! C’étaient elles qui réveillaient la ville endormie dans les délices, qui annonçaient l’aurore du joug romain. Triomphantes et claires, elles pénétraient jusqu’au cœur la cité inviolée ; et Dorcas les sentit s’enfoncer comme un glaive sanglant dans sa poitrine. Éperdu, il courut vers les remparts…


Chapitre viii


e désastre était accompli. Marcellus avait profité de la dernière nuit des panégyries pour forcer la ville. Il y était entré par escalade du côté de la tour Galéagra, tandis que les gardes assoupis cuvaient leur ivresse au pied des remparts. Plusieurs avaient été égorgés sur place, sans même avoir eu le temps de jeter un cri d’alarme. Et du haut des murailles où les légions couraient, enseignes déployées, les trompettes toutes ensemble avaient retenti, appelant le reste de l’armée, et annonçant la victoire jusqu’au camp lointain de l’Anapos.

Alors parmi les Syracusains ce fut une terreur aveugle, un branle général d’affolement. Après s’être endormis rassasiés de jouissances, ils se réveillaient dans le cauchemar de leur indépendance ruinée, de leur sécurité à jamais détruite. Et ils se répandaient en tous sens à travers les Épipoles et Tyché, demi-nus et tels que les avait laissés l’amour ou le sommeil. Mais partout ils se heurtaient aux sentinelles de Marcellus qui déjà avaient pris possession des quartiers du Nord. Quand le jour se leva, on vit au sommet du temple de la Fortune flotter le Vexillum couleur de sang où les aigles romaines étaient peintes…

Cependant Dorcas se précipitait au Fort Euryale afin de rassembler ses troupes et de tenir tête aux assiégeants. Il comptait encore pouvoir les refouler sans trop de peine, et, chemin faisant, il rassemblait les fuyards, et adjurait les habitants de prendre les armes : ce n’était pas le moment de s’abandonner au désespoir, ni d’augmenter le péril par la lâcheté. À la hauteur du Téménitès, il rencontra Théophraste qui se hâtait vers le Trésor :

— Tout n’est pas perdu ? demanda-t-il.

— Non, répondit Théophraste. Dinomède s’est fortifié dans l’Achradine, et la citadelle est encore intacte. Mais qui donc aurait pu prévoir pareille surprise ?

Dinomède en effet, dès le premier éclat des trompettes, avait fait fermer toutes les portes sans s’inquiéter du reste de la ville. Au fond de sa pensée, même en cette heure de suprême angoisse, il n’avait pas dépouillé l’espoir d’une entente avec Marcellus. Ne pourrait-on abandonner aux Romains les quartiers déjà conquis et conserver indemnes ces deux portions de Syracuse, l’Achradine et Ortygie qui en avaient autrefois formé le berceau ? Certes, ce serait un beau joyau encore, une belle bague à mettre à son doigt. Mais il fallait se hâter d’entrer en pourparlers avec l’ennemi, avant que de nouvelles hostilités fussent ouvertes de ce côté. Il envoya un parlementaire au consul avec une supplique écrite de sa main.

Il était midi et la gloire du soleil inondait la ville. Marcellus, des hauteurs du temple de la Fortune, contemplait sa précieuse conquête. Il la voyait couchée à ses pieds dans une poussière lumineuse, comme saupoudrée de sable d’or. Et, telle, elle semblait osciller un peu et trembler, ainsi qu’une nef immense bercée par des vagues invisibles. Ses palais aux frontispices éclatants, la magnificence de ses architectures, la splendeur de ses statues innombrables, tout cela allait être à lui ; mais tout cela aussi lui rappelait l’antique gloire de cette cité unique au monde. Et des larmes de joie et de douleur coulaient de ses yeux, lorsque l’envoyé de Dinomède se présenta devant lui. Dinomède demandait grâce. Dinomède semblait vouloir renoncer à se défendre… Il se targuait — ouvertement cette fois — d’avoir toujours soutenu les intérêts de Rome contre ceux de Carthage, et ne craignait même pas de faire allusion au meurtre d’Hiéronyme dont il passait pour avoir été l’un des instigateurs :

« Ce n’est point à nous, ô consul, disait-il, ce n’est point à nous, Syracusains, que vous devez imputer les torts que Syracuse a pu avoir à votre endroit ; mais à Hiéronyme qui fut sacrilège envers vous et envers sa propre patrie. Et depuis, lorsque la paix par le meurtre du tyran eut été rétablie entre les deux peuples, qui la troubla de nouveau ? Un habitant de Syracuse ? Non, mais des satellites de la tyrannie, Himocrate et Épicyde, qui nous avaient opprimés par la terreur et par la trahison. Aujourd’hui, le trépas de nos oppresseurs nous rend à notre volonté première ; nous venons aussitôt vous livrer nos armes, remettre à votre discrétion nos personnes, notre ville, nos remparts, prêts à subir toutes les conditions que vous nous aurez imposées. La gloire d’avoir pris la première, la plus belle des cités grecques, vient de vous être accordée par les dieux, Marcellus ; tout ce que nous avons jamais fait de mémorable sur terre et sur mer va rehausser l’éclat de votre triomphe. N’abandonnez pas à la Renommée le soin d’apprendre aux générations futures quelle fut votre conquête. Laissez subsister notre ville sous les yeux de nos descendants, afin que l’étranger qui sera venu ici par terre et par mer y puisse contempler les trophées de nos victoires et de la vôtre. Que ses habitants vous doivent la vie, qu’ils soient protégés par le nom de Marcellus. Le souvenir d’Hiéronyme ne sera pas plus puissant à vos yeux que celui d’Hiéron ; vous avez éprouvé combien le père était généreux : le délire du fils n’aura servi qu’à le perdre. »

Marcellus prit connaissance de la supplique ; puis à peine daigna-t-il jeter un regard sur l’envoyé qui se tenait debout devant lui :

— C’est bien, prononça-t-il d’une voix brève, je ferai connaître plus tard mes conditions à votre maître. Pour l’instant contentez-vous de lui dire que les habitants qui se soumettront de bonne grâce auront la vie sauve et que leurs demeures seront respectées.

Mais comment contenir la fougue des légions enivrées par leur triomphe ? Déjà, refoulant les forces qui leur étaient opposées, les vélites, conduits par Appius, s’étaient rués sur la citadelle. On y voulait entrer tout de suite, de gré ou de force, la prendre d’assaut ou la contraindre à capituler sur l’heure. On savait que là étaient contenues les plus importantes richesses et le trésor des tyrans. Puis l’île c’était encore la clef de la mer, la mainmise sur tout le rivage. Une soif de rapine et de lucre s’était emparée des soldats les plus obscurs. Une soif de sang aussi, l’instinct de la revanche pour toutes les flèches maudites qui des remparts de Syracuse étaient venues s’abattre dans le camp des assiégeants. Maintenant que parlait-on de sagesse ? C’était l’heure de la jouissance et de la vengeance après tant d’humiliations, tant de contraintes endurées ! Appius lui-même ne comprenait rien à la modération de Marcellus. Il voulait pousser jusqu’au bout la gloire des armes romaines et la griserie de la victoire…

Cependant Dinoniède, toujours enfermé dans la citadelle, attendait pour remettre les clefs des portes que le consul lui eût fait connaître ses conditions. Mais les événements ne lui en laissèrent pas le temps. La même bouche qui avait livré à l’ennemi le secret de la tour Galéagra lui avait aussi indiqué par quel moyen pénétrer au cœur même de l’île. Un passage soudainement s’ouvrit, trop étroit pour laisser s’engouffrer tout le flot des envahisseurs. La blanche Ortygie était violée à son tour. Le Temple de la Déesse, le Trésor d’Hiéron, son palais, tout cela tenait comme un bibelot fragile dans la main ouverte du vainqueur. Et maintenant des voix étrangères, les voix des Romains, arrogantes et hautes, profanaient de leur timbre brutal les splendeurs syracusaines. C’était eux que l’on entendait dans les rues et sur les places, eux qui parlaient en maîtres et à qui les marchands sous les portiques versaient le vin de Byblos dans les cratères couronnés de roses. Et les cris de triomphe augmentaient ; la joie se changeait en délire ; le Barritus fut entonné et de tous côtés les soldats se ruèrent au pillage.

Ignorant de ces choses, Archimède poursuivait dans le recueillement l’étude d’un nouveau problème. Ni le son aigu des trompettes, ni le chant passionné du Barritus n’avait pu le distraire de sa méditation, pas plus que le bruit des fêtes de la Déesse, dont pendant plusieurs jours la ville avait été remplie. Et, tandis que l’ivresse de la volupté et du vin passait des lèvres des habitants de Syracuse aux lèvres avides des soldats de Rome, lui, penché sur le problème commencé, se grisait de délices immatériels. Il était seul, dans une chambre reculée du palais, et derrière lui les portes étaient ouvertes, quand le fracas d’une semelle bardée de fer offensa la mosaïque. Et petit, serré dans sa tunique rouge, l’œil allumé par la convoitise, les mains chargées de butin, un jeune vélite se campa derrière le vieillard auguste.

— Tiens, celui-là, qu’est-ce qu’il fait ? Il ne bouge pas. On dirait une statue du dieu Silence !

Archimède cette fois avait entendu, et doucement, sans se retourner, il demanda :

— Qu’y a-t-il ?

— Tu ne sais donc pas ce qui se passe ? La ville désormais appartient à Marcellus. C’est un soldat romain qui te parle. Allons ! Viens faire ta soumission au consul !

Le vieillard avait affreusement pâli ; mais ses yeux ne quittaient pas la table chargée d’instruments.

— Attendez au moins, dit-il, que j’aie terminé ce qui m’occupe.

Et, se penchant de nouveau, il continua à poursuivre la solution du problème ; mais ce fut dans la mort qu’il en eut la compréhension totale. La hache du soldat venait de s’abattre lourdement sur sa nuque ; et, à travers les compas et les boussoles, les sphères et les cylindres d’acier, en gerbes rouges où son génie palpitait encore, le sang d’Archimède avait jailli…

Ivre de ce sang comme d’une victoire nouvelle, le jeune vélite était sorti du palais. Dehors, les hoplites de la citadelle, mêlés aux casques empennés des légionnaires, se ruaient ensemble vers un but unique. La trahison d’Orthon avait été découverte ; on venait de voir l’orfèvre sortir subrepticement du Trésor où Marcellus avait établi sa résidence ; et les ennemis de la veille, soldats de Rome et soldats de Syracuse, s’unissaient pour punir le traître. À coups de pierres on le poursuivait le long du rivage ; les projectiles, lancés par des mains furieuses, pleuvaient dru autour de lui ; mais tous ne l’atteignaient pas, tant il mettait de vélocité dans sa course. Il fuyait, il fuyait toujours, soulevant des spirales de sable léger. Enfin il s’abattit, le front en avant ; un silex tranchant venait de pénétrer dans sa chair, au-dessus de l’échancrure du vêtement, à l’endroit même où tout à l’heure la hache du jeune vélite avait frappé Archimède. Ainsi il semblait que les dieux se fussent chargés de venger la mort du grand vieillard. Orthon râlait sur le sable du rivage. Un soldat le saisit par le pan de son manteau, comme on saisit par l’aile un oiseau blessé, et le jeta dans la mer.

À ce moment les femmes, ayant entendu dire que les habitants auraient la vie sauve, sortaient en hâte des maisons et venaient réclamer leurs époux. Elles arrivaient tremblantes, effarées, jetant à la dérobée des regards sur les vainqueurs. On sentait qu’elles étaient prêtes à tous les sacrifices, pourvu que fussent conservés leurs foyers intacts. La première, Gullis apparut, triomphante ; elle marchait, le front haut ; et seule parmi les autres, elle semblait ne porter en elle aucune inquiétude : Orthon n’était-il pas là, dans la citadelle où était entré Appius, ou dans le Trésor à recevoir du consul sa récompense ? N’allait-il pas être riche et considéré désormais, retrouver son ancien prestige ? Elle regardait les autres femmes d’un air d’insolente pitié. Plus dédaigneusement encore elle sourit, quand Fanie passa, si inquiète, si pâle, les cheveux désordonnés par la brise !

— Dorcas ? Dorcas ? répétait la petite épouse. Où donc peut être Dorcas ?…

Gullis méchamment se pencha sur elle :

— Croyez-vous qu’il soit resté ici à écouter les chants de triomphe des Romains, comme l’âne écoute les accords de la lyre ? Allez donc voir plus loin, du côté du Portique d’Aréthuse ; et, si vous ne le trouvez pas là, réclamez-le à l’hiérophantide !

Dorcas était là en effet ; sentant que sa présence était devenue inutile au Fort Euryale, il s’était porté au secours du Portique, et il le défendait à lui seul, contre une bande de légionnaires qui s’obstinaient à vouloir y pénétrer. Il avait tiré son épée, et, le dos à la muraille, il faisait face à toutes les lames ardentes et nues qui croisaient la sienne. Fanie de loin l’aperçut et poussa des cris déchirants : « Dorcas !… Dorcas !… » Sa voix aiguë perçait la masse insondable des flots : « Dorcas ! Dorcas !… » Cependant personne n’y prenait garde, et la lutte continuait, acharnée, inégale, d’un seul contre tous. Malgré son héroïsme, Dorcas était sur le point de succomber. Mais tout à coup les portes d’elles-mêmes s’ouvrirent, et sous la colonnade on vit s’avancer la procession blanche des Vierges. Elles se suivaient à la file, toutes enveloppées de leurs voiles, et la plus jeune, Glaucé, marchait la première, tenant dans ses mains l’image de la Déesse. C’était cette image sainte, cette relique auguste qui jamais dans les cas de suprême danger n’avait été tournée en vain contre la face de l’ennemi. Et cette fois encore le talisman opéra. La bande des légionnaires qui s’était ruée pour enfoncer la muraille, ne songea même plus à franchir le seuil redoutable.

Les Vierges avaient passé, remportant au sanctuaire l’auguste relique ; mais Fanie s’était jetée aux genoux de Praxilla, l’empêchait de rejoindre les autres prêtresses :

— Ô très pure hiérophantide, Dorcas, mon cher époux que voici, ne veut pas me suivre. Voyez, il reste immobile et muet, sans même que ses regards tombent sur moi. Dites-lui, dites-lui de m’entendre !

Maintenant toutes les Vierges étaient disparues, et Praxilla seule demeurait sous le Portique. Elle fit signe à Dorcas d’approcher, tandis que Fanie, par une pudeur instinctive, s’était éloignée de quelques pas. Ainsi la Vierge et le Guerrier se trouvaient une dernière fois en face l’un de l’autre.

— Suivez votre épouse, Dorcas, fit Praxilla d’une voix tremblante.

Et, comme il ne répondait pas, elle reprit :

— Quel motif peut vous retenir ? Votre épée est désormais inutile. Est-ce la crainte de tomber aux mains de Marcellus et de servir à son triomphe ? Certes la mort vaudrait mieux mille fois que cette honte. Mais vous n’avez pas à la redouter ; l’Éponyme, qui vient de se rendre au milieu de nous, a su de la bouche même du consul que toutes les existences seraient respectées ; assez de sang a coulé de part et d’autre et celui d’Archimède a payé pour tous. L’heure de la lutte a donc cessé. Rentrez dans votre maison avec celle qui vous attend.

Dorcas eut un sursaut de révolte :

— Est-ce vous qui pouvez m’ordonner cela, Praxilla ? Est-ce vous ?

La voix de l’hiérophandite s’affermit soudain :

— Oui, c’est moi, parce que là est le devoir. Et elle ajouta plus bas, penchée sur lui :

— Nous avons été coupables tous les deux, Dorcas ; il faut penser désormais à l’expiation.

— L’expiation, je l’ai déjà cherchée, ô Praxilla ! Que ne suis-je mort en vous défendant !

— Vous n’êtes pas le maître de disposer de votre existence, Dorcas. Croyez-moi, il y a plus d’héroïsme aujourd’hui pour vous à vivre qu’à mourir.

Mais il restait debout devant elle, crucifié par l’idée qu’il ne la reverrait plus, et songeant qu’il serait doux encore, de mourir ici, à ses pieds. Elle comprit que tant qu’elle serait là, il y demeurerait, lui aussi, et rapidement elle s’éloigna sous le Portique.

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Fanie avait pris le bras de son cher époux. Sombre et pleine de tristesse, la nuit tombait. C’était comme un voile de deuil qui s’épaississait peu à peu sur la ville ; et tout le bruit, tout le tumulte avait cessé. Un mot de Marcellus avait suffi pour que l’ordre fût rétabli parmi la foule enivrée des soldats.

Fanie avait pris le bras de son cher époux. Et haussée contre son épaule, accrochée tout entière à lui, elle lui disait des mots d’amour :

— N’est-ce pas que c’est bon de se retrouver enfin ensemble ? Dorcas, cher Dorcas, nous ne nous quitterons plus jamais ! Ce Marcellus, malgré sa victoire, n’est pas trop méchant, n’est-ce pas ? Car enfin il aurait pu nous faire massacrer tous par ses légionnaires, et toi le premier. Oh ! mon Dorcas, que serais-je devenue sans toi ? Tiens ! Veux-tu que je te dise ma pensée ? Ne te fâche pas, écoute : je préfère encore que la ville soit prise et toi sauvé. C’est mal sans doute, mais je t’aime tant, mon Dorcas !

Ainsi elle continuait sa litanie amoureuse, la petite épouse au bras du guerrier vaincu. Lui ne répondait pas ; il regardait le Pégase enflammé planer encore dans l’espace. Mais ses ailes ne recouvraient plus qu’une cité condamnée à la servitude. Et sur le rivage, devant l’arc assombri de la mer, les nymphes sicélides pleuraient…