Les Veillées du couvent, ou le Noviciat d’amour/03

LES VEILLÉES DU COUVENT,
OU
LE NOVICIAT D’AMOUR.

Livre premier.

C’est toi seule que j’invoque, ô Vénus, mère et consolatrice de tout ce qui respire, seul objet du culte d’Epicure, fille aimable de Neptune et d’Amphytrite, toi qui donnes le sentiment, la vie et le bonheur suprême, toi qui dans les bras du Dieu Mars que tes charmes ont désarmé, le couronnes de douze guirlandes de myrthe en un quart d’heure, et jouis de ses tendres embrassemens sans crainte et satiété. Inspire-moi, donne à ma muse timide le talent de peindre la Volupté, telle que tu la ressens quand le Dieu des armées, quittant le panache ensanglanté qui guidoit ses bataillons au combat, et prenant celui d’Adonis, couvre du feu de ses baisers la neige brûlante de ton sein, et dévoré de désirs éternels travaille sans relâche à couvrir de cornes toujours répullulantes le front enfumé de ton hideux époux dont la démarche clopinante, la stupidité et la jalouse laideur font fuir les amours, les ris et les jeux folâtres qui te servent de Pages.

Cette bagatelle n’exige pas que j’embouche l’héroïque trompette, que j’invoque, dans un fatras de grands mots ridiculement pompeux, le blond monarque du Pinde et les neuf habitantes édentées de l’Hélicon ; que je prenne, vil imitateur des Orphées, les élans du Tasse et de Milton. Le son bruyant des clairons effarouche les Grâces ; je ne chante pas, je raconte.

Prête-moi seulement un grain de ta cynique gaîté, séduisant auteur de l’ode à P..... aimable Piron, toi dont les tableaux érotiques me firent si souvent sacrifier à Vénus sans autel et sans prêtresse.

Toi qui veloutas les têtons rebondis de Manon, qui imprégnes de ton souffle embaumé et colores du plus brillant incarnat ses lèvres et les deux roses qui jaillissent de l’albâtre élastique de sa gorge palpitante ; enfant charmant, aussi vieux que le monde et plus redoutable que Jupiter, Amour, embrâse-moi de tes feux, c’est avec une de tes flêches d’or que je veux tracer les prodiges qui signalent ton pouvoir ; je vais, au lieu d’encre, employer à écrire sur des feuilles de roses, ce fluide régénérateur qu’irrite et fait jaillir dans son extase, l’adolescent qui te sacrifie pour la premiere fois.

Guide mes pas dans les frais bocages d’Idalie, dans ces charmilles silencieuses où, au murmure des ruisseaux, et l’image du plaisir de toutes parts offerte à leurs yeux, les Pétrone, les Tibulle, les Catulle, les Anacréon, les Tressan, les Lafontaine, les Dorat, les Muret, les Ausonne, Ovide, Lacase, Beze, Beverland et le sublime chantre de Jeanne, ont célébré la douceur de tes lois, les avantures et les ruses de tes adorateurs.

Le sein de Manon sera mon pupitre, novice en l’art d’écrire, la passion me tiendra lieu de génie. Sur un pupître aussi beau, que mes accens devraient être harmonieux ! mais craignons aussi que le pupître n’égare l’écrivain. N’importe, racontons.

Non loin de cette ville arrosée par l’Oise, et fameuse par sa forêt, ses eaux, son château qui de tout tems fit les délices de nos Rois, par la paresse, la gourmandise, la stupidité et la méchanceté de ses habitans endormis, près de C.... enfin, vers le couchant et dans une plaine immense, est une riche Abbaye agréablement située. La beauté de ses jardins, l’air pur qu’on y respire, les eaux limpides qui serpentent dans les prairies, les arbres touffus qui l’environnent et qui ont inspiré le Chevalier Vatan, l’imposante perspective des montagnes formant un amphithéâtre en fer-à-cheval et couvert des dons jaunissans du vainqueur de l’Inde, le voisinage de la ville, et la fréquentation des voitures qui de la capitale passent sur ce chemin pour se rendre en Flandres, tout concourt à rendre ce séjour intéressant et gracieux. Mais hélas ! un sîte pittoresque et délicieux brille envain de mille attraits divers, aux yeux du philosophe, une jolie fille est peu sensible à cette magnifique décoration, lorsque le cœur (la modestie me défend de dire plus,) commence à lui parler.

La belle Agnès, l’héroïne de mon Roman, étoit dans ce cas, et confinée depuis trois ans dans le couvent de M... R.... par de riches négocians de Paris qui n’avaient pas le tems de l’aimer, parce que la maman n’aimait pas son mari et que le mari ne trouvait pas qu’il fût du bon ton de s’en tenir à sa femme. Agnès avait été plantée là pour s’instruire, pour devenir polie, honnête, et savoir toutes les grimaces du cloître. On n’était pas alors persuadé qu’un cloître est une mauvaise école pour les jeunes demoiselles ; on ne savait point encore que des victimes de la contrainte, du désespoir, d’un amour du monde contre lequel elles ont sans cesse à lutter, sont de bien mauvaises institutrices ; on n’est pas encore bien convenu des dangers que court la pudeur de ces jolies élèves dans un saint sérail, où le saint Pater est le centre de leurs desirs, le but de leurs recherches curieuses, leur premier amant, leur Dieu et leur tout, c’est un homme enfin et on n’a que lui ; où l’habitude d’être ensemble à toute heure lie ces jeunes odalisques et les promène sans cesse de la salutation aux questions, des questions aux confidences réciproques, des confidences aux amitiés, des amitiés aux passions, des passions aux rendez-vous nocturnes, des rendez-vous à leur instruction et de leur instruction aux attouchemens criminels qui rendent les couvens la premiere école peut-être des impures Tribades. Les scènes que je vais offrir au lecteur et qui m’ont été communiquées par l’héroïne elle même, justifieront pleinement ce que je viens d’avancer.

Or, en attendant que la nécessité d’élever chez soi ces créatures dont les premiers pas sont si susceptibles de précautions, dont les premières sensations ont tant d’influence sur le reste de leur vie, en attendant, dis-je, que cette nécessité soit bien démontrée, et qu’on ne mette plus les filles au Couvent et les jeunes gens dans les Collèges, la pauvre Agnès rongeait son frein, soupirait après ses parens, après la Foire St. Germain, les bonbons de la rue des Lombards, les spectacles de Janot, les voltiges de Nicolet et les différens passe-tems de Curtius, Audinot et Torré. Je ne m’amuserai pas à faire le portrait de notre belle recluse. Rien n’est si fade, si soporatif, et plus exagéré que ces êtres fantastiques tracés d’imagination et auxquels un auteur prodigue à pleines mains des Perles d’Orient, du Corail aux lèvres, des Roses aux joues et tous les dons merveilleux dont nos insignes menteurs de la haute antiquité ont jugé à propos de gratifier la fabuleuse Pandore. Il est plus difficile de trouver de la ressemblance à ces images idéales, que de l’humilité dans un Jésuite, de la sobriété dans un Cordelier, de la franchise dans un Courtisan, de la justice dans un Juge et de l’argent chez un Poëte. Grace à Messieurs les beaux esprits de tous les tems, qui trouvent l’impossible dans leur féconde imagination, ils ont l’impudence de métamorphoser en déesse, en houris, la plus hideuse servante de cabaret, mais tout le monde n’est pas Santeuil, et je n’ai pas cet honneur-là. On ne peut plus compter sur rien, je flotte sur un océan d’incertitudes et je suis forcé, faute de tradition authentique, de croire, pour approcher de la vérité, que Laure était une petite bourgeoise, Vanessa une vivandière, Angélique une gourgandine, &c. &c. &c. Je dis donc sans figures de Rhétorique, sans tropes, antithèse, similitude, catachrèse et métaphore, qu’elle était belle comme toi. N’en sois pas jalouse, toutes les blondes et brunes de l’Univers me feraient vainement les yeux doux, ne crains pas que je sois volage, je n’ai plus de cœur, c’est toi, aimable vautour, qui me l’as dévoré, c’est toi qui me l’as volé, nulle autre ne peut s’en emparer, tant que tu me plairas.

Tu gémis avec moi sans doute de voir Agnès, ensevelie dans un triste et fastidieux Couvent, tombeau magnifique d’où l’on voit comme à travers une gaze, les plaisirs et le bonheur que goûte le reste des hommes dans le sein de la liberté et où on se damne de désespoir à chaque seconde du jour ; où la seule consolation que l’on puisse se procurer est de cabaler, de médire et de railler ; où d’un côté l’amour-propre et la vanité des vieilles béguines fait continuellement enrager les jeunes colombes, tandis que celles ci de l’autre côté fomentent sans cesse une guerre intestine qui accroît leur supplice ; mais est-ce d’aujourd’hui que les pères et mères, vrais tyrans et marâtres, se sont impunément arrogé le droit de disposer de leurs enfans ? Le fabuliste a dit avec raison : la raison du plus fort est toujours la meilleure. Il faut donc plier sous des êtres qui n’ont d’autres avantages réels sur leurs victimes, que d’être nés avant elles et qui les ont formées machinalement, plutôt en songeant à la délectation particulière de leur petit individu qu’à la propagation de l’espèce et aux voluptés pures et sacrées de la paternité, comme l’a fort plaisamment démontré le père Du Laurent dans son roman philosophique du Compère Mathieu ou les bigarrures de l’esprit humain.

Trois lustres complets, et rien de plus, donnaient aux yeux d’Agnès une nouvelle vie ; on y lisait à quelle époque les flux et reflux de la mer rouge avaient pour la première fois offert leur tribut à l’ordre naturel des choses ; ses formes se développaient, on voyait croître à vue d’œil sur l’horizon de son estomach deux petits astres plus intéressans que ceux que Gassendi, Galilée, Copernic et Cassini observèrent dans les espaces éthérés. Agnès commençant à naître pour l’Amour, et montrant les plus heureuses dispositions à s’acquiter des devoirs prescrits à la race humaine depuis l’imperceptible ciron jusqu’à l’éléphant, gémissait dans cet asyle de la cagoterie la plus insuportable. Est-il en effet un sort plus affreux pour une jeune beauté qui promettait de donner peut-être un jour des leçons à Vénus, même dans l’art de jouir et de faire des heureux, si les destins l’avaient réservée à faire les essais de ses rares talens avec les aimables farfadets dont fourmille la plus belle et la plus libertine ville de l’univers, Un financier se fût ruiné, un archevêque eût mangé son archevêché, tous les poètes auraient exténué leurs verves doucereuses en madrigaux, et nouveau Farnèze, le souverain pontife lui même quittant la Thiare, eût soupiré à ses genoux, couronné de myrthes et vêtu en petit maître pour savourer les joies du Paradis dans la possession de cet incomparable pucelage. Quoi ! ces joues où les lys le disputent aux roses, vont être effacées par l’ennui compagnon inséparable des moûtiers ? Ces yeux qui lancent des traits de feu et foudroient la raison, vont se creuser et se cerner sous le doigt corrosif de la mélancolie érotique ? Peut-on enterrer ainsi toute vive une Vestale encore immaculée, qui loin d’avoir laissé éteindre le feu sacré, est elle-même le foyer le plus ardent et le plus actif où l’Amour doit forger ses plus dangereuses flêches ? — Ah ! Manon, quand cette idée s’offre à mon esprit, mon œil est couvert de pleurs, je verse des larmes de sang sur le sort d’Agnès et de ses compagnes d’infortune, et nouvel Erostrate, je ne sais qui me retient d’aller porter le fer et la flamme dans tous les Couvens de l’Univers, d’Augustines, d’Ursulines, de Visitandines, de Bernardines et de Carmelites &c. &c. &c.

Continuellement sous les yeux de la dégoûtante sœur Tout-œil, elle apprenait comme un ange un long fatras d’ennuyeuses conversations, elle faisait au mieux une profonde révérence et baissait avec la modestie et la dévotion la mieux imitée, sa clignotante prunelle devant la respectable et antique Abbesse qui, la félicitant de l’air hautain d’un noble protecteur, et lui barbouillant d’un ton grasseyant un compliment laconique, collait ses lèvres octogénaires sur le front d’ivoire de notre Magdeleine en herbe. Agnès était unique pour réciter d’un ton papelard la fastidieuse litanie des complimens usités aux fêtes de Dame Prieure, Dame St. Nicolas, sœur Ste. Scholastique, Ste. Genevieve et Ste. Thérèse. Agnès, en un mot, était un Phœnix pour ces hypocrites guimpifères, mais ne vous y trompez pas, ce n’était pas que la captive eût beaucoup de goût pour toutes ces rapsodies ascétiques et ces niaiseries de cloître ; non n’ayant rien de mieux à faire, elle l’apprenait machinalement, par devoir et pour ne pas indisposer contr’elle la cohorte austère des mentors de son enfance ; mais il est aisé de se faire une idée de sa joie lorsqu’elle trouvait parmi ses compagnes un joli livre de contes.

C’est l’Oiseau bleu, l’Anguille dorée, le petit Serpentin verd, l’Ananas, le Prince charmant[1] et mille autre féeries inventées, je crois, pour gâter et séduire l’esprit des enfans qui ne sont pas assez prémunis contre des mensonges qui les amusent, et donnent souvent à leur petite imaginative une teinte romanesque, le goût de l’idéal, et de fausses notions sur ce qui se passe réellement autour d’eux. Prenons donc un milieu : et si l’école des jeunes filles, et le fidèle disciple de J. C. leur donnent de l’ennui, s’il faut pour se distraire des études de la Géographie, de la Chronologie du père Buffier, du Cathéchisme de Fleury, leur donner des histoires, qu’elles joignent au moins l’intérêt à l’instruction, l’utilité à l’agrément, et la vérité aux détails du sentiment ; nous avons, sinon le Magasin des enfans et des adolescentes que je proscris comme féeries, au moins Adèle et Théodore, par une dame qui voulant donner ce qu’elle n’a pas, a travaillé cependant efficacement à donner des mœurs à l’enfance. Nous avons des Anecdotes curieuses et les Annales de la Vertu. — La maîtresse de classe arrive-t-elle à l’improviste, on serre promptement sous le tablier le livre corrupteur auquel on substitue le livre pieux. Tout le monde connoît par expérience tous les tours, toutes les ruses de collège qui sont la politique de la jeunesse. Manon, raconte-moi toi-même tout ce que tu fis à cet âge heureux, ce que tu pensas, ce que tu sentis, tes espiégleries, tes conversations, tes confidences, et si tu ne crains pas de déchaîner contre toi tout le beau sexe, mon histoire sera complette.

N’est-il pas vrai que, si par hasard on trouve dans un livre un passage tendre, on le relit deux et trois fois, on soupçonne un mystère qu’il faut éclairer ; on interroge sa compagne ; on examine son cœur ; la petite imagination exaltée fermente et travaille ; on se dit à soi-même tout ce que le délicat Gessner nous dit là dessus dans son charmant poëme de Daphnis ou du premier Navigateur. Que font ces tourtereaux ? pourquoi ce coq monte-t-il sur cette poule docile ? pourquoi ce cheval hennit-il ? pourquoi ce limaçon est-il collé sur une limace ? pourquoi ces hannetons que je viens d’attraper sont-ils queue à queue, étroitement liés ? pourquoi ces colombes se becquent-elles ? pourquoi ce chat fait-il crier sa femelle ? &c. &c. &c. &c. &c. : ils s’aiment ! Qu’est-ce que s’aimer ? c’est s’accoupler. Qu’est-ce que s’accoupler ? c’est faire l’amour… Mais comment le fait-on ?… alte là… ma belle Agnès, un moment ; il n’est pas tems encore : bientôt, et trop tôt pour ton bonheur, ton cœur va recevoir les impulsions de la volupté, puis la connoissance, puis la jouissance elle-même. Trop tôt l’Amour, du bout de sa flêche de rose, au Signal de la nature, ouvrira ce bouton qu’elle a formé pour un heureux vainqueur.

Agnès, s’ignorant elle-même, ignorait ceux qu’elle voyait vêtus de costumes différens du sien ; elle avait des desirs, sans lumieres ; il n’existe plus de filles aussi ignorantes qu’elle à quinze ans ; Agnès était rêveuse, triste, inquiette, soupiroit souvent : cœur qui soupire, n’a pas ce qu’il desire… ses yeux s’animaient d’un feu plus vif ; son corset suffisait à peine pour retenir les gonflemens de son sein ; son poulx battait avec plus de violence ; ses veines voituraient du feu fluide et subtil ; et lorsque la nuit, un joli rêve se mêlait aux charmes du repos, Agnès plus fortunée qu’une reine prolongeait le songe jusques bien avant dans le jour, et se levait avec tristesse, parce qu’elle avait rêvé que le prince charmant avait dormi près d’elle. Ainsi, souvent plus d’une fille a taché le psautier de David, en s’imaginant être Bethsabé ; ainsi souvent je songeai être Endymion ou Marc-Antoine.

Agnès a une amie, Louise lui est chère ; elle est belle, Agnès n’en est pas jalouse ; Louise n’est pas plus savante ; mais Louise est plus adroite et plus curieuse encore : Agnès sera donc bientôt instruite. Ces liaisons tendent toujours vers une plus grande connoissance des qualités et des pensées ; l’heure est venue, leurs yeux vont être désillés, et dans peu, nos jeunes cloîtrées goûteront à longs traits les plaisirs des dieux, ce nectar qui donne la vie à tout ce qui respire.

Louise est comme Agnès, cloîtrée pour toute sa vie peut-être, parce que des casaniers ambitieux, ayant à choisir entre un fils et une fille, doivent tuer et sacrifier la dernière à la fortune du premier. Leurs cœurs n’en font qu’un ; mêmes goûts, même penchant, mêmes chagrins et mêmes motifs, l’ennui du cloître ; et l’attente impatiente des plaisirs de l’amour, même ignorance, même desir de s’y soustraire, tout concourt à les unir, jusqu’au vêtement, la grandeur, l’âge, la couleur des cheveux, et les graces de l’esprit, douceur de caractère, langueur intéressante, et traits charmans. Belle Manon, si tu avais été leur compagne, j’aurais fait faire un carton et un errata à toutes les mythologies ; et Chompré, par mon conseil, aurait substitué dans son Dictionnaire de la fable, les noms d’Agnès, de Louise et de Manon, à ceux d’Aglaë, Euphrosine et Thalie. A la prière, à la classe, à la promenade, à l’église, au dortoir, au parloir, elles étaient toujours inséparables comme deux étourneaux, lisaient, veillaient, priaient, dansaient, jouaient, dormaient, chantaient, psalmodiaient et pissaient même ensemble ; on les eût cru les deux sœurs ; elles se seraient même donné ce doux nom, si les religieuses qui probablement avaient lu l’Atlantis de madame Manley, dans le chapitre qui parle de la Cabale ou de la secte des tribades, ou les mémoires secrets de la république des lettres, par M. de Bachaumont, à l’article des impures Raucoux et Sophie, ne s’y fussent opposées.

O douce amitié ! doux lien des cœurs, le soutien et la consolation des malheureux mortels que ta chaîne vivifie ! toi qui doubles les êtres, et qui peut seule semer de fleurs l’aride chemin de cette vie ; toi qui, blanche comme un cigne, diaphane comme le crystal, pure comme l’eau de roche, ingénue comme l’enfant qui naît, et éternelle autant qu’indivisible, marches à côté de la fidélité, pour visiter dans les ombres de la nuit et dans l’horreur des cachots, le malheureux que tu consoles, toi que devait connaître le marquis de Saint-Aulaire, lorsqu’il a dit :

Divinité, dont les traits délicats
Font reconnoître l’air de ton aveugle frère ;
Mais qui joins à tous ses appas
Les yeux clairs et sereins de ta céleste mère ;
Tendre amitié, doux asyle des cœurs,
C’est à toi que je sacrifie :
Si l’Amour nous donne la vie,
Toi seule en donnes les douceurs.
Qu’un insensé porte à ce Dieu cruel
Le sacrifice de ses larmes ;
Que d’un cœur déchiré de chagrins et d’alarmes,
Il aille parer son autel ;
S’il en obtient une couronne
Il ignore quel prix elle doit lui coûter.
Ta libéralité nous donne
Les biens que ce tyran nous fait trop acheter.
Quand les appas d’une douce union
Nous engagent sous ton empire,
Ils ne viennent pas nous séduire
Par une courte illusion.
Chez toi la vertu, le mérite,

Nous découvrent toujours mille nouveaux attraits
Chez toi les vrais plaisirs sont toujours à la suite
De l’innocence et de la paix.

En amour tout est imposture,
Jusqu’au silence, tout y ment ;

Ce qui pour l’un est siècle, est pour l’autre, moment ;

Tout s’y donne à fausse mesure.
Chez toi la vérité fait entendre sa voix ;
Sa lumière nous sert de guide,
Sur nos goûts la raison décide,
Et le tems respecte son choix.
Au joug d’airain deux cœurs assujettis
Font l’un de l’autre le supplice ;
Quand par un bizarre caprice,
Amour les a mal assortis.
Sous les aimables loix dont l’amitié nous lie
Et les biens et les maux tout doit se partager :
Mais quel partage heureux ! Le bien s’y multiplie,
Et le mal y devient léger.

Le plaisir même perdrait tout son prix si tu n’en étais pas l’économe et le premier assaisonnement. Puissent l’intérêt, l’amour, la rivalité, la jalousie, la distance des lieux et des calculs de fortune, ne jamais étouffer en moi le sentiment tendre et délicat que j’ai voué aux amis de mon enfance, et lorsque la vieillesse aux doigts décharnés, entr’ouvrant notre tombeau, nous avertira d’y descendre, puissé-je voir autour de mon lit, trois ou quatre mortels amis de mon cœur et dont je serai chéri, verser des larmes sur ma perte et m’assurer de leur éternel souvenir ! Puissé-je, après avoir glissé sur la vie sans bruit et sans chagrin, sans renommée, mais sans ennemis, glisser sans aucun sentiment pénible au fond du sépulchre, en laissant heureux tout ce qui m’entoure ! Puissions-nous avant de reposer ensemble, comme Du Breuil et Peckméja, nous rappeler, ô mon cher Moreau, les instans de notre félicité passée, où l’amour des beaux arts, le goût du travail, l’union de nos cœurs, la conformité de nos malheurs, nos sentimens et notre enthousiasme faisoient notre fortune et nos plaisirs ; et si le commerce des muses, la gloire d’éclairer les hommes, de les amuser et de leur faire du bien, ne nous immortalise pas également, puissions-nous l’être au moins pour avoir aimé bien tendrement et avoir renouvellé, par cinquante à soixante ans d’une amitié sans nuages, le siècle attendrissant des Oreste, des Pilade, des Nisus, et des Euryales, des Castor et des Pollux, des David et des Jonathas &c.

Viens donc, compagne chaste et pure,
Fille du Ciel, objet vainqueur,
Viens sous mon toît, viens dans mon cœur,
Habiter avec la Nature.
Du fond de mon obscurité
Je t’appèle sans imposture ;
J’ignore la cupidité.
Ah ! si dans mon indifférence,
Par toi je me laisse charmer,
C’est sans projets, sans espérance ;
J’aime pour le plaisir d’aimer.
Qu’au-dessus des folles tendresses,
A la raison je sois soumis,
Le sentiment fait les maîtresses,
Et la raison fait les amis.

Mais le sentiment m’égare, revenons à nos pensionnaires. Agnès et Louise s’aimaient sans savoir comment, mais il est aisé de juger que l’amour, sans qu’elles le veuillent, y sera pour beaucoup. Louise collait quelquefois sur les lèvres de son amie un baiser dont la flamme augmentait le vif incarnat des siennes, et ce baiser les mettait dans un état qu’elles ne pouvaient définir. Un feu plus actif et plus pénétrant que celui qui dans le sein de l’Etna dévore et liquéfie les entrailles de la terre, se glissait et pétillait en elles de veine en veine. « Dis-moi donc, Louise, disait Agnès, pourquoi tes embrassemens me font brûler ainsi ? Comme tu sais embrasser ! Qui t’a donc appris à donner de ces baisers qui vont jusqu’à l’ame et qui l’embrasent. Ceux de maman, ceux de mon papa, ceux de madame l’abbesse, de nos dames et de mes parentes ne me procurent rien d’égal, je me meurs de plaisir ; que tu es aimable » ! — Et en même tems Agnès serrait contre sa gorge Louise sa bonne amie, avec une force extraordinaire, pour la payer de retour : — « Je ne sais, dit Louise, pourquoi j’applique plutôt mes lèvres sur ta jolie bouche que sur tes joues, qui pourtant sont aussi belles, je crois que c’est la nature et un sentiment extraordinaire et surnaturel qui me dictent cela. L’amitié m’enseigne qu’on ne sauroit mettre trop de feu dans les baisers qu’elle donne ; elle ne choisit pas la place, et selon moi, le front est le siège du baiser respectueux et civil, ou celui de l’amour maternel ; la main est pour le baiser de protection ; les joues sont pour l’amitié, le cou pour l’amour et les lèvres pour ces deux sentimens. Mais, écoutes ce qui m’a donné quelques notions sur ce baiser ».

« Tandis que mon papa faisait enrager ses paysans allait tuer du gibier, ou dîner chez le Curé de son village avec lequel il est ami, parceque tous deux s’ennuyent et ne peuvent se désennuyer qu’un verre, un fusil, ou des papiers de chicanne dans les mains, maman passait les après-dîners seule dans un petit cabinet sombre et environné d’arbres bien touffus, et assez bien orné de figures, de tableaux, et de jolis meubles, qu’elle nomme boudoir, mais où l’on n’a jamais voulu me laisser entrer ; maman n’en sortait jamais, et tous les jours après avoir querellé mon papa pendant une heure au moins, sur son amour pour les procès, la chasse et le vin, sur le peu de zèle qu’il a de lui faire compagnie, et la promener, elle se retire avec humeur dans ce petit endroit où elle ne veut voir personne, qu’un petit abbé, vicaire du village, et qu’elle a pris pour son directeur, pour se mettre à la mode des Dames de qualité. Je crois même qu’elle ne se fâche régulierement contre mon papa, chaque jour après que le dîner est desservi, qu’afin de le forcer à prendre de l’humeur et s’en aller ; car il n’est pas plutôt sorti que M. le vicaire entre par une porte du jardin, cachée dans les charmilles qui avoisinent le petit cabinet ; et lorsqu’il est avec maman, elle n’est visible pour personne et je reste seule avec une vieille dégoûtante qui gronde sans cesse. Si je cueille une fleur, elle me frappe ; si je joue au volan, elle me dit que je gagnerai une pleurésie et que j’en mourrai ; si je me promène dans une allée et que j’approche trop près du gason, elle me menace de dire à mon papa, que j’ai foulé les bordures, gâté les couches, arraché les fleurs des arbres fruitiers, ou éparpillé les roses ; de sorte que je n’ai un peu de tranquillité que quand cette maudite grogneuse s’est aussi enfermée dans sa cuisine, pour y boire à son aise, tandis que les autres domestiques sont dispersés dans le village, St.-Louis pour faire sa cour à la fille du fermier, et la femme de chambre pour causer avec la nièce du Curé qui est très-jolie.

Un jour que je jouais au volan dans le corridor, tandis que maman et son petit abbé étaient dans le boudoir, j’entendis soupirer et crier : et voici ce que maman disoit : « Abreuve-moi, mon cher abbé, remplis-moi de cette manne céleste ; donne-moi un de ces baisers brulans, savoureux comme le meilleur baume ; baise-moi des baisers de ta bouche ; demeure entre mes mammelles, comme un bouquet de myrthe ; mets ta main gauche sur ma tête que ta droite m’embrasse ; ô mon bien aimé, pose, comme le Chaton, ta main par le trou et vois, comme mon ventre tressaillit à ce tact » ! Et l’abbé riait de toutes ses forces de tout cela, pour moi, je ne comprenais rien à tout cela et n’y comprends rien encore, et l’abbé lui répondit : « Je te remercie du nom de Chaton dont tu m’honores trop généreusement, mais, malgré la dose d’amour-propre dont on nous accuse, je me rends pourtant la justice de croire que je ne suis pas blanc et rouge et choisi entre mille ; mes cheveux ne sont pas comme des feuilles de palmiers, (parceque ce n’est pas assez délié), et noirs comme un Corbeau, mais châtains. Mes yeux ne sont pas comme des pigeons sur le bord des eaux, lavés dans du lait : mes joues ne sont pas comme des parterres d’aromates et ma poitrine n’est pas comme un ivoire marqueté de Saphyrs ; je ne puis donc te donner par la même raison, le nom de Sulamith parce que tu n’es pas comparable aux chevaux attelés au char de Pharaon, parce que tes yeux ne sont pas comme des yeux de colombe, ils sont moins ronds, plus grands et plus fendus ; tu es belle, mais tu n’es pas noire, tu ne t’es pas hâlée, en gardant les vignes et sur-tout la tienne ; tu n’es pas belle comme les tabernacles de Cédar et les pelisses de Salomon, et dussé-je être envoyé paître les moutons et les chevreaux de maître Eustache, le fermier de ton époux, je dirai que si les reines et les concubines ne t’ont pas admirée, au nombre de cent quarante et autres jeunes filles sans nombre, tu n’en es pas moins ma seule colombe, une jolie blonde aux yeux bleus, aux têtons d’albâtre, à la taille plus svelte et plus fine qu’un palmier. Ton nez n’est pas non plus, comme la tour du Mont-Liban, qui regarde vers Damas. Tes têtons n’ont pas la couleur jaune ou verte des raisins, quoique j’aie le plus grand plaisir à les sucer amoureusement, et si c’est boire mon vin avec mon lait, enivrons-nous, allons aux vignes, et donne-moi tes mammelles ».[2]

Quel est donc ce galimatias, dit Agnès ? Comment as-tu pu retenir tout cela, puisque moi-même je n’ai pu retenir un seul mot de tout ce que tu viens de dire ? « Oh ! oh ! tu ne sais pas combien une petite fille, dit Louise, est curieuse, combien elle saisit avidement tout ce qui lui paraît extraordinaire, comme un mot la fait réfléchir, comme ensuite sa petite tête travaille, mais laisse moi continuer. « Maman pria l’abbé de lui donner sa langue, et je crois qu’il la lui donna, car elle ne dit plus rien pendant quelques momens. J’avais quitté mon jeu, et marchant sur la pointe du pied, je m’étais collée contre la porte du cabinet et je regardais par le trou de la serrure pour mieux voir et mieux entendre. Il se fit alors un silence qui n’était interrompu que par des soupirs et une respiration plus pressée. Je vis maman couchée sur le sopha, de tout de son long, ne remuant pas plus que si elle eût été morte ou endormie ; l’abbé me la cachait en partie, je ne voyais que sa tête penchée sur le bras de l’abbé qui la serrait beaucoup, et se remuait comme le battant d’une pendule ; sa main entourait la cuisse nue et fort blanche de maman. « Mon ame se liquefie dans un volcan de Voluptés, s’écria à son tour l’abbé, couronnez moi de fleurs, car je languis, je me meurs, je… je… sa voix fut ici si éteinte et si pénible que je ne pus entendre ce qui suivit ce Je… et je gagnai le jardin pour continuer mon jeu. Je me plaçai comme par hazard à la porte du jardin par laquelle devait sortir l’abbé, il était tard, et je savais que c’était son heure ordinaire de partir ; il ne tarda pas à le faire et sitôt que je le vis, j’allai au devant de lui et le priai avec beaucoup de caresses de vouloir bien me dire ce que c’était qu’une Sulamith et un Chaton ; ce que c’était que se liquéfier… mais l’abbé partit comme un éclair, ou plutôt comme un voleur, en faisant une grimace pour toute réponse, de sorte que je ne sçus rien de tout ce que je voulais sçavoir. Le lendemain maman me signifia que j’allais aller au Couvent ; cette nouvelle ne me déplut pas parce que je ne savais pas ce que c’était qu’un Couvent. Il suffisait que ce fût une nouveauté, une diversion aux chagrins que me faisait ma bonne, pour que j’en fusse bien aise ; mais je ne puis m’empêcher d’attribuer l’exécution de ce projet à M. l’abbé qui n’aimant pas les curieuses, en a rendu compte à Maman qui n’aimant pas les questions, et voulant n’avoir plus d’espion dans les occupations de son boudoir, a jugé à propos de se débarrasser de moi en me logeant ici. Je m’y plus un instant, mais je m’ennuyai bientôt ; et je mourrais de chagrin, si je n’avais pas trouvé une bonne amie comme toi. Je te vis et je t’aimai tout de suite ; tu me vis et tu m’aimas, nous nous aimâmes toutes deux, et nous nous aimerons toujours, n’est-il pas vrai ? C’est le moyen de se désennuyer. Tiens, il me vient une idée, aussitôt que tout le monde dormira, j’irai te trouver, laisse ta porte entr’ouverte, je m’y rendrai sans bruit et nous coucherons ensemble, mais n’en parle à personne, et tu verras que nous aurons du plaisir ; tu seras ma Sulamith et je serai ton Chaton. La partie fut acceptée. On s’aimait trop pour s’y refuser, on se jura de ne pas manquer au rendez-vous. On se rendit ensuite au réfectoire où la cloche appellait les nones. On n’y mangea pas beaucoup, grace à l’impatience qu’avoit le Chaton des plaisirs qu’il promettait de faire goûter à la Sulamith, et l’on se sépara pour la priere, afin d’éviter tout soupçon de connivence.

Innocentes créatures, vous cherchez en vain le plaisir, ces embrassemens et ces efforts seront vains ; laissez au tems le soin de remédier à vos maux. Les plaisirs qu’on achete par une continuité de desirs sont toujours les plus vifs ; vous en perdriez tout le sel, et toute la saveur, en les cueillant avant le tems ; reposez vous sur la nature, sur l’être puissant qui vous forma et sur l’amour.

Laissons nos pensionnaires marmoter en baillant des prieres latines et des ora pro nobis dégoutans, et voyons ailleurs ce qui se passe. Voyons par quel enchaînement de circonstances la Providence leur prépare à toutes deux la jouissance de leurs plus doux desirs. Ainsi soit-il.


  1. Je demande pardon aux mânes de M. Perrault ; mais j’imagine que les Contes, quoique, charmans et purement écrits, n’en sont pas moins dangereux à l’éducation, par les raisons que je viens de détailler.
  2. Il est inutile d’avertir le lecteur que tout ce galimathias est une parodie critique du fameux cantique des cantiques.