Marc Imhaus et René Chapelot (p. 149-175).

III


Les « Mairesses » des cités envahies


Les institutrices de la Marne. — Les Sœurs de Charité de l’Est. — Madame Macherez.


Aux féministes soutenant que la femme est capable d’administrer la cité, partant le pays, la guerre a fourni un argument irréfutable, comme aux adversaires de l’émancipation, une réplique péremptoire. Ce que, depuis un quart de siècle, Anglaises, Finlandaises, Américaines, ont fait en temps de paix, les Françaises l’ont accompli en temps de guerre, parmi le désarroi inévitable de la mobilisation ou les horreurs tragiques de l’invasion. En des villages privés par l’appel de la frontière de tous les hommes instruits ; en des villes abandonnées par leurs chefs naturels, des femmes se sont levées. Et comme une veuve défendrait dans les luttes quotidiennes de la vie ses enfants et son foyer elles ont su, privées de l’appui et des conseils masculins, sauver leur ville et protéger leurs concitoyens.

Mlle  Migeot, institutrice à Lalobbe (Ardennes), est l’une des premières à donner le haut exemple. Au moment où les armées allemandes venues de Belgique pénètrent dans son département précédées déjà d’une atroce réputation, la terreur se répand dans le village. Personne parmi les hommes qui ait le courage ou les talents nécessaires pour représenter devant l’ennemi la communauté. Mlle  Migeot s’en improvise le chef et le porte-parole. Elle a dès le début des hostilités installé dans son établissement une infirmerie : elle a charge d’âmes. Elle fera l’impossible pour protéger ses blessés et en même temps le village qui les abrite. Apprenant qu’un général allemand se trouve dans le voisinage, à Signy l’Abbaye, elle va le trouver. Reçue par l’officier elle lui demande de protéger le village et les blessés. L’Allemand l’écoute avec la plus grande courtoisie, promet… et tient sa promesse. Il fait reconduire en automobile la mairesse improvisée jusqu’à la commune. Par ses ordres, deux affiches sont apposées aux extrémités du village pour que les troupes ne fissent pas de dégâts. De fait il n’y eût même pas de pillage et très peu de réquisitions.

Peu de jours après, les Allemands ont traversé la Belgique, nos provinces du Nord et, à marches forcées, se dirigent sur Paris. On sait quels ravages subirent alors nos gracieuses campagnes de l’Ile de France. Or tandis que Senlis, odieusement mutilée est le théâtre des scènes abominables que décrit le livre Rouge, la petite ville de Nanteuil fut épargnée. Elle dut son salut au courage et à la présence d’esprit d’une femme, Mme  L… femme du receveur de l’enregistrement.

Aux approches de l’ennemi, le maire, prudemment était « allé mettre ses filles en sûreté. » On ne l’avait plus revu. La plus grande partie de la population suivit l’exemple parti de haut. Quelques personnes cependant restèrent et parmi elles le receveur de l’enregistrement et sa femme.

Les ennemis entrèrent à Nanteuil en grand tumulte. Une à une ils venaient de trouver les bornes fontaines à sec.

Or on sait que, de ces cas là, le ressentiment germain excelle à faire une provocation. Le général descendit en fulminant à la mairie. « Où est le maire, où sont les conseillers municipaux ? » Nul ne peut répondre à ces questions et l’on voit la colère empourprer le visage de l’officier allemand. Que va-t-il se passer ?

Heureusement Mme  L… qui d’origine alsacienne possède parfaitement la langue de Goethe se présente devant le général. Elle remplacera maire et conseillers. Tout de suite on perçut une détente dans l’allure impérieuse du chef étranger quand il s’entendit parler dans sa propre langue.

— Pourquoi la population civile a-t-elle quitté la ville ; demande le chef.

— Mon général, vous devez le savoir mieux que personne, réplique froidement Mme  L…

— Comment cela ?

— Certes, vous n’ignorez pas ce dont on accuse vos soldats.

Sans doute le teuton revoit par la pensée les villes incendiées, les civils massacrés, les foules affolées se pressant sur les routes d’exil. Il semble légèrement se troubler. Pourtant il insiste.

— Mais le maire ?

— Le maire a deux jeunes filles, général. Cette fois la leçon a porté. Le général, sans doute moins endurci que la plupart de ses compatriotes, répond avec une grande dignité :

« Madame, nous vous montrerons que nous ne sommes pas des sauvages et la ville sera respectée si aucun acte d’hostilité n’est commis contre nous ».

Parole donnée, parole tenue : la fermeté calme de Mme  L… est plus efficace que les grands mots ou les attitudes théâtrales.

Le village est, il est vrai, dépouillé de toutes ses victuailles, de toutes ses bouteilles. Mais nulle maison ne souffre, nul habitant n’est molesté. Et après la Marne, c’est dans un village conservé par la présence d’esprit d’une bonne Française que rentrent nos troupes victorieuses.

Mlle  Nicolle, l’institutrice de Moyenmontier ( Vosges) remplit avec une égale fermeté les fonctions d’infirmière et de maire. Pendant les douze premiers jours de la guerre, elle soigne avec le plus grand dévouement trois cents blessés français sans le secours d’aucun médecin.

Vient l’occupation allemande. Belle occasion pour d’autres de fuir ! occasion pour Mlle  Nicolle de faire preuve de plus de courage et de dévouement. Elle reste à l’hôpital qu’elle a organisé et soigne non seulement les blessés français, mais les allemands.

Cependant, sous un futile prétexte, les envahisseurs saisissent 160 otages parmi lesquels le maire de la commune.

Sans hésiter, l’institutrice va trouver les autorités allemandes et elle réussit à obtenir la mise en liberté du maire et de soixante des otages.

C’est un rôle analogue et plus héroïque encore que jouent Mlle  Sudre à Saint-Dié et Mlle  Bouret aux Mérêts (Seine-et-Marne). La première, au moment de l’entrée des Allemands à Saint-Dié et alors qu’on se bat encore dans la rue d’Alsace, se propose comme parlementaire et remplit son rôle au milieu des plus grands dangers. Restée par la suite à Saint-Dié malgré l’effroyable bombardement de septembre, elle périt victime de son dévouement et de sa charité. « Réfugiée dans une cave avec d’autres personnes, dit la citation dont elle est l’objet, elle a tenu, au plus fort du bombardement à aller chercher des couvertures pour un petit enfant qui se plaignait du froid. C’est en quittant la cave qu’elle a été mortellement frappée par un éclat d’obus… »

Aux Mérêts, tandis que la population presque tout entière s’enfuit, Mlle  Bouret demeure. Elle se rend à la mairie et s’y tient pendant l’occupation allemande, évitant ainsi la destruction du village. Mais vient le mois de septembre, l’arrêt de la poussée allemande et le reflux. Les Mérêts se trouvent dans la zone de la grande bataille. Elle se livre acharnée dans les rues et un incendie éclate, dévorant bientôt la mairie. Mlle  Bouret a le courage et la présence d’esprit de sauver les registres de l’État Civil dont elle s’est improvisée la gardienne.

Du premier mois de la guerre également date le beau trait de courage dont a fait preuve Mlle  Carré, fille du maire de Guise. Réfugiée à Reims à la fin de juillet, elle apprend que son père n’a pu rejoindre son poste. Elle décide de le remplacer. Un matin, elle part de Reims à pied et fait, en trois jours, à travers les lignes allemandes, les 90 kilomètres qui la séparent de Guise. Dès son arrivée, elle se présente au premier adjoint, s’installe à la mairie et se met en relations avec le pouvoir militaire allemand. C’est le moment de la grande poussée sur Paris. Les troupes allemandes affluent, les réquisitions se succèdent et la population civile de Guise risque de mourir de faim. Cependant l’énergie et l’habileté de Mlle  Carré permettent une entente avec les généraux allemands et le ravitaillement de la cité.

À E… une jeune institutrice de vingt-deux ans se comporte de même. En vertu d’ordres partis de haut et de loin, dit non sans ironie un journal d’enseignement, elle est restée à son poste. Les Allemands envahissent la maison d’école qui est en même temps la mairie. Revolver au poing, ils menacent, tempêtent. Mlle  E… sait cependant éviter le désastre. Le village, épargné par les incendiaires et les massacreurs, est seulement pillé. Quand les armées refluent c’est comme si un vol de sauterelles dévastatrices avait passé. On ne peut trouver aucune provision de bouche. Alors l’institutrice part elle-même à bicyclette pour la ville voisine et assure le ravitaillement.

Non loin de E… est situé le village M… Là aussi se trouve une jeune institutrice qui vit paisiblement avec sa mère. La guerre éclate et devant l’invasion qui menace et les bruits sinistres qui circulent sur le compte des envahisseurs, nombreux sont les habitants qui prennent peur et s’enfuient. L’institutrice reste. D’ailleurs, avant la fin de l’exode le maire a reçu une dépêche du sous-préfet ainsi libellée : « Prière empêcher l’exode de la population. Une estafette allemande a été vue près de… mais l’armée est là pour arrêter l’ennemi » ....................

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........................ Le maire resta à son poste et avec lui l’institutrice qui était son secrétaire de mairie. L’un et l’autre se dépensent sans compter pour, suivant les instructions officielles, rassurer la population. On doit à la vérité de dire que ces efforts donnent des résultats médiocres. Des bandes lamentables d’émigrés ..... suffisent à déconcerter les villageois. ..................

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... La pauvre institutrice resta seule avec sa mère et quelques malheureux qui ne pouvaient s’arracher à leurs pauvres demeures. Ces malheureux, l’institutrice assume la lourde charge de les ravitailler. Plusieurs jours de suite elle va du village à la ville voisine et, au milieu de difficultés inouïes, réussit à empêcher la famine.

Le 1er  septembre la bataille se rapproche, le tocsin sonne dans les villages voisins, le canon tonne du côté de Châlons. Quelques jours après, le village est occupé et c’est avec l’institutrice, toujours à son poste, que les Allemands entrent en rapports. Tout est pillé, dévasté. Mais la victoire de la Marne oblige l’ennemi à faire demi tour. Et quand les soldats français rentrent, c’est encore l’institutrice qui se retrouve là pour leur souhaiter la bienvenue dans le village reconquis et assurer leur subsistance.

Enfin à A., localité de la même région, une autre institutrice également avec sa mère resta à son poste pendant l’invasion.

Les Allemands occupent le village et le taxent lourdement. L’institutrice intervient et réussit à faire diminuer l’importance des réquisitions. Ils se saisissent du maire, un vieillard qu’ils parlent d’emmener comme otage. L’institutrice obtint sa mise en liberté.

Voilà donc dans une région restreinte trois villages au moins qui, dans la désertion ou l’impuissance de leurs chefs naturels ont été protégés, sauvegardés, rendus intacts à la France par de jeunes et « faibles » femmes.

À côté de ces femmes qui ont joué seulement un rôle épisodique, et que la renommée a dédaignée, en voici d’autres qui, plus heureuses ont été touchées d’un rayon, ou d’un nimbe de gloire. Celles là eurent la bonne fortune d’administrer des localités plus importantes pendant des semaines ou des mois et de rendre ainsi avec un même courage, de plus grands services à la communauté.

À Taissy (Marne) vivent avant la guerre M. et Mme  Fiquémont. Lui instituteur, elle institutrice, ils forment un de ces couples qui se retrouvent à des milliers d’exemplaires dans nos villages français. Comme il est habituel encore, M. Fiquémont ajoute à ses fonctions scolaires, celles de secrétaire de mairie. L’instituteur part dès le 2 août. Aussitôt sa femme se propose pour le remplacer comme secrétaire de mairie.

En fait c’est la charge de maire qu’elle prend. Le premier magistrat municipal est âgé et souffrant. Il ne vient à la mairie et n’y travaille que très rarement.

Pendant tout le mois d’août, Mme  Fiquémont dirige Taissy d’une main ferme, sans même se laisser émouvoir par le recul de nos troupes et la marche rapide des Allemands. Elle prévient la panique chez tous ses administrés.

Mais le 2 septembre, les Allemands sont signalés dans les environs immédiats du village.

La majorité des habitants s’enfuit. Mme  Fiquémont reste à son poste. Le 4 septembre, le village est occupé. Il le restera jusqu’au 12. Pendant cette période, Mme  Fiquémont continue à remplir ses fonctions avec autant de calme qu’en temps normal. Elle se tient journellement à la mairie, parlemente en leur langue maternelle avec les officiers allemands, et doit collaborer avec eux pour les réquisitions indispensables. Sans faiblesse, comme sans arrogance, avec une souplesse toute féminine, elle défend les intérêts du village. Grâce à elle les réquisitions sont supportables. Aucune voie de fait n’est commise sur les habitants, aucun immeuble détruit. Nul n’a trop à souffrir de l’occupation. Mais depuis le 10, de mauvaises nouvelles arrivent aux Allemands. C’est l’écho de la Marne qui se rapproche et grandit.

Les Allemands perdent de la bonne grâce relative, qu’ils ont jusqu’alors montrée.

Avec fièvre, avec désarroi, avec colère, ils préparent leur inévitable évacuation. Il leur faut des chevaux, préparés pour le départ. Le soir du 11 septembre à 9 heures, deux officiers se présentent à la mairie où, selon son habitude travaille encore Mme  Fiquémont. Avec hauteur ils réclament à celle-ci des écuries pour loger 400 chevaux. La « mairesse » s’étonne. C’est tout à fait impossible dit-elle. Où trouver la place dans une si petite localité ? Impossible n’est sans doute pas allemand, en certaines circonstances. Les soudards insistent, s’emportent, passent aux injures, puis à la menace et par une suprême délicatesse, ils s’expriment en français. Mme  Fiquémont cependant tient tête à l’orage et, sans doute, la lumière de son bon sens finit-elle par percer les épaisses ténèbres des cerveaux teutons.

Les officiers s’éloignent… pour ne plus revenir.

Le 12 à huit heures du soir nos troupes reparaissent. Mme  Fiquémont les accueille avec joie… Mais les épreuves et les périls ne sont point passés encore.

Depuis lors, en effet, Taissy se trouve sur la ligne de feu. Ce ne sont, le jour comme la nuit qu’attaques et contre attaques dans le village et aux alentours. Du 12 septembre au 19 octobre, le bombardement sévit, sans arrêt. Toutes les maisons sont touchées la plupart s’effondrent sous la rafale.

La mairie, placée un peu en retrait de la maison voisine est, par extraordinaire épargnée mais tous ses carreaux sont brisés par les balles.

Mme  Fiquémont reste à son poste avec un petit garçon de cinq ans, son neveu et sa fillette âgée de six ans. À la mairie, les murailles tremblent et menacent de s’écrouler sur elle. Une pluie de balles y pénètre ; de temps en temps, quand l’averse est trop forte, la courageuse femme descend à la cave, puis reprend bien vite son travail. Trois obus éclatent dans la cour, juste à côté d’elle, un autre éclate dans sa chambre à coucher.

Rien ne peut avoir raison de son courage.

Et quand le 24 septembre, le maire, plus souffrant doit quitter Taissy, toute l’administration de la commune retombe sur sa remplaçante.

Mme  Fiquémont a bravé les terreurs du bombardement. Ce n’est pas l’épreuve la plus dure.

Quelques mois plus tard elle apprend que son mari est mort au champ d’honneur. Et sa grande douleur ne fait qu’aviver en elle la soif de dévouement. Plus que jamais elle travaille pour ses concitoyens et toujours exposée au bombardement (car depuis septembre 1914 nous n’avons guerre gagné que 1 kilomètre dans la région) assure sans jamais défaillir un écrasant service. Ne mérite-t-elle pas amplement la citation qui en mars 1916 l’a ainsi distinguée ?

« En l’absence de toute municipalité a administré cette localité journellement bombardée. Est parvenue, par son dévouement, à assurer dans cette commune Tordre et l’exécution des mesures exigées par les circonstances.

À rendu d’éminents services à l’autorité militaire et a fait preuve en toutes circonstances d’un patriotisme éclairé. À donné un bel exemple de courage civique et d’abnégation personnelle en restant vaillamment à son poste sans jamais interrompre ses fonctions malgré la douleur que lui a causée la mort de son mari, tombé au champ d’honneur. »

Et la croix de guerre est-t-elle déplacée sur sa poitrine ?

Au courage, Mme  Fiquémont ajoute la modestie et une charmante bonne grâce. « Je n’ai fait que mon devoir, me dit elle. La longueur de la guerre me le rend parfois un peu pénible car nommée directrice d’école à Reims je continue à assurer le service communal de Taissy. Je me rends à Taissy deux fois par semaine, et les moyens de locomotion sont peu variés.

Je suis quelquefois fatiguée, mais puisque notre rôle à nous civils est de tenir, je tiens, voilà tout ! »

Cliché L. Rothier, à Reims
Mme  Fiquémont


À Bouffignereux (Aisne) enseigne avant la guerre Mlle  Chéron. Comme bien d’autres de ses collègues, elle occupe également le poste de secrétaire de mairie. À la fin d’août 1914, les Allemands approchent. Le village est bombardé. La population s’affole ; bientôt ce sera le désarroi ; la panique. Mlle  Chéron par ses exhortations, par son exemple, calme les esprits et rend aux habitants le courage. Elle continue d’assurer son service avec son habituelle régularité.

L’arrivée des troupes ennemies ne la trouve pas désemparée. Seule à la mairie au moment de l’occupation du village, c’est elle qui reçoit les officiers alle mands. Véritables reîtres, ceux-ci entrent au milieu du fracas et des injures, Mlle  Chéron écarte sans se troubler leurs menaces et résiste à leurs exigences. Grâce à elle, le village dont elle a la garde est épargné.

Le 12 septembre les Allemands font demi-tour et sur leurs talons, nos troupes rentrent. Personne pour assurer à nos soldats harassés la nourriture et le repos dont ils ont tant besoin… personne autre que Mlle  Chéron. Elle se met donc à la disposition de l’autorité militaire et elle organise dans d’excellentes conditions les services du cantonnement et du ravitaillement. Mais voici qu’elle s’élève plus haut encore dans la maîtrise de soi-même lorsqu’elle prend l’initiative des mesures relatives à l’identification et à l’inhumation de nos soldats. Quelle belle et douloureuse tâche, bien digne d’une mère ! mais quelle volonté il faut à des nerfs de femme pour l’assurer sans faiblir !

Voici une belle et touchante physionomie, digne de la légende dorée : Marie Rosnet, sœur de l’ordre de Saint-Vincent-de-Paul, en religion sœur Gabrielle. Un visage doux et calme où fleurit parfois le fin sourire de France, une volonté indomptable sous des apparences débonnaires, un courage naïf et comme inconscient. Tels sont les plus remarquables traits de sa physionomie.

Elle est, au début de la guerre, supérieure de l’hospice de Clermont-en-Argonne. La petite ville de Clermont, située en un site pittoresque et, autrefois, jolie et florissante est une de celles sur laquelle s’acharna le plus la fureur des Vandales.

« Le 4 septembre, pendant la nuit, les 121e et 122e régiments wurtembergeois y firent leur entrée en brisant les portes des maisons et en se livrant à un pillage effréné qui devait se continuer pendant le cours de la journée suivante » [1].

Il faut, comme la bonne fortune en advint à un journaliste, entendre la « bonne sœur » raconter simplement ses belles actions. « Les troupes françaises, sous la pression des Allemands, ont dû abandonner Clermont le 4 septembre. Tous les habitants et même le maire (je l’excuse car c’est un vieil homme très fatigué et qui s’était beaucoup surmené pendant la mobilisation), avaient quitté la ville. Les autorités militaires françaises vinrent me prévenir que je devais, sur le champ, partir aussi.

J’ai demandé :

Pouvez-vous faire évacuer les vieillards dont j’ai la charge ? Je ne partirai pas sans eux.

Malheureusement cela n’avait pas été prévu. Je restai donc avec mes sœurs, à mon poste. »

Encore une fois c’est une femme qui arbore la fière devise « Je maintiendrai » ; encore une fois c’est une femme qui, dans la cité abandonnée, représente la France.

« Je fis alors, poursuit sœur Gabrielle, un petit tour dans la ville déserte. Les dernières troupes françaises venaient de passer. Les rues étaient vides. Seul, courbé sur le sol, un malheureux petit fantassin gisait, pâle, pâle, presqu’inanimé : « Mon pauvre petit, lui ai-je dit, il faut te lever et suivre tes camarades. Les Allemands vont arriver et ils te tueront. Mais il était épuisé par la dysenterie. Il n’en pouvait plus et me répondit d’une voix mourante : « qu’ils me tuent s’ils veulent ! je suis à bout de forces. »

Alors je l’ai porté comme j’ai pu à l’hospice. Mais où le mettre ? Le pauvre petit me disait. « Mettez moi dans le dortoir. Vous direz que je suis un de vos vieux. » Voyez vous ça ; avec cette pauvre figure d’enfant ! Je me disais : si les Allemands le découvrent, ils vont tout massacrer ! » Alors j’ai eu une idée. Je lui ai arrangé un lit dans un petit cabinet à part et j’ai accroché sur la porte une belle pancarte où j’ai écrit en grosses lettres : Contagieux !. Que le Bon Dieu me pardonne ce petit mensonge !

Voilà que les premiers obus allemands éclatent ; bientôt c’est un terrible bombardement. Tout s’écroule partout. Mes pauvres vieux étaient fous de peur ! Aidée de mes sœurs, je les descends tant bien que mal à la cave et je les installe sur des matelas. Nous avons passé là de pénibles instants, à la lueur d’une lampe pigeon.

Enfin, vers 5 heures du matin, le bombardement cesse et j’entends un bruit cadencé de grosses bottes ! C’était l’infanterie allemande qui arrivait. Puis des caissons, des canons et des canons !

Que faire ? Je ne sais pas un mot d’allemand. Je me dis : ils ne comprendront pas un mot de ce que je vais leur dire si je leur parle. Je suis Auvergnate.

Qu’est-ce que je fais ? J’écris bien lisiblement sur un papier à peu près cela : « Messieurs, je suis restée ici avec des vieillards infirmes dont j’ai la charge. J’ai des lits. Comme le commandent les lois de la guerre et les préceptes de ma religion, je soignerai vos blessés avec un entier dévouement. Épargnez la ville et le couvent. Je m’en rapporte à votre dignité de soldats ».

Il n’était que temps. De violents coups de crosse ébranlent la porte et je me trouve face à face avec trois grands officiers allemands qui braquent sur moi leurs revolvers. Je tends mon papier à celui du milieu. Il met son monocle et lit attentivement pendant que les autres me tiennent en joue. Puis il dit en mauvais français :

« Où est le Bourgmestre ?

— Il est parti.

— Où est le pasteur ?

— Il est parti.

— Tout le monde est parti. Alors on nous prend pour des barbares. On s’en repentira.

Vous brave ! Votre maison sera respectée ».

Devant les revolvers braqués sur elle, devant les figures féroces des barbares, sœur Gabrielle ne baisse pas les yeux.

« D’un geste, dit elle, je relève les canons des pistolets et je dis fermement :

« Il faut que vous me donniez votre parole d’honneur que vous épargnerez aussi la ville. »

Il répond : « C’est bien » et il demande à visiter l’hospice. Quand il voit le dortoir dont les lits étaient vide (les vieux étaient toujours à la cave), il dit : « il me faut ces lits. » Je lui fais observer que ce sont les lits de mes vieux et que je les garde pour eux. Il me répond brutalement : « Les vieux, ça n’existe pas en temps de guerre ! Capout ! les vieux ». Mais il avait affaire à forte partie. Je me débats et pour le décider, je lui promets les 70 autres lits de l’hôpital pour ses blessés.

Il me demande si je n’ai pas caché chez moi des soldats français. Je lui réponds : « j’en ai un » et je le conduis devant la chambre où est couché mon pauvre petit fantassin, bien tremblante, vous pensez : Je lui montre la pancarte : Contagieux, en lui disant « fièvre typhoïde ». Ils parlent entre eux. J’entends plusieurs fois le mot « typhus » et ils n’insistent pas. Je respire et je rends grâce à Dieu.

Bientôt les blessés allemands arrivent à pleines charrettes. Je les installe partout, dans toutes les salles libres. »

Et voilà sœur Gabrielle tranquille pour son hospice, ses vieillards et ses blessés, sa petite ville.

L’officier a promis. Hélas ! c’est encore une promesse allemande : « À midi un soldat alluma l’incendie dans l’habitation d’un horloger, en y répandant volontairement le contenu d’une lampe à alcool. Un habitant courut aussitôt chercher la pompe municipale et demanda à un officier de lui fournir des hommes pour la mettre en action ! Brutalement éconduit et menacé d’un revolver, il renouvela sa démarche auprès de plusieurs autres officiers sans plus de succès. Pendant ce temps, les Allemands continuaient à incendier la ville, en se servant de bâtons au bout desquels des torches étaient fixées. Tandis que les maisons flambaient, des soldats envahissaient l’église, y dansaient au son de l’orgue, puis, avant de se retirer, y mettaient le feu » [2].

Devant ces scènes dignes du pinceau de Callot, la vaillante supérieure garde le même calme courage. Lorsqu’elle s’aperçoit que le couvent est entouré de flammes ; lorsque la chaleur devient tellement intense que les vitres des fenêtres éclatent, elle se décide à tout faire pour sauver la ville comme elle en a pris envers elle-même l’engagement moral. Elle quitte l’hospice et, par les rues que gagnent les flammes, sans prêter attention aux crépitements de la fournaise, se rend chez le colonel. Écoutons la encore raconter avec bonhomie son entretien Je lui dis, indignée : « Monsieur, la parole d’honneur pour un officier français est une chose sacrée. Que vaut donc celle d’un officier allemand ? » Oh ! cela l’a touché ! Il me répond, visiblement troublé, que c’est un feu de cheminée qui a provoqué l’incendie d’une maison. Ce n’était pas vrai ; l’incendie avait été allumé et propagé par ordre. Mais je lui fais toucher les murs de notre maison qui sont brûlants. Alors, il a peur pour ses blessés et il envoie chercher une escouade de sapeurs pompiers. Toute la nuit ces sapeurs ont arrosé les murs et, ainsi, notre cher couvent a échappé à l’incendie » Encore une fois, grâce à une femme qui a réussi à faire éclore quelques sentiments de justice en l’âme des barbares, à leur révéler ce qui était le moins mauvais au fond d’eux-mêmes, encore une fois, une ville de France est sauvée.

Une autre religieuse qu’au début de septembre 1914 le sous-préfet de Lunéville a justement investie des pouvoirs de maire, a joué en des circonstances analogues un rôle presqu’identique. Les atrocités commises à Gerbeviller, la ville martyre, par les Bavarois du général Clauss, sont dans toutes les mémoires où elles doivent rester, souvenir inexpiable. Dès le 24 août à 5 heures du soir, les Allemands entrent après avoir arrosé la ville de centaines d’obus. Ils entrent en « poussant des cris de fous furieux, des hurlements féroces, tirant des coups de fusil de tous les côtés et saccageant tout sur leur passage » [3]. On les voit brandir de grandes mèches de filasse et mettre le feu aux tas de paille, aux granges, aux maisons. La prospère et jolie petite ville devient un monceau de cendres où, parmi des briques écroulées, des pans de mur déchiquetés, subsistent à peine une vingtaine de maisons. Femmes, enfants, vieillards massacrés, jeunes filles outragées, lieux saints profanés, aucune horreur qui ne soit commise.

Au milieu de ces scènes infernales, sœur Julie, supérieure de l’hôpital de Gerbeviller garde tout son sang-froid. Le 23 août, le maire a dit aux chasseurs à pied « Retirez vous, mes enfants, vous ne pouvez résister ». Ils ont répondu. « Nous avons reçu l’ordre, nous tiendrons ». Le maire a dit à sœur Julie : « Fuyez ». Héroïque comme les soldats, elle a répondu : « Ma mère supérieure m’a mise à Gerbeviller ; je reste à Gerbeviller. »

M. Maurice Barrés a « croqué » très heureusement la physionomie d’Amélie Rigaud, en religion, sœur Julie. « Sœur Julie, avec ses soixante et un ans et sa bonne figure de campagnarde, est une femme d’action, plus pratique que mystique. Sa foi est robuste et simple, comme son âme. Elle a juste ce qu’il faut d’études pour bien mener la lingerie et la cuisine et donner aux malades des soins « pas très savants », dit-elle. Mais elle est débrouillarde. Et surtout, elle est toute pénétrée de cette charité sans quoi tout le reste n’est rien. » Elle n’est pas une de ces héroïnes trop simples, tout d’une pièce, en qui une foi mystique étouffe tout autre sentiment. Non, comme sa compatriote Jeanne d’Arc elle est très humaine et partout accessible à la crainte. Quand elle réfléchit que les Allemands auraient pu revenir, elle murmure : « Oh ! que j’ai peur ! »

Mais ses craintes bien naturelles s’évanouissent devant le sentiment profond et fort de son devoir. C’est donc sans trembler qu’elle voit arriver les hordes. Leurs chefs ne se mettent vraiment pas en frais d’imagination, car c’est presque une scène identique à celle qui se passera quelques jours plus tard à Clermont en Argonne. Même brutalité, mêmes gestes meurtriers des officiers allemands, même courage tranquille de la « bonne sœur » française.

« Un officier, dit sœur Julie, arrive chez moi avec des soldats ; il monta chez mes blessés. Les pauvres petits tremblaient. Et moi, je me suis mise entre eux et lui : et je disais : « N’y touchez pas, ils sont blessés ». Alors il allait à chaque lit et jetait lui-même la couverture à terre pour voir les pansements. Il avait un revolver dans une main et un poignard dans l’autre. Je le suivais, je le précédais, ah ! j’étais effrontée, j’en suis encore étonnée. Comment ai-je osé ? »

Grâce au dévouement de sœur Julie, à sa généreuse activité, les chefs allemands épargnent les blessés français. Et, comme sœur Gabrielle à Clermont-en-Argonne, sœur Julie les en récompense chrétiennement en soignant leurs propres blessés. Ceux-ci arrivent journellement et par groupes de plus en plus nombreux car, du 28 août au 13 septembre, il n’est guère de jours où l’on ne se batte dans cette région que les Français reconquièrent. C’est dans les troupes allemandes, le désarroi, l’affolement. Les hommes valides, et leurs chefs s’enfuient. Les majors font de même, sans se soucier de leurs blessés. Mais sœur Julie est là, qui soigne Allemands et Français avec un égal dévouement.

Entre temps elle pense à son Église. Le curé a été emmené comme otage. À elle de sauver ce qui peut l’être encore. « Le 29 août, déclare-t-elle, je suis allée constater l’état intérieur de l’Église. Pour fracturer le tabernacle dont la porte est en acier comme celle d’un coffre-fort, les ennemis avaient tiré plusieurs coups de fusil autour de la serrure. La porte a été traversée par plusieurs balles et le ciboire a été perforé ». Sœur Julie a emporté le ciboire sauvant ainsi de la profanation les hosties consacrées.

À partir du début de septembre, et les Français rentrés, sœur Julie devient le véritable maire de Gerbeviller.

Elle réussit à hospitaliser mille blessés, leur assure « la subsistance et les soins les plus dévoués » [4].

La sollicitude de sœur Julie ne s’étend pas seulement aux blessés, mais à tous les soldats. Aidée d’un personnel dévoué, elle a su organiser tout un service de ravitaillement et assurer aux troupes de passage les vivres nécessaires.

Plusieurs semaines encore, dans la petite ville vivifiée par sa seule présence, sœur Julie fait fonction de maire.

Tous ces actes d’énergie et de courage elle les a accomplis très simplement, comme une chose toute naturelle. C’est avec un peu d’étonnement qu’elle apprend la nouvelle de sa citation à l’ordre de la deuxième armée, — honneur que partagent ses cinq collaboratrices, Mmes  Collet, Remy, Maillard, Rickler et Gardéne —, qu’elle reçoit après les félicitations de M. Mirman, celles de M. Poincaré, qu’elle se voit attacher sur la poitrine la croix de la Légion d’Honneur. Et sans doute, aujourd’hui encore, se répète-t-elle : « Qu’ai-je donc fait pour qu’on s’occupe tant de moi ?… »

Son Photog. de l’Armée
Sœur Julie

C’est à Soissons que, pendant la retraite de Charleroi et la bataille de la Marne, gouverna celle qui, aux yeux du monde surpris, a d’abord symbolisé l’énergie merveilleuse des femmes françaises, Mme  Mâcherez.

Veuve d’un sénateur de l’Aisne, Mme  Mâcherez s’était fixée depuis longtemps à Soissons où elle s’occupait d’œuvres charitables, tout en dirigeant d’une main ferme ses propriétés ; quiconque aura vu Mme  Mâcherez ou seulement son portrait ne saurait manquer d’en conserver une impression inoubliable. Tout, dans son attitude comme dans les traits de son visage, respire la force, la volonté, la pleine possession de soi-même. Elle regarde bien en face, sans sourciller, la vie… et l’ennemi.

Membre de la Société des Dames de France, Mme  Mâcherez a organisé les hôpitaux de Soissons. La marche allemande vers le sud ne la fera pas fuir comme tant d’autres de la ville natale.

Les autorités de la ville ont été bien loin de montrer le même courage et quand, à la fin d’août arrivent les Allemands, c’est une scène par nous bien des fois décrite qui se renouvelle. Le maire ? parti, les employés de la mairie ? évanouis. Ne sachant avec qui parlementer, les Allemands s’emportent, parcourent avec fracas les rues désertes, menacent, si le maire ne vient pas immédiatement, d’incendier la ville.

Prévenue, Mme Mâcherez quitte ses malades et se présente aux officiers ennemis : « Le maire c’est moi », dit-elle. Et une telle puissance de volonté, un tel mépris du danger émanent de cette vénérable aïeule qu’aucun d’entre eux n’a l’idée de sourire. Elle s’impose et les envahisseurs traitent avec elle, persuadés qu’elle saura remplir tous les devoirs de sa fonction.

Pendant les douze jours d’occupation, elle les remplit, en effet, avec une vigueur et une habileté dignes d’un homme d’État. Pas de grandes phrases, pas de récriminations inutiles qui exaspéreraient les vainqueurs, mais une volonté froide, et toujours agissante. Triste et hautaine, la mairesse est partout : à l’hôpital, à l’Hôtel de Ville, dans les rues de la cité.

Négocier avec les autorités allemandes : tâche peu commode, car le premier moment passé de surprise respectueuse, le naturel des barbares reprend le dessus ; et c’est le revolver au poing qu’ils discutent. À chaque difficulté c’est, de nouveau, la menace de brûler la ville, c’est l’injure et la violence. Jamais démontée, jamais effrayée, Mme  Mâcherez répond invariablement : « Vous me fusillerez avant de touchera mes concitoyens ».

Finalement elle a toujours gain de cause. Grâce à elle, les blessés que les Allemands voulaient emmener prisonniers restent soignés dans les hôpitaux de la ville. Grâce à elle, les entrepôts, la distillerie, la verrerie, où sont cantonnées des troupes, n’ont pas à souffrir du pillage. Grâce à elle, les réquisitions de toute sorte peuvent s’effectuer à la satisfaction des vainqueurs sans que cependant la ville ait à souffrir de la famine. Pour épargner à sa cité une blessure, à ses compatriotes une vexation, Mme  Mâcherez se dépense sans compter. On la voit accompagner les Allemands dans leurs courses et si un jour, son automobile prise en écharpe par un lourd camion, Mme  Mâcherez rentre chez elle gravement contusionnée, elle n’en continue pas moins le lendemain sa vie trépidante et dangereuse.

Par sa ferme attitude elle a, non seulement imposé aux Barbares, mais rassuré la population, qui désormais confiante parce qu’elle se sait gouvernée, défendue, reprend une vie presque normale. Autour de Mme  Macherez se sont groupés des ecclésiastiques dont l’évêque de Soissons, Mgr  Pechenard, des conseillers municipaux, quelques notables. De ce petit groupe Mme  Mâcherez reste l’âme. Si la ville est journellement ravitaillée, si la famine et les barbares l’épargnent, c’est à leur effort persévérant qu’elle le doit.

Quand, le 12 septembre, la flamme tricolore remplace sur la ville reconquise les aigles humiliés, les épreuves de Mme  Mâcherez ne sont pas terminées. Les Allemands, à Soissons comme ailleurs, font payer leur défaite par le bombardement. Soissons subit le même martyre que Reims.

C’est alors que la cathédrale est atteinte, que des quartiers entiers s’écroulent et que la panique reprend, plus grande que pendant l’invasion. Mme  Mâcherez sait enrayer cette panique comme elle a su arrêter les envahisseurs. Elle exhorte, rassure ses concitoyens. Mieux, elle prêche d’exemple : Un jour pendant son déjeuner, elle est troublée par une explosion formidable. Un obus vient de tomber, démolissant une aile de la maison. Mme  Mâcherez sort, se rend compte de l’importance des dégâts et rassurant ses hôtes d’un : « ce n’est rien ! » revient achever son repas.

Appuyée par les autorités militaires qui ont su apprécier ses qualités d’administrateur elle reste pendant la période critique le véritable chef de la ville. Elle détermine le boulanger à rester et à continuer son travail. Elle réquisitionne et met à l’abri un petit troupeau et le fourrage nécessaire pour le nourrir. Elle fonde pour préserver d’une mortalité menaçante l’enfance française, plus précieuse que jamais aujourd’hui, l’œuvre de la Goutte de lait. Les principales sociétés féministes et féminines ont tenu à honneur de lui prêter dans cette tache leur appui et par elle ont été sauvés bien des enfants comme bien des hommes. Tout cela Mme  Mâcherez l’a fait simplement, sans attitude, sans phrases ; elle a défendu sa ville et ses concitoyens comme elle aurait fait d’elle-même ou de son patrimoine, en ménagère avisée et prudente, en femme de tête et de cœur. En plein xxe siècle elle évoque ces fières châtelaines qui, les époux à la croisade, commandaient sur leurs terres et ne s’effrayaient pas des hommes d’armes ni des reîtres pillards.

Dans les pays ou l’invasion est devenue occupation, les femmes ont du prolonger un rôle ailleurs éphémère. Dans combien de localité dans quelles conditions ? Nous sommes loin d’être fixés. Mais parfois nous arrive des pays envahis un éloge arraché à nos ennemis par l’énergie d’une française. C’est par un journal allemand en effet que nous connaissons Isabelle Trévin, mairesse de Guillemont, près de Péronne.

Depuis près de deux ans, le village de Guillemont vidé de tous ses hommes valides est occupé par les Allemands et privé par leurs réquisitions des denrées les plus nécessaires, blé, pommes de terre, bétail, paille, foin. Le maire, vieux et impotent, dut aux premiers jours abandonner à sa femme toute la tâche. Réduite dans sa propre maison, occupée par les troupes, à une chambre qu’elle partage avec six femmes et enfants sans asile, elle a assuré, sans négliger ses enfants et son ménage l’administration de Guillemont et des villages voisins.

Intermédiaire entre les autorités allemandes et ses compatriotes, interprète, maire et secrétaire de mairie, elle parcourt dès l’aube Guillemont, organisant les réquisitions, distribuant les travaux, écoutant, pour les transmettre aux officiers allemands, les requêtes des villageois.

Les villages voisins, privés d’administrateur reçoivent aussi sa visite. Infirmière elle accompagne les majors au chevet des malades et des blessés, et, pieusement, fleurit les tombes des morts ! « Mme  Trévin, dit la Gazette de Francfort, est une héroïne et mérite que son souvenir demeure ». Quel plus bel hommage que l’éloge d’un vainqueur barbare et orgueilleux ? N’est-il pas vrai qu’en doivent être dignes quelques autres françaises de la Somme, des Ardennes ou du Nord ?

Aux temps antiques, quand les cités romaines étaient envahies par les hordes barbares, parfois se levait au milieu d’elles un évêque dont le mépris de la mort, la douce énergie, la science des justes paroles arrêtaient la main meurtrière du Vandale ou du Hun. Ainsi, dans les cités de la France envahie, les femmes ont, pour leur part, vaincu l’Allemand sous d’immatérielles armes et dans la guerre sanglante, fait vivre encore l’esprit de justice et l’humanité.

  1. Livre Rouge.
  2. Livre Rouge.
  3. Livre Rouge.
  4. Citation à l’Ordre du jour de l’armée.