Marc Imhaus et René Chapelot (p. 141-147).

CHAPITRE II


Au Seuil de la Guerre.


Un récit d’avant-guerre. — Les postières héroïques.


Les femmes furent souvent victimes de l’avant-guerre. Comme l’ont rappelé de vigoureux polémistes, la mentalité teutonne, favorisée par l’odieuse loi Delbrück ne répugnait à aucun moyen d’espionnage. Dans les années qui précédèrent la guerre, les Allemands s’infiltrèrent en France, s’y établirent, et sous le couvert d’une naturalisation de façade, pénétrèrent dans les familles françaises. Au jour de la guerre, ils reprirent avec leur uniforme, leur âme natale et franchirent la frontière pour rapporter à leurs compatriotes le résultat des observations poursuivies pendant des années chez un trop chevaleresque adversaire. Combien de familles et de cœurs brisés, combien de femmes délaissées ! L’angoisse de ces Françaises popularisée, « banalisée », par le roman ne fut que trop réelle. Quelques-unes surent se montrer héroïques et, comme des Romaines antiques, sacrifier leur affection à leur patrie.

Quelques années avant la guerre, deux jeunes Allemands s’installèrent à Villerupt (Meurthe-et-Moselle) et après avoir ouvert et développé un commerce de droguerie, épousèrent deux Françaises, deux sœurs. Tous les quatre filaient — ou semblent filer — le parfait bonheur.

Le 29 juillet 1914, les bruits de guerre deviennent inquiétants en ce village frontière et les deux Allemands naturalisés engagent leurs femmes à se réfugier près de leur grand’mère, à Longwy.

Les deux jeunes femmes obéissent, et le 30 juillet à 5 heures du soir se rendent à la ville. Le hasard veut que justement la grand’mère, non prévenue à temps se soit absentée et que les deux épouses soient forcées de rentrer le soir même à Villerupt. Elles traversent le village, replié sur lui-même et comme mort en ce crépuscule de guerre. Elles arrivent à la droguerie et par la fenêtre ouverte sur le jardin contemplent un étrange spectacle, écoutent de plus étranges paroles. Leurs maris sont assis en face de deux uhlans. L’un des droguistes, finissant sans doute l’exposé d’un plan longuement mûri, déclare avec satisfaction qu’il va couler de la strychnine dans les tonneaux de vin commandés par la garnison de Longwy.

Ainsi leurs maris, ces hommes qu’elles aiment, auprès de qui elles ont vécu deux ans sans méfiance ne sont que des espions, fidèles peut-être à leur patrie d’origine, mais traîtres à leur pays d’adoption, traîtres à leurs devoirs familiaux. Ils ont abusé indignement de la généreuse hospitalité de la France… et quant à elles, les deux malheureuses femmes, « elles n’ont pas été les aimées, mais uniquement les accessoires d’une comédie de trahison [1]. »

Et un revirement se fait dans leur âme. Dans ces deux hommes, elles ne voient plus leur beau-frère, leur mari, mais deux étrangers, deux ennemis. Elles vont les combattre par leurs propres armes, le mensonge et la ruse.

Tranquillement les deux sœurs poussent la porte de la salle à manger, et vont s’attabler avec eux. Elles affectent le calme, plus, la gaîté et elles leur offrent une bonne bouteille.

Mais, dans le flacon poudreux, l’une des sœurs a versé une partie de l’arsenic destiné à nos soldats…

Elles sont veuves, et la garnison de Longwy sera sauvée.

« Nous avons empoisonné, disent les deux sœurs, décidez de nous, livrez-nous à la justice ou bien postez-nous au chevet de nos blessés ».

Depuis lors les « veuves volontaires » sont infirmières. L’exploit n’est-il pas digne des vieux Romains de la légende, n’évoque-t-il pas les ombres de Lucrèce et de Brutus ? et quel Corneille trouvera des vers assez sublimes pour immortaliser les angoisses de ces cœurs féminins tenaillés entre l’amour et le patriotisme victorieux ?

Les Allemands nous faisant la guerre avant de nous l’avoir déclarée, envahissent dès les premiers jours d’août les villes et les villages frontières. Le département de Meurthe-et-Moselle subit le premier choc. Les arrondissements de Briey et de Longwy, plus convoités et moins protégés, reçoivent la visite des uhlans avant-coureurs de l’invasion.

Devant la ruée des barbares, un peu partout la population se disperse et l’on comprend — sans l’excuser — l’affolement de certains en songeant à la réputation de terreur — justifiée — qui précède les Teutons. Mais dans le désarroi général on voit le plus souvent les employés de l’État rester calmes. Ils se tiennent à leur poste comme les soldats au leur. Les femmes, que l’on excuserait certes d’un moment de faiblesse, sont les plus admirables. Qui extrairait des citations à l’ordre de l’armée le livre d’or de la bravoure féminine, verrait en parcourant ses nombreux feuillets le rôle parfois capital que d’humbles employées ont joué au début de la guerre.

S’il est nécessaire de défendre la frontière, nécessaire d’amener et de ravitailler les troupes, n’est-il pas nécessaire aussi de maintenir les relations entre l’intérieur et les pays frontières bien vite envahis ?

Bien souvent ces relations n’auraient pu être maintenues, cette liaison n’aurait pu être assurée sans le dévouement, la conscience, la ténacité de femmes courageuses.

La petite ville de Chambley (Meurthe-et-Moselle) est bombardée dès le commencement d’août par les Allemands établis à deux kilomètres. Au bureau de poste se tiennent deux employés : un père et sa fille M. et Mlle  Marie restent à leur poste jusqu’au dernier moment pour assurer les communications électriques. Ils partent seulement lorsque leur présence a cessé d’être nécessaire. À Pexonnes, la receveuse, [2] Lamirel, agit de même. Au début d’août 1914, les Allemands envahissent le pays. La receveuse se montre femme de tête et de courage. Malgré la présence de ses deux enfants pour qui elle pourrait craindre, elle reste à son poste. Elle prend soin seulement de faire disparaître tout ce qui extérieurement peut désigner le bureau aux ennemis. Elle peut ainsi, malgré l’occupation, continuer son service. Les Allemands s’en vont… pour revenir bientôt. Alors Mme  Lamirel se décide à partir et fait avec ses deux enfants 15 kilomètres à pied sous les obus…

Plus remarquables encore sont les exemples d’énergie donnés par les receveuses des Vosges et du Nord.

La ville de Rambervillers est restée au début de la guerre plus de quinze jours sous le feu des batteries lourdes qui firent de nombreuses victimes. Pourtant le receveur, M. Vartier et quatre dames employées Mlles  Royer, Laurent, Guichard, Raby, restent à leur poste, et réussissent à organiser malgré le bombardement, les distributions de correspondance.

À Hanonville, Mlle Maugé, receveuse des postes, accomplit un bel exploit qui lui vaut la médaille militaire ..................

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Le Ban de Laveline où Mme  Malavoi rentre le 6 octobre, se trouve dans une zone battue par l’artillerie allemande qui ne cesse de tonner. Personne dans le village ne veut assurer le service du courrier entre le Ban de Laveline et Saint-Dié. Avec un courage digne d’un soldat, la receveuse décide de l’assurer elle-même. Sous une grêle d’obus, elle parcourt journellement le chemin à bicyclette, risquant sa vie à chaque minute. Un jour, prise sous une rafale particulièrement violente, elle doit rester plusieurs heures dans un fossé ; l’orage passé, elle reprend avec calme son chemin.

À Houplines (Nord) on apprend au début d’octobre l’approche des Allemands.

La receveuse des postes reçoit de ses chefs l’ordre d’évacuer. Mlle  Deletèle n’en fait rien mais se contente, en attendant l’arrivée de l’ennemi, de mettre sa comptabilité et ses valeurs en sûreté.

Le 10, elle affronte avec courage les Allemands qui envahissent le bureau, la menacent de mort et que son calme impressionne. « À partir du 17 elle supporte le bombardement. Le bureau ayant été fortement endommagé par le feu de l’ennemi, elle se réfugie à l’hospice civil où 4 personnes sont tuées à ses côtés. Elle reprend le service le 23 octobre et depuis, le fait assurer sous des bombardements qui font de fréquentes victimes. »

Citons encore Mlle  Duvinage qui, receveuse intérimaire à X…, se trouva seule dans le village « après le départ prématuré de la receveuse » et ne consentit à partir que sous le feu de l’ennemi, alors que tout le monde avait depuis longtemps quitté le village. Elle abandonne son poste avec désespoir et pour peu de temps. Au bout de quatre jours, elle rentre avec les premiers éléments français.

Plus tard, à Arras, Mlle  Peutel suit ces nobles exemples. Elle se montre digne de la vaillante population qui, sous le feu ennemi, continue paisiblement ses occupations ; elle assure sous le bombardement son service et contribue par son calme à rassurer la population.

De Briey, une employée des postes doit porter la recette à Verdun ; mais la ville est loin ; il faut traverser des pays tenus par l’ennemi. À remplir sa mission, la jeune femme expose sa vie. Elle le fait sans hésitation. Même spectacle donné par une employée de Jœuf qui, en une nuit franchit les 50 kilomètres qui la séparent de son poste.

Plus récemment a été révélé le courage de Mlle  Ogée, receveuse à Nieppe (Pas-de-Calais) qui, pendant la première occupation allemande, assura continuellement les communications.

Quelques-unes de ces héroïnes ont payé de leur vie leur gloire anonyme.

« Pendant le bombardement d’Etain, dit un journal féministe, une jeune téléphoniste dont on ne connaît pas le nom, resta à son poste et téléphona à Verdun de quart d’heure en quart d’heure, pour rendre compte de ce qui se passait. Sa dernière communication fut celle-ci : « Une bombe vient de tomber sur le bureau. » Puis tout rentra dans le silence, et le directeur des Postes de Verdun qui écoutait n’entendit plus rien. »

Nul doute qu’une histoire plus complète de la guerre ne mentionne encore bien d’autres femmes, dignes émules de Mlle  Dodu, dignes comme elle du ruban de gloire.

  1. Paul d’Ivoy, Femmes et gosses héroïques. Flammarion, éditeur.
  2. Mme