Marc Imhaus et René Chapelot (p. 85-94).

CHAPITRE V


La Croix-Rouge. — Le réconfort moral.


Quiconque pense à la femme française de 1914 se représente une jeune infirmière drapée dans le voile blanc ou bleu, sémillante malgré la coiffe monastique où brille une croix de sang. La Croix-Rouge, est, de l’activité immense des femmes françaises, l’aspect le plus connu, le plus populaire, disons mieux, le seul populaire, le seul connu. La Croix-Rouge est d’ailleurs d’inspiration en partie féminine et l’on sait quel grand rôle organisateur y joua Florence Nightingtale. Quelques années après la naissance de la Société éclatait la guerre de 1870-71 et dès lors les dévouements furent nombreux. Le 7 octobre 1870, 160 jeunes filles ou femmes se présentent sur la place de l’Hôtel de Ville et demandent au gouvernement provisoire de leur permettre d’aller dans les ambulances, remplacer des hommes qui, alors pourraient se battre. On ne put les utiliser toutes faute, pour la plupart, d’une instruction technique suffisante. Mais peu de temps après la guerre, cette lacune fut comblée. Trois sociétés s’organisèrent.

La Société de Secours aux Blessés militaires, l’Union des Femmes de France, l’Association des Dames françaises : l’ensemble forme la Croix-Rouge française.

La Croix-Rouge n’a depuis son organisation négligé nul moyen pour pouvoir le cas échéant fournir au pays son précieux concours. Recrutées le plus souvent parmi les personnes à leur aise, celles qui peuvent donner leur temps et leur argent, les adhérentes doivent, lors de leur adhésion dépenser une somme de 600 francs et payer une cotisation annuelle de 30 francs. Des fêtes de bienfaisance, de grands bals, tels les fameux bals de l’Opéra donnés par l’Union des Femmes de France, servirent à parer à des dépenses urgentes ou à constituer un fonds de réserve.

La Croix-Rouge fit ses preuves tant dans les guerres coloniales, Tunisie, Madagascar, Maroc que dans les guerres européennes comme la guerre balkanique où bien des Françaises furent volontaires.

En 1914, les ressources en argent et en personnel sont considérables. Les trois sociétés réunies comptent en effet 250 000 adhérentes et un capital immédiatement disponible de 30 millions. 600 hôpitaux sont disponibles avec 33 000 lits.

Dès l’époque de la tension diplomatique, la Croix-Rouge procède aux préludes de sa mobilisation. Le 26 juillet, les présidents et les délégués régionaux de la Croix-Rouge sont invités à rester à leur poste. « Du 29 juillet au 3 août les conseils centraux siègent en permanence » et se mettent en relation avec les Services de Santé du Ministère de la guerre. « La Croix Rouge ajoute à son matériel 500 châssis automobiles pour le transport rapide des blessés et loue près de 1 500 immeubles nouveaux à Paris, sur les côtes d’Azur, d’Émeraude ou d’Argent, dans les grands centres provinciaux et jusque dans les plus petites villes. Lycées, Écoles Normales, grands Hôtels, grands Magasins se couronnent à l’envie de l’oriflamme de Genève.

Neuf jours après la déclaration de guerre, la moitié des hôpitaux étaient prêts à fonctionner.

Pourtant les prévisions se trouvèrent de beaucoup dépassées. « L’on se trouva subitement, dit un historien de la Croix-Rouge obligé de pourvoir aux blessures causées dans une armée de deux à trois millions d’hommes par les balles et par l’artillerie la plus formidable ». Par suite de l’entrée en jeu d’armes nouvelles, les risques se sont multipliés de 1 à 200… Nos blessés vont-ils rester sans soin [1] ? » Non, car « là comme ailleurs, continue le même historien, tout fut sauvé par le Miracle français ». Appelons miracle, si l’on veut, les dons d’initiative, les qualités d’improvisation qui, latentes chez le Français comme chez la Française savent se révéler à l’heure du danger. Mais avec ou sans intervention surnaturelle, il est constant qu’aux premières heures de la guerre une ardeur inextinguible de dévouement, une passion de rivaliser avec nos combattants, une soif de « servir » élevèrent très haut les femmes de France comme tous les Français et Françaises de tous les âges et de toutes les conditions.

Or, quelle apparaît tout d’abord pour une femme la manière la plus utile, la plus noble, la plus glorieuse de collaborer à la proche victoire puis d’aider à la défense nationale ? Soigner les blessés : on pourra peut-être avoir la chance d’être dans une ambulance du front, et l’on partagera en partie la vie et les dangers des combattants. À l’arrière même on entendra des échos de la bataille, affaiblis mais grandioses encore et ce sera un peu vivre la lutte que d’en entendre par les acteurs eux-mêmes, dans l’horreur de la souffrance, raconter les mille péripéties qu’on imagine d’abord magnifiques, éclatantes, chevaleresques, pleines de panache comme une page de d’Esparbès ou un tableau de Détaille. Auprès des soldats on se frottera de péril et de gloire et la tâche entrevue se pare d’un magique attrait. L’infirmière penchée sur le jeune blessé, la blanche main qui soulage, les romans qui se nouent autour des lits de repos dans les grandes salles claires, merveilleux sujet de chromo, tableau idyllique dont l’évocation exalte ! Et, dans le rôle d’infirmière la femme voit l’apostolat, sa valeur esthétique, sa beauté morale, oubliant le métier, son apprentissage pénible, ses petits côtés rebutants. Cela seul explique l’unanimité impressionnante avec laquelle, aux deux premiers mois de la guerre, les femmes, mondaines ou bourgeoises, souvent peu préparées à leur tâche, se précipitèrent, concurremment avec les professionnelles, vers les organisations sanitaires de l’arrière et du front.

Multiples sont les tâches qui les attendent, dans toutes les gares et haltes de France elles vont réconforter les soldats qui montent vers le front, soigner les blessés qui en reviennent. Partout sont installés des postes de fortune, le plus souvent incommodes et étroits ou l’on se tiendra de jour et de nuit, par tous les temps par toutes les saisons pour préparer pansements sommaires, aliments, reconstituants. Il leur faudra subir le froid les intempéries, piétiner souvent de longues heures dans la neige fondue, lutter, sous les lumières clignotantes des lampes fumeuses contre le sommeil et l’engourdissement. Qu’importe ? elles seront bien récompensées de leurs peines à l’arrivée des trains et des convois. Quand les combattants de la veille ou du lendemain aperçoivent la coiffe ou la cornette, leur visage s’éclaire d’un sourire. Seuls les grands blessés restent immobiles tous les autres se redressent, se lèvent, penchent leur tête par les portières, s’avancent à la porte du wagon. Celui-ci conduit au milieu des camarades leur bienfaitrice, indiquant à celle-ci les plus gravement atteints ceux qui ne peuvent ni remuer ni parler et ont besoin de soins immédiats. Ceux-là descendent sur le quai, engagent avec les dames des conversations animées, racontent leurs campagnes, disent leurs espoirs et parfois laissent à l’aimable infirmière quelque modeste et précieux souvenir, balle prussienne, bouton frappé de l’aigle impérial, casque à pointe qu’elle conservera toute sa vie comme une relique de la grande guerre. Les brocs de lait, les bols de bouillon, les tasses de chocolat, le café fumant, les cigarettes, mille douceurs, parfois superflues, parfois proscrites par des règlements sévères, mais si bien accueillies sont distribuées par des mains caressantes. Et seules ces haltes nombreuses ont pu abréger pour nos blessés des premières semaines la longueur interminable de l’évacuation.

Le blessé arrivé à destination c’est la Croix-Rouge encore qui l’accueille. Dans les hôpitaux en effet tous les services ont été assurés par des femmes professionnelles ou volontaires. Service médical, économat, administration, cuisines, partout elles s’empressent actives et dévouées.

La plupart des femmes ne purent, faute d’éducation technique et de pratique, faire immédiatement de vraies infirmières. Elles se rejetèrent avec ardeur vers les plus humbles fonctions.

Les autres se sont astreintes à des mois de longues et difficiles études, à la préparation d’examens compliqués à tout un apprentissage parfois très dur.

L’initiation subie, elles ont pu soigner les blessés, subir la discipline militaire et monastique qu’elles appelaient de tous leurs vœux.

La tâche est dure en effet et bien peu de femmes auraient osé, en temps de paix s’assigner une telle vocation. Pendant les périodes de calme, ce sont les longues nuits de veille dans les grandes salles où, quand parfois rode la clarté de la lune, les blessés prennent sous sa pâle caresse un aspect plus terrible ; les longues heures d’attente où l’oppressant silence n’est interrompu que par le râle des mourants. Après chaque grand choc ce sont les arrivées des trains de blessés qui se succèdent sans repos, sans trêve, chaos atroce qu’il faut débrouiller, jusqu’à ce que les nerfs se détendent que les courages fléchissent, que les corps tombent épuisés. Tel fut le cas après la Marne, après l’Yser, après Verdun. Les blessés qui arrivent souillés, boueux, les vêtements en lambeaux évoquent vraiment la vision infernale des horreurs de la guerre.

Pour les bien soigner, il faut abolir en soi tout préjugé aristocratique, toute délicatesse des sens, toute fausse pudeur.

Et parfois, suprême tristesse, le dévouement n’est pas compris. Farouchement les blessés se renferment en eux-mêmes. Pis encore : lisons cette scène poignante, dont le récit nous est fait par l’actrice même du drame ! « Le blessé me regarde venir. Arrivée auprès de son lit, je prends le quart qui est sur sa table, le remplis et le lui tends, alors, il boit une gorgée, s’arrête pour tousser lève la tête, me crache au visage, puis retombe sur sa couche.

Simplement, je glisse la main sous son traversin, j’y trouve son mouchoir et lui essuyant les lèvres :

— Tu as bu trop vite, mon petit ; tu t’es étouffé dis-je. … Sa bouche s’élargit d’un énorme et mauvais rire [2]. » De quelle foi en soi-même, en la grandeur de sa mission il faut être animé pour supporter un tel crève-cœur !


Ajoutons à tout cela une dure discipline à laquelle peu de femmes jusqu’ici étaient habituées, sans compter l’ennui des querelles mesquines et des petites rivalités qui n’abdiquent pas toujours à l’heure du danger, et l’on comprendra qu’à l’épreuve de la réalité, si différente parfois de l’idéal rêvé bien des enthousiasmes factices se soient évanouis.

Celles qui virent dans la Croix-Rouge un sport, un jeu nouveau, une variante plus passionnante du flirt et du tango, les snobinettes qui, avant d’être flétries par les moralistes furent sévèrement appréciées par les malades, même de leur monde, celles-là n’ont pas séjourné longtemps dans les hôpitaux. Elles n’étaient qu’une trop voyante minorité. Mais les autres, sans devenir pour cela des saintes, les autres, en restant des femmes avec leurs faiblesses et leurs défauts, ont accompli consciencieusement leur tâche. Elles l’ont exercée avec goût comme le plus intéressant des métiers. Elles l’ont exercée avec amour comme un moyen de payer au pays une dette sacrée.

Levées dès l’aube et inquiètes déjà de la santé de leurs malades elles parcourent les rues désertes avec cette seule pensée. Elles brûlent du seul désir d’apprendre toujours plus pour toujours se rendre plus utiles. Là-bas, « elles tremblent de se tromper, un rien les trouble ! Et quand le docteur est là, comme… elles écoutent chacune de ses explications, comme elles s’efforcent de comprendre ! » Elles passent, inlassables toute leur journée, allant d’un lit à l’autre, pansement à la main, douces paroles à la bouche ! Et rentrées chez elles, à la table de famille, pour le père, le mari, les enfants, elles « racontent, expliquent, décrivent » donnent les bulletins de santé de leur blessé dont le soin les prend tout entière.

Telles nous les représente un de leurs hisloriographes [3]. Et telles elles sont en effet, en dehors de toute vaine littérature. Quiconque a entendu les confidences des infirmières, des vraies, de celles qui ont trouvé leur vocation, a dû être frappé de la place immense que leurs blessés tiennent en leur vie, de la préoccupation constante qu’elles ont de leur donner plus que le nécessaire mais le superflu des gâteries maternelles, des attentions charmantes qui leur font oublier blessures et pauvreté. Par elles l’égalité parfaite est réalisée et tant qu’il n’a pas franchi les portes de l’hôpital, le plus pauvre peut se croire l’égal du plus fortuné. C’est la même affection chaude qui tous les enveloppe et c’est le sentiment de toutes ses camarades qu’exprime cette infirmière qui dans ses souvenirs d’hôpital appelle ses blessés « Nos fils » [4].

À sa première sortie c’est encore l’infirmière que le blessé trouve pour guider ses pas encore hésitants, c’est elle, quand ce n’est pas la marraine qui le promènera dans la ville inconnue et parfois, après avoir soigné son corps élève son esprit vers la beauté.

La Croix-Rouge a eu comme toute œuvre humaine ses faiblesses, ses insuffisances, ses ridicules ou plutôt il s’est trouvé parmi elle quelques personnes insuffisantes, faibles ou ridicules dont la présence éphémère ne diminue en rien le mérite de l’œuvre. Pour quelques femmes qui ont pu se montrer au-dessous de leur tâche, des centaines l’ont remplie pleinement. On se sent plein de respect devant l’immensité des efforts et des résultats. Grâce à la Croix-Rouge des centaines de milliers de blessés ont été rendus à la vie, grâce à elle des centaines de milliers d’hommes privés pendant des mois de la présence féminine ont retrouvé cette présence, ont pu avoir quelques instants l’illusion de la famille, retrouvé en image au moins, leurs mères, leurs sœurs, leurs fiancées. Et souvent ces chères images symbolisèrent pour eux toute la Patrie, celle pour qui l’on se bat et qui vous console lorsqu’on est meurtri.

  1. Frédéric Masson. Les Femmes et la Guerre de 1914.
  2. Jack de Bussy. Réfugiée et infirmière de Guerre.
  3. Spont : La Femme et la Guerre.
  4. Jack de Bussy : Réfugiée et infirmière de Guerre.