Marc Imhaus et René Chapelot (p. 67-83).

CHAPITRE IV


Les Femmes et la Défense Nationale.


Une enquête effectuée en août-septembre 1915 par les inspecteurs du Travail, sur l’ensemble des établissements industriels a montré que bien des industries qui avant 1914 n’occupaient que peu ou point de femmes, leur avaient fait désormais une large place. Ainsi en est-il pour les industries d’alimentation, les industries du papier ou du livre (conduite des grandes presses d’imprimerie), des industries textiles (conduite des batteuses, des cardes, des métiers à tisser), des industries du cuir ou du bois (conduite des scie à rubans, des raboteuses et des polissoirs), du travail de la briqueterie, de la céramique et de la verrerie, industries du caoutchouc où plus de 2 000 femmes sont employées, des industries chimiques et métallurgiques enfin.

Arrêtons-nous seulement sur celles-ci qui représentent l’aspect le plus intéressant de l’entrée des femmes dans notre vie industrielle.

Depuis son arrivée au sous-secrétariat des munitions, M. Albert Thomas, féministe convaincu et pénétré de la nécessité, dans la crise actuelle, de donner aux femmes un plus grand rôle dans la Défense Nationale pour ne laisser inemployée aucune énergie, a entrepris une véritable mobilisation féminine. Il l’a fait avec méthode et succès.

Et d’abord, dans quelles conditions les femmes ont-elles été mobilisées dans nos usines de guerre ? L’emploi des femmes, nous dit-on au sous-secrétariat des Munitions correspond à deux facteurs importants. L’effort considérable réalisé depuis le milieu de 1915 pour conjurer la crise des munitions nécessitait dans les usines une dépense considérable de personnel que sous peine d’affaiblir l’armée, on ne pouvait prélever entièrement sur les mobilisés.

La prolongation de la guerre mettant les femmes toujours plus nombreuses en quête d’un gagne-pain, permit un recrutement rapide de ce personnel.

Pour le hâter encore et augmenter les demandes de travail, encore inférieures à l’offre, M. Albert Thomas organise en octobre 1915 l’Office de Placement signalé par voie d’affiches ou par les journaux aux intéressées. Toute femme qui s’y présente est inscrite et, soit directement embauchée par l’État, soit recommandée aux industriels. Les contrôleurs de la main-d’œuvre jouent en province le même rôle que l’office parisien.

Aussi voyons-nous à partir de la fin de 1915, le nombre des ouvrières de la guerre s’accroître dans des proportions chaque jour plus considérables ....... ......... La circulaire d’octobre 1915 recommandant l’emploi des femmes aux industriels amène une augmentation énorme en janvier 1916, une augmentation proportionnelle plus forte encore en juillet 1916.

En ce même mois de juillet, M. Albert Thomas invite les contrôleurs de la main-d’œuvre à « retirer d’office » les ouvriers employés à des travaux qui peuvent être exclusivement confiés à des femmes.

En septembre, le sous-secrétaire d’État de l’artillerie et des munitions fait appel, pour assurer le développement nécessaire des fabrications, au concours de toutes les femmes qui pourraient accepter un emploi en province dans les établissements de l’État ou dans l’industrie privée et réunit tous les représentants de la grande presse pour les engager à mener en ce sens une active campagne.

Si l’on comptait toutes les femmes qui travaillent chez nous pour l’armée et non exclusivement pour les industries de guerre (nous ne pouvons, on le comprendra, donner ici de précisions) on atteindrait un chiffre supérieur à un million.

Les femmes représentent une grande partie des bras employés dans les usines de munitions. Tel établissement parisien compte 6 000 femmes sur 8 000 employés.

Comment sont recrutées ces ouvrières ? Une règle immuable est suivie dans les établissements de l’État, règle que par un beau mouvement de solidarité nationale, les industriels privés ont presque toujours spontanément suivie. Réserver les emplois aux veuves de militaires tués à l’ennemi, à leur défaut aux veuves d’ouvriers morts au service de l’établissement, puis aux filles de militaires tués, enfin aux femmes de mobilisés bénéficiant de l’allocation.

Pour utiliser cette main-d’œuvre nouvelle, l’outillage a été partout perfectionné de façon à réduire au minimum l’effort humain. Les matériaux sont amenés par wagonnets à portée de l’ouvrière et à la hauteur de ses bras ; les obus ou pièces d’obus glissent sur des tabliers mobiles d’établis en établis, ou sont placés sur des tables circulaires qui les amènent à la portée de chaque ouvrière. Des appareils qui permettent l’empilage automatique des caisses ont été inventés.

Les travaux exécutés par les femmes sont de nature très diverse. On trouve les femmes dans tous les établissements travaillant pour l’armée et occupées dans presque tous les ateliers. Dans ces établissements, nous dit une enquête du ministère du Travail de 1915, elles sont occupées au « tournage, décolletage, perçage, emboutissage, polissage, garnissage, encartouchage, calibrage, vérification, empaquetage et à l’emballage. »

En janvier 1916, s’ajoutent à cette liste le curage des obus, le grattage, découpage, chargement, peinture des grenades, la peinture de projectiles empennés, le montage d’obus et de grenades, le blanchiement des « linters » pour coton-poudre, la conduite des fours etc., et, d’après la nouvelle circulaire, la plupart des opérations nécessitées par la fabrication des obus de 75 à 120 inclus, de leurs gaines, des étuis à balles, des fusées laitons, des bombes, etc., doivent, ainsi que leur contrôle, être exclusivement réservées aux femmes. N’allons pas croire cependant que les femmes fassent et puissent faire absolument tous les travaux accomplis dans une fabrique de munitions. Certains d’entre eux leur demeurent interdits de par leur relative faiblesse physique. Tels le maniement des obus de calibre supérieur au 120, bien qu’on me cite une femme capable de soulever sans effort des obus de 155.

Un dispositif nouveau réalisé en septembre 1916 dans une usine parisienne permet aux femmes le tournage des obus de 270.

Sont encore réservés aux hommes les travaux plus difficiles ou plus délicats, fabrication des outils, montage des pièces, ogivage, poinçonnage à main, et la surveillance des ateliers qui exige la connaissance parfaite du détail des opérations. D’une manière générale, les femmes ne remplacent pas les véritables spécialistes dont l’apprentissage exige des mois. Mais dans tous les travaux dont la pratique peut s’acquérir en quelques heures ou une journée, manœuvres, usineuses, petites mains, elles sont utilisées. Des écoles d’apprentissage établies à Marseille, Toulouse, Bordeaux, apprennent en huit jours aux femmes l’usage du tour mécanique et forment une pépinière de bonnes ouvrières, de pointeuses, de régleuses.

Le perfectionnement de l’outillage est l’un des aspects seulement du libéralisme et de l’esprit d’équité avec lequel M. Albert Thomas et ses collaborateurs ont voulu diriger leur peuple d’ouvrières. Le Comité de Travail Féminin fondé le 21 avril 1916, auquel M. Albert Thomas a proposé pour but « d’aménager les conditions de bienêtre indispensables à celles qui ont été arrachées du foyer » n’a pas manqué à sa tâche.

On ne saurait énumérer toutes les heureuses et intelligentes réformes qu’il a réalisées.

Hygiène des ateliers ? partout sont installés « lavabos, dispositifs permettant de réchauffer les aliments, réfectoire et salles de repos, dispositifs pour l’enlèvement des poussières. Des sièges mobiles sont placés à proximité de l’ouvrière pour qu’elle puisse s’asseoir même pendant le travail. Si des heures de nuit sont nécessaires des boissons chaudes seront préparées.

Égalisation des salaires ?

Dans tous les cas où un travail antérieurement exécuté par un homme passe entre les mains des femmes, la règle est établie de donner à la femme le même salaire. Une récente circulaire du sous-secrétaire d’État de l’artillerie et des munitions l’a rappelé impérativement aux contrôleurs de la main-d’œuvre.

Les plus grands efforts ont été faits pour la femme qui débute par des salaires de 4 à 5 francs par jour peut arriver aisément à doubler ce salaire. Une bonne « calibreuse » gagne parfois 8 fr. 75. Pour certains travaux délicats, confiés à des ouvrières particulièrement habiles, ils peuvent (c’est du reste un cas assez rare) rapporter jusqu’à 10 et 12 francs.

On comprend que ces salaires qui forment, dit l’une d’elles « un budget intéressant » et ces conditions de travail moins pénibles qu’elles n’auraient pu le craindre aient retenu à l’usine maintes midinettes que la morte saison des premiers mois de guerre y avait malgré elles poussées. Elles se plaisent à l’usine, et prennent leur travail à cœur ; dans un établissement de la banlieue l’émulation fut telle entre les équipes d’ouvrières que la production journalière de fusées d’obus tripla en un an.

Usines bruissant d’un infernal murmure où de leurs mains tant chantées par les poètes — mains faites pour les caresses d’amantes et les maternelles gâteries — des centaines de femmes domestiquent le fer et emprisonnent la foudre, tension ardente de tout l’être féminin vers l’effort, visages gracieux brutalement éclairés par la clarté prestigieuse d’un flamboiement d’étincelles ; voilà d’extraordinaire visions de guerre moderne, bien faites pour tenter un Michel Ange, un Rembrandt ou un chantre nouveau du bouclier d’Achille.


À L’USINE D’OBUS

En dehors de l’usine aussi, M. Albert Thomas et le Comité du Travail féminin font à l’ouvrière de meilleures conditions de vie. Pour celles qui sont éloignées de chez elles, on établit des cantines ou des restaurants coopératifs qui, pour deux francs fournissent deux substantiels repas. Pour les ouvrières qui, de Paris, sont venues travailler en province où en 1916 le besoin de main-d’œuvre s’est fait surtout sentir, des baraquements ou des maisons ouvrières. Pour les jeunes mères de familles, des crèches, des chambres d’allaitement, des garderies d’enfants auxquelles doit être attaché un personnel de médecins. Ces mesures appliquées déjà dans un certain nombre de villes ou d’établissements seront bientôt généralisées. Enfin une prime est donnée au travail familial.

Tous ces efforts ont été couronnés d’un plein succès. Partout, au témoignage des inspecteurs du travail, l’emploi des femmes donne les meilleurs résultats. Il suscite la louange enthousiaste des ingénieurs et spécialistes anglais qui, en 1915, visitèrent nos usines.

« On estime en général, disent-ils que, dans les petits travaux le rendement du travail féminin est égal, parfois supérieur à celui du travail masculin ; d’autre part dans les travaux plus difficiles, les femmes valent pratiquement les hommes ».

Les « femmes des munitions » pourront montrer avec orgueil l’insigne guerrière que, comme les hommes, elles arborent. Mobilisées comme eux, elles ont par leur bonne volonté et leur endurance accru dans des proportions énormes notre puissance offensive. Elles méritent bien leur nom déjà populaire d’Ouvrières de la Victoire.

UNE "OUVRIÈRE DE LA VICTOIRE"

Les femmes n’ont pas seulement travaillé pour l’armée ; elles sont rentrées dans l’armée non pour se battre car aucun régiment d’amazones n’a été, en France du moins, officiellement formé, mais pour collaborer encore à la défense nationale. Depuis longtemps nos féministes, Mme  Dieulafoy en particulier, avaient remarqué que la plupart des emplois nécessités par les innombrables services auxiliaires de l’armée auraient pu, sans inconvénient, être tenus par des femmes.

Un mouvement fut tenté en ce sens dès 1913 auprès des parlementaires et l’opinion publique qui en fut saisie ne vit dans cette proposition qu’un sujet de trop faciles plaisanteries.

Il a fallu la guerre et la crise des effectifs pour faire comprendre — avec tant d’autres — cette vérité d’évidence. Si l’on voulait récupérer pour la défense nationale les militaires occupant des emplois de bureaux, il fallait pour ces emplois — dont quelques-uns tout de même sont utiles — trouver des remplaçants ou des remplaçantes.

Les femmes étant seules disponibles c’est à elles qu’on s’adressa. Suivant l’exemple donné par le Secrétariat d’État de l’artillerie et des munitions qui, nous l’avons vu avait fait une très large place à la main-d’œuvre féminine, le général Galliéni, dès le mois de novembre 1915, appliqua à ce problème son esprit réformateur.

« Il convient, disait une circulaire du ministre, de chercher à remplacer ceux des militaires et des employés civils du département de la guerre uniquement occupés à des travaux de copie, par un personnel féminin de sténographes et de dactylographes généralement plus apte à cette tâche que ne le sont les hommes devenus par occasion secrétaires ou copistes ».

Plusieurs avantages devaient résulter de l’application de cette mesure. Récupération d’un certain nombre de combattants ; restitution à la vie civile de quelques hommes utiles à la vie économique ou intellectuelle ; places toutes trouvées pour les parentes des combattants, le même principe devant être admis que dans les usines de guerre. Enfin rendement meilleur pour un travail auquel les femmes étaient mieux adaptées.

Avec autant d’enthousiasme que vers l’usine les femmes se sont précipitées vers les ministères ou les casernes. Ceux-ci offraient en effet un débouché assuré à toutes celles que leur faiblesse physique ou une éducation trop raffinée rendaient inaptes au « gros ouvrage ».

Travail propre, facile, peu fatigant, somme toute, agréable et d’une rémunération convenable.

Pourrait-on soutenir aussi que la vieille attirance de Vénus pour Mars n’a pas joué son rôle et que bien des femmes n’aient été heureuses de porter elles-mêmes fictivement la culotte rouge et de jouer au soldat ? Toujours est-il que, dès l’apparition des circulaires, des centaines et des milliers de candidates se présentèrent. Bien plus de variété ici qu’à l’usine, ce qui s’explique par les conditions différentes du travail. Paris et la province, tous les âges, toutes les conditions sont représentées ; mères, femmes et filles de combattants réclament des postes. Le personnel est nombreux. Il ne reste qu’à y faire appel.

Pas tout de suite cependant. La réforme, comme toutes les réformes se heurte à la routine administrative. Les femmes dans les organisations militaires ! voilà qui va tout bouleverser ; quelle étrange nouveauté ! Et c’est bien timidement d’abord, par la petite porte que l’innovation s’introduit. Quelques commandants de dépôt, à Marseille, Lyon, Caen par exemple prennent sur eux de faire rentrer les femmes dans leurs casernes comme « cuistotes, balayeuses, racommodeuses ». Moyennant un salaire de 2 fr. 50 environ, un homme est récupéré qui peut être autrement utilisé. Les résultats sont excellents et les officiers se félicitent de leur heureuse initiative. Quelques chefs de service suivent le mouvement ; ils appellent auprès d’eux des dactylographes et s’en trouvent bien. Mais les grandes organisations n’emboitent le pas que fort lentement et en soulevant toutes sortes de difficultés, imaginaires pour la plupart. L’emploi des femmes exige la création de locaux supplémentaires. On ne saurait en effet, sans danger, mettre dans les mêmes bureaux, les hommes et les femmes. La moralité publique et privée pourrait gravement en souffrir.

D’autre part certains emplois exigent une grande maturité d’esprit, un sérieux peu commun, une discrétion à toute épreuve. Comment trouver, pensent nos peu galants fonctionnaires des femmes dignes de manier des documents strictement confidentiels ?

Heureusement interviennent de nouvelles circulaires du général Galliéni, puis de son successeur (février 1916, mai 1916). Encore une fois, il est prescrit aux chefs de service et commandants de dépôts d’utiliser les femmes dans les magasins d’habillement, les ateliers de confection et de réparation ».

D’une façon plus générale, ajoute le général Roques dans sa circulaire de mai 1916 « le principe doit être que tout travail pouvant être effectué par une femme devra être effectué par la main-d’œuvre féminine »… Les principaux emplois sont les suivants, sténo-dactylographes, comptables, téléphonistes, secrétaires du bureau de renseignement du vaguemestre, du service des colis postaux, secrétaires dans les états-majors et les différents services (recrutement, artillerie, génie, aéronautique, intendance) cuisinières, ouvrières, chez les maîtres tailleurs. En somme tous les emplois d’auxiliaires peuvent être féminisés. La même circulaire répond aux objections présentées. Si des hommes et des femmes travaillent ensemble dans un même bureau, on se trouvera dans les mêmes conditions que dans bien des établissements administratifs et industriels où ne s’est produite pour cela nulle catastrophe. Les emplois confidentiels ? Le ministre admet que l’on puisse trouver pour les tenir des femmes de haute valeur morale et même des femmes discrètes.

Aussi à partir de janvier 1916, à partir de mai surtout, date à laquelle le ministère prescrivait le remplacement par des femmes de tous les militaires employés dans des bureaux civils, les femmes sont-elles rentrées de plus en plus nombreuses dans les administrations et les bureaux.

Pénétrons dans les bureaux des grandes administrations militaires. Ministère de la guerre, sous-secrétaire d’État de l’artillerie et des munitions, service de l’intendance, service de santé, aéronautique, partout nous trouverons des femmes mêlées aux auxiliaires qui forment encore la majorité.

Dans ces différents ministères, les femmes sont surtout dactylographes, comme il convient. On peut même dire que ces derniers emplois leur sont presque exclusivement réservés ; mais nous trouvons aussi des femmes secrétaires ou plantons, dirigées parfois par des dames surveillantes. C’est une surprise d’abord, que de voir glisser dans les vastes antichambres ou les somptueux cabinets de fringantes jeunes personnes, mais l’œil s’y habitue vite et reconnaît que leur élégance s’harmonise bien à la noblesse du décor.

Dans les ministères cependant la proportion des femmes est assez faible et leur effectif forme une bien petite compagnie.

Deux services annexes du Ministère de la Guerre, au contraire ont fait appel aux femmes dans une bien plus large mesure. Il s’agit du service de renseignements aux familles, installé à l’École de guerre et du service des successions sis rue Lacretelle. Deux mille soldats environ y travaillaient au début de la guerre. Aujourd’hui s’il est inexact de dire, comme l’a fait une récente publication, que tous les uniformes ont disparu pour faire place aux voiles noirs, du moins hommes et femmes se partagent-ils à peu près également le service. À l’École de guerre seulement 600 femmes travaillent actuellement et leur nombre doit être sensiblement augmenté. Leur travail est minutieux et parfois assez compliqué. Il s’agit de recevoir les lettres, qui, hélas ! arrivent journellement innombrables, de toutes les familles inquiètes de leurs disparus, de collationner les états des pertes transmis par le Ministère de la Guerre, les fiches expédiées par les hôpitaux, la Croix-Rouge de Genève, les organisations qui s’occupent du sort des prisonniers.

Correspondance, établissement et classement des fiches exigent une attention soutenue, un travail mûri. Les jeunes femmes se délassent par des papotages qui à l’heure du goûter surtout frappent d’un son inaccoutumé les austères couloirs. Et aux heures d’entrée et de sortie, qu’une administration, gardienne jalouse des bonnes mœurs, a eu soin de prévoir différentes de celles des militaires, la Grande Roue et la Tour Eiffel dominent un mouvant paysage, peu différent de celui de la rue de la Paix.

Dans un grand nombre de casernes parisiennes, le spectacle est plus curieux encore : hommes et femmes sont partout mêlés : à la Caserne de Latour Maubourg, (dépôt de la 22e C. O. A.) à la Caserne de l’École Militaire et de Babylone (dépôts de la 20e section de S. E. M.), au Gouvernement Militaire de Paris, vous verrez dans les cours intérieures de vigoureuses commères, les unes assises auprès de montagnes de choux, de pommes de terre, de carottes, les autres debout devant les fourneaux où des énormes récipients reluisants, s’échappe une bonne odeur de cuisine bourgeoise. Les cuistotes fricotent le « rata de l’escouade ». Si aux magasins d’habillement les hommes se maintiennent, en revanche chez le maître-tailleur seules les femmes font la besogne. Dans les bureaux des « Cadres » où se règlent la discipline et le service des sections, hommes et femmes voisinent dans les mêmes salles, à la même table parfois. Des femmes expédient la correspondance, enregistrent le courrier, distribuent les cartes de sortie ou les laissez-passer, paient le prêts, libellent les affectations ou les permissions.

Elles exécutent leur besogne avec un zèle digne de vrais bureaucrates et il faut voir avec quel orgueil l’une d’elles montre sur son registre le n° 62 000, indiquant le nombre de pièces enregistrées. Et les vareuses bleu horizon, les tuniques de velours fauve, les sarraux noirs et les chemisettes de couleur tendre se mêlent dans un pittoresque désordre.

Au Val de Grâce tous les services annexes de l’hôpital ont été féminisés. Les femmes manient les énormes marmites contenant 350 litres, les bassines de cuivre où cuisent 50 kilos de macaronis et elles vont par les vieux corridors porter aux malades leur nourriture. À Vincennes, dans l’atelier pour la construction des baraquements Adrian, les femmes sont menuisières et manient avec vigueur le maillet, la scie, le rabot. Ailleurs elles tirent parti des vieux vêtements dont les déchets recevront mille usages imprévus. Les casernes de province offrent souvent le même spectacle et dans telle d’entre elles vous êtes tout surpris de voir à la place d’un secrétaire une vénérable aïeule ou une fillette de quinze ans.

On a même vu des femmes acquérir des grades militaires ou leur équivalent : ceci dans le service de santé seulement : à la 21e région puis, dans la région fortifiée de Verdun, la Doctoresse Girard-Mangin a rempli depuis le 4 août 1914 les fonctions de médecin aide-major de 2e classe.

À Lyon nous trouvons une femme médecin chef d’un hôpital. C’est Mme  Thyss Monod. Remarquée pour l’intelligence avec laquelle elle avait au début de la guerre organisé une formation sanitaire, elle fut choisie par M. Herriot et le gouverneur militaire de Lyon pour diriger l’hôpital militaire n° 3.

Cette jeune femme, cette jeune mère qui, au moment de sa nomination, allaitait son dernier bébé, exerce ainsi des fonctions qui lui donnent le grade de capitaine. Elle fait les rapports par l’obtention des décorations, signe les pièces officielles et notifie les punitions. Ses malades qu’elle sait soigner et distraire aiment sa bonté. Mais ceux qu’elle a pris en faute ont appris à redouter sa fermeté.

Il est curieux et intéressant de constater la différence de physionomie entre les bureaux où les hommes sont restés seuls et ceux où les femmes travaillent avec eux.

C’est la même différence qu’on observe dans le monde entre les réunions d’hommes et toute autre cérémonie mondaine. Les unes conservent l’atmosphère de gaieté lourde, et débridée où se croisent les plaisanteries crues, les mots lestes, les farces énormes.

Les autres ont plus de tenue et de correction.

Les « potins » remplacent les farces, les sous-entendus les mots scabreux, la galanterie règne avec sa gentillesse, ses petites jalousies, ses puérilités. Somme toute, au contact des femmes les soldats d’aujourd’hui s’affinent comme auprès des précieuses les soudards des guerres de religion.

Dans les organisations militaires comme dans les organisations civiles, l’emploi des femmes a donné de bons résultats. Peut-être, au début, a-t-on trouvé le travail féminin moins productif, parce que moins rapide. Manque d’habitude ! Aujourd’hui les femmes sont adaptées à leurs tâches nouvelles. Elles sont contentes de leur sort ; les chefs apprécient leur zèle et les soldats, leurs camarades ne se plaignent pas de leur compagnie.

Cependant un des résultats essentiels que l’on attendait de la main-d’œuvre féminime n’a pas été atteint. Nulle économie n’a été réalisée puisque le même nombre de soldats est resté sous les drapeaux.

On pourrait concevoir une utilisation plus large des réserves féminines encore presqu’intactes, et la restitution à la vie civile de tous les auxiliaires ainsi remplacés. Étudier les aspects et les conditions de ce problème ; ce serait une belle tâche pour un réformateur.