Marc Imhaus et René Chapelot (p. 95-119).

CHAPITRE VI


L’Action Féministe.


Nous avons vu plus haut quel beau programme les féministes traçaient à toutes les femmes, et particulièrement à elles-mêmes. Aucun des aspects cependant de l’activité féminine ne nous est apparu comme d’inspiration exclusivement féministe ; aucune des œuvres non plus, créées ou dirigées par des femmes ; (ni la Croix-Rouge où d’ailleurs la plupart des membres des associations féministes tinrent à honneur de figurer, ni les marraines, bien que le féminisme ait habitué femmes et jeunes filles à une indépendance autrefois choquante ;) n’est due aux seules apôtres de l’émancipation. Mais voici différentes œuvres dont les féministes eurent bien l’initiative :

Madame Jules Ferry et Madame Marguerite Saval créent sous la présidence du général de Lacroix « l’Assistance aux dépôts d’éclopés » qui a pour but de donner à ceux-ci plus de confort et quelques distractions. « Cette association a livré plus de 30 000 objets, chemises, caleçons, sacs de couchage, lits, draps, chaussons. Des bibliothèques sont organisées comprenant des livres, du papier, des plumes et de l’encre, et aussi des jeux. » Les 73 dépôts d’éclopés s’adressent à elle et leurs pensionnaires obtiennent ainsi un bien-être relatif.

Un groupement d’esprit féministe, l’Association des anciennes élèves de l’École Edgar Quinet a envoyé à lui seul à nos soldats (octobre 1914-mars 1915) plus de 12 000 objets d’usage personnel (chemises, chaussettes, mouchoirs, passe-montagnes, chandails) et des centaines de kilos de denrées alimentaires, le tout représentant plus de 9 000 francs. Bien des écoles dirigées par des institutrices ou professeurs à qui le féminisme apprit l’initiative et l’organisation ont fait des efforts semblables.

Plus importante encore est l’œuvre créée par l’Union Française pour le Suffrage des femmes et dirigée par Mme  Le Verrier, sa vice-présidente. Cette dernière a pensé que, parmi nos poilus, il s’en trouvait un fort grand nombre étrangement défavorisés : tous ceux qui sont originaires des régions envahies, Nord, Meuse, Ardennes, et actuellement occupées. Tandis que leurs camarades reçoivent nouvelles et paquets, eux, privés de toute communication avec leur famille, ne peuvent recevoir ni les unes ni les autres. Par l’intermédiaire d’un réserviste du Nord, Mme  Le Verrier réussit à établir des relations entre l’U. F. S. F. et les tranchées. Puis elle fit annoncer que l’Union se chargeait de pourvoir de sous-vêtements chauds les soldats dépourvus.

Ceux-ci s’adressent de plus en plus nombreux à l’Union qui envoie vêtements, paquets, remèdes et douceurs. Et les soldats du Nord, longtemps isolés du monde s’y rattachent de nouveau. « Voici que tout à coup c’est grâce à vous, madame, écrit l’un des destinataires comme une manifestation de la famille. Ce n’est point seulement la touchante attention de la mère et de la femme qu’on retrouve, c’est encore celle de l’enfant… ces bouts de crayon, ces goûters… ces petits mots charmants arrachent des larmes à la plupart de ces hommes plutôt rudes comme les fait la dure existence de leurs mines ».

Voilà qui est bien fait n’est-ce pas pour donner un démenti à ceux qui accusent le féminisme d’amener la solitude du foyer. Loin de l’abandonner, ce foyer familial, les féministes veulent en faire parvenir l’image au moins dans les tranchées. Et elles restent l’âme de la grande famille.

Les soldats restés dans les dépôts, les convalescents sont également loin des leurs et cet éloignement est parfois pour eux une cause de troubles. Un fléau les guette : l’alcoolisme. Le gouvernement a pris, il est vrai, des mesures radicales. C’est bien, mais ne serait-il pas bon, pensent les féministes, d’attaquer le mal à sa racine ? De quelle façon ? eh bien ! comme l’avait développé fort justement M. Clemenceau dans l’une de ses conférences sud-américaines, l’alcoolisme dérive moins d’un besoin bestial de boire que de la nécessité pour le travailleur, pour le soldat, en l’espèce de « se changer les idées ». Le café, le bar représentent en même temps que le magasin des excitations, le milieu différent de la caserne ou de l’atelier. Instruisez donc le peuple, concluait M. Clemenceau, apprenez-lui des distractions plus nobles si vous voulez vraiment tuer l’alcoolisme. La Française a fait le même raisonnement.

Pour éviter les troubles alcooliques, graves surtout chez les convalescents et, plus que jamais, préjudiciables au pays, la Française a lancé l’idée de créer pour nos soldats « des salles-abris accueillantes et gaies, où ils se réuniraient entre camarades, trouveraient à très bas prix des boissons réconfortantes, des livres, des jeux, et des personnes complaisantes, disposées à écrire leurs lettres à l’occasion, à leur donner des informations s’ils sont étrangers à Paris…, salles bien eu vue, ouvertes à tout venant, où l’on peut rester aussi longtemps qu’on veut, consommer ou ne pas consommer ». Et les féministes par l’intermédiaire de leur journal de demander une salle, quelques fonds pour les boissons, et comme serveuses des femmes de bonne volonté. Grâce aux divers groupements parisiens ou provinciaux, très vite, une partie de l’œuvre a été réalisée. Dès le 24 avril, la section rouennaise du conseil national des femmes [1] a ouvert, avec la chaude approbation du commandant du 3e corps d’armée, un foyer du soldat. Ce foyer est compris selon l’esprit de l’article cité ci-dessus.

Les soldats, dans une salle claire et aérée trouvent des livres, des journaux, des jeux. « Le Foyer du Soldat est absolument neutre et accueille avec la même bienveillance tous les soldats, sans leur demander aucune profession de foi religieuse ou laïque ».

Récemment une organisation semblable fut établie à Tours.

En juin 1915, enfin, le Vrai-Poilu, salle de lecture et de repos pour les soldats, s’est ouverte, à Paris, 5, avenue de l’Observatoire, sur l’initiative d’une collaboratrice de la Française.

Certaines féministes, soucieuses avant tout de maintenir la famille ont été préoccupées par l’idée que la mort de bien des soldats, commerçants et petits propriétaires fonciers pourrait amener la vente ou le partage de leurs biens au grand dommage de leur famille. Il conviendrait d’appliquer, en la circonstance une loi qui, jusqu’à présent, existe surtout sur le papier. C’est la loi du 12 juillet 1909 qui permet à toute personne maîtresse de ses biens de constituer un domaine de famille insaisissable. Une collaboratrice de la Française [2], puis à sa suite M. Ferdinand Buisson, entrèrent en campagne pour l’application plus fréquente de la loi du « Hom-estead » et son extension aux petits fonds de commerce. En même temps le Conseil national des femmes et l’Union Fraternelle des femmes émettaient des vœux en faveur d’une réforme de la procédure de partage. Déjà quelques résultats ont été obtenus. En mars 1915, le Ministre de la Justice a adressé aux Procureurs généraux une circulaire les invitant à faire connaître aux familles les dispositions principales des lois de 1906 et de 1908 dont l’objectif est « d’empêcher qu’au lendemain de la mort du petit propriétaire, la maison ou la parcelle de terre par lui acquise en vue de la fondation d’un foyer familial », ne soit morcelée, entraînant par là la ruine des enfants. Les orphelins des militaires et marins tués à l’ennemi doivent surtout en bénéficier. Ainsi sur l’initiative heureuse de quelques Françaises bien des familles en deuil seront au moins sauvées de la ruine.

Les Féministes ont ainsi, suivant leur programme « servi l’armée qui sert pour nous ».

Une belle carte postale de Forain, éditée pour le Vêtement du Prisonnier de guerre, représente la poignante détresse du captif que rien ne vient réconforter. C’est cette douloureuse image que les organisatrices de l’œuvre se sont représentée avant de l’inspirer, elle qui a dirigé tous leurs efforts.

Particulièrement malheureux étaient au début de l’hiver dernier ceux de nos prisonniers qui, sans famille ou originaires des régions envahies ne pouvaient attendre des leurs nul appui matériel ou moral. Ils souffraient de l’isolement, de la faim, du froid surtout, se trouvant sans vêtements chauds sous un climat rude. Dès le mois de novembre 1915, Mme  Wallerstein entreprit presque seule d’abord, de leur venir en aide. Elle se fit marraine des poilus prisonniers et envoya tous les jours dans divers camps une vingtaine de paquets. Son entourage est sceptique. « Vous travaillez, lui dit-on, pour les Boches qui seront seuls à se réjouir des delikatesses que vous croyez adresser à vos filleuls. »

Lorsque Mme  Wallerstein peut prouver que les paquets arrivent à destination et que c’est bien pour les Français qu’elle travaille, les adhésions arrivent et se multiplient. À Mme  Millerand qui fournit la première souscription importante, au Marquis de Ségur, au baron d’Anthouard, se joignent bientôt Lavisse et Barrés, Bourgeois et Denys Cochin, l’archevêque de Paris et le Grand-Rabbin de France, toutes les confessions, tous les partis, manifestant une fois de plus l’Union sacrée. Comité de Patronage, comité de Direction se constituent ; au mois de mars 1915, des statuts sont établis et l’œuvre, devenue déjà importante, abandonne la maison de sa fondatrice et s’installe, 63, avenue des Champs Élysées, dans un superbe immeuble prêté par l’une des adhérentes, la Comtesse de Béarn.

L’œuvre s’intitule modestement « le Vêtement du Prisonnier de guerre. » Elle a une portée un peu plus vaste ; une visite à son siège social permet de s’en rendre compte.

Le vestibule est rempli de femmes qui sans interruption se succèdent, apportant l’adresse de leur prisonnier. À toute indigente, à toute allocataire un paquet est donné gratuitement tous les mois. Les autres payent suivant leurs moyens.

Suivons Mmes  Wallerstein et Weiss, les principales organisatrices de l’œuvre. Dans une première salle une trentaine de personnes — dont quelques soldats car l’œuvre affiliée à la Croix-Rouge a désormais un caractère semi-officiel — sont occupées au classement des fiches où s’inscrivent la nature de l’envoi et le nom du prisonnier militaire ou civil.

D’immenses pièces, les « magasins » servent à la préparation des paquets. Ce service exige à l’heure actuelle la collaboration de trois cents femmes environ, toutes volontaires, bourgeoises ou mondaines donnent toute leur journée, et celles qui travaillent viennent offrir leurs rares heures de loisir aux poilus malheureux.

Le spectacle est réconfortant de cet atelier bénévole où, gaiement l’aïeule s’ingénie près de la petite fille aux cheveux dénoués.

Sous un volume restreint et arrangées avec une habileté digne de professionnelles, s’entassent les friandises qui adouciront autant que possible l’amertume de la captivité. Certains paquets dits de « type mixte » contiennent à la fois la nourriture et les vêtements.

Toutes les denrées sont achetées en gros par un spécialiste dont les organisatrices ont su s’adjoindre la compétence. Cette combinaison ingénieuse, comme la touchante solidarité des familles qui ont bien voulu faire don des uniformes de leurs disparus permet d’envoyer vêtements et victuailles à des prix très bas. Soigneusement emballés dans une toile solide et adressés par l’intermédiaire de la Suisse, les colis — il le faut dire bien haut pour rassurer les familles et montrer que nous savons rendre justice à nos ennemis — arrivent régulièrement.

Quelques chiffres pour terminer. Le nombre des envois journaliers, d’une vingtaine en novembre 1914, est passé à 350 en mars dernier, à plus de 1 000 aujourd’hui.

Le nombre total des envois est depuis la création du Vêtement du Prisonnier de 125 000. Et, comme je fais observer à Mme  Weiss que ce chiffre représente une grande partie de nos prisonniers : « Nous espérons bien, me déclare-t-elle, les satisfaire tous ».

Il ne s’agit pas seulement de servir l’armée, mais de soulager autant que possible les misères de la guerre. À cette tâche encore, les féministes se sont employées. Depuis la première invasion allemande, les réfugiés du Nord, des Ardennes, de la Meuse ont, accompagnant les Belges fugitifs, rempli les rues des grandes villes et l’asile qu’ils trouvèrent fut des plus inconfortables, des plus précaires. Alors que les pouvoirs publics s’accommodaient de cette situation comme d’un mal inévitable, les féministes y remédièrent.

Citons seulement, comme « organisation modèle » (l’expression n’est pas de moi, mais du maire du XVIe arrondissement) l’œuvre accomplie dans son quartier par la secrétaire générale de l’U. F. S. F., madame Brunschwig. Celle-ci remarqua, que le soin des femmes et des enfants réfugiés dans l’arrondissement était confié uniquement à un officier de paix. Il lui sembla que, dans l’installation de ces familles sans foyer, occupation ménagère s’il en fut, une femme pouvait donner au représentant de l’autorité d’utiles conseils. Le commissaire de police et le maire du xvie arrondissement, d’ailleurs féministes zélés, surent le comprendre et donnèrent carte blanche à la secrétaire générale de l’Union. Celle-ci partit des principes suivants : il faut que les réfugiés retrouvent à peu près comme chez eux la vie de famille, il ne faut pas en s’occupant d’eux indiscrètement, empiéter sur leur indépendance.

Or la vie en troupeaux dans des salles immenses est incompatible avec l’une comme avec l’autre. Madame Brunsehwig se mit en campagne et réussit à trouver les locaux nécessaires à l’organisation qu’elle rêvait. La première maison fut fournie par madame Carnot et l’on put loger d’abord 25 réfugiés. Ce n’était rien encore, mais infatigablement, madame Brunsehwig battit le rappel, elle a aujourd’hui à sa disposition 7 immeubles qui lui permettent d’hospitaliser 5 à 600 personnes. Ces immeubles sont divisés en deux catégories, dans les uns des chambres, dans les autres, de petits appartements. Le mobilier, la literie, le linge, furent donnés dans les mêmes conditions que les immeubles. L’allocation — et de nombreux secours supplémentaires — permettent aux réfugiés de pourvoir à leur entretien, à leur nourriture ; et tous, l’ouvrier dans sa chambre, le bourgeois dans son appartement, retrouvent l’image réduite du foyer familial.

C’est le foyer lui-même que Mme  Jules Siegfried, Mme  la marquise de Ganay, Mme  Saint-René Taillandier ont voulu restaurer. Lorsque la lente et sûre avance de nos troupes nous remet en possession des régions jadis occupées, on trouve des villages où plus rien n’est debout.

La terre reste néanmoins, labourée d’obus mais toujours nourricière. Ne vaut-il pas mieux pour les habitants de l’occuper à nouveau et de la faire à nouveau produire au lieu de traîner dans les grandes villes une existence précaire ?

Une société anglaise : les Amis, le Génie Militaire, les Préfectures se sont successivement assigné la tâche de reconstruire sur l’emplacement des maisons détruites. C’est pour meubler ces abris que s’est constitué le Bon Gîte.

Grâce à Mme  la Marquise de Granay, les abris sont meublés, grâce à Mme  Saint-René Taillandier, pourvus de linge, de literie, d’ustensiles de ménage. L’œuvre a paru si intéressante qu’on n’a presque pas eu besoin de propagande et que, dit la Marquise de Ganay, « les souscriptions affluent d’elles-mêmes. » Plus de 105 000 francs déjà [3] furent recueillis et dix villages de la Marne et de la Meuse ainsi repeuplés.

Comme les précédentes œuvres féministes, l’œuvre est charitable et pratique à la fois.

Voilà pour le réconfort matériel ; et voici pour le réconfort moral. Parmi les réfugiés, il en est de plus malheureux que d’autres. C’est ceux qui ont laissé au pays quelque membre de leur famille ou savent leurs femmes, leurs enfants évacués vers d’autres régions. Leur détresse attira l’attention du Conseil National des Femmes qui, en février dernier, décida de créer un Office de renseignements pour les Familles dispersées. Essayez de vous représenter l’énormité de la tâche ; elle est telle qu’une première fois la Croix-Rouge de Genève y a échoué. Il faut trouver un local, recueillir de grosses sommes pour les frais de correspondance et l’installation des bureaux, recevoir tous les jours des dizaines de personnes, et dépouiller plus de quinze cents lettres, organiser un système de fiches si délicat que seule la patience d’un archiviste de métier le peut mener à bien.

Mais Mme  Pichon-Landry n’hésite pas et comme pour confirmer le vieux proverbe : « ce que femme veut… » les difficultés s’aplanissent comme par miracle. On trouve le local, c’est l’école Berlitz qui abandonne ses deux étages de l’avenue de l’opéra. On trouve trois mille francs environ avec lesquels on se lance courageusement à la nage ; on trouve l’archiviste, M. Caron, qui de l’œuvre dont Mme  Pichon-Landry et ses compagnes furent l’âme, est vraiment l’esprit organisateur.

Sous sa direction et avec l’inlassable dévouement d’un personnel qui atteint bientôt 650 membres la plupart féminins, avec l’efficace collaboration du Conseil National des femmes qui fournit le comité directeur, les différents services se créent et se coordonnent.

Il s’agit de mettre en rapport l’offre et la demande, ou plutôt de fournir des offres aux demandes qui surgissent de plus en plus nombreuses. Pour répondre à ces lettres, à ces questions, on obtient du Ministère de l’Intérieur l’envoi journalier des listes de réfugiés communiquées par les préfets, et des listes de prisonniers civils rapatriés. Dans chaque département d’autres listes sont établies, soit en collaboration par les filiales de l’office et les préfets, soit par celles-là seulement. On utilise en outre les renseignements que peuvent fournir les soldats originaires des régions envahies, les prisonniers libérés, les réfugiés eux-mêmes, les instituteurs des villages reconquis, une enquête se poursuit actuellement jusqu’en Allemagne. Tous ces renseignements sont inscrits sur des fiches et classés sous deux rubriques : rubrique alphabétique (par noms de personnes) ; rubrique géographique (par départements).

Arrive une demande : elle est aussitôt transcrite sur une fiche et classée suivant le même système. Si l’on trouve une autre fiche identique c’est qu’il est possible de fournir de suite le renseignement. Sinon, des recherches complémentaires sont entreprises qui permettent parfois des indications approximatives.

Il ne suffit pas de fournir à la demande, il faut au besoin, la provoquer : avec les renseignements recueillis, des listes sont imprimées et envoyées en Angleterre, en Hollande, en Suisse. Par la voie de la presse parisienne et départementale, par la voie d’affiches posées dans les carrefours et les gares (la dernière est due à la plume de Steinlen), l’office fait connaître son existence et les services qu’il peut rendre.

Aussi, depuis sa créaction, l’office a-t-il dressé six cent mille fiches, fait trois cent mille recherches et pu fournir soixante mille renseignements. Combien de détresses consolées, de larmes maternelles essuyées, de sourires d’épouses refleuris, représentant les austères casiers où s’entassent dans un ordre parfait lettres et fiches ! C’est ce que nous permet de deviner la lecture de centaines de lettres débordantes de reconnaissance. « Grâce à vous écrit l’un, j’ai retrouvé ma femme et mes cinq enfants ». « Retrouver son frère, après avoir été depuis le 1er  août sans nouvelles de sa famille ! quelle joie ! » écrit un soldat originaire de Lille. Et devant ces documents tout palpitants de vie, on ne sait si l’on doit admirer plus le sens pratique de celles qui dirigent cette œuvre, ou leur bon cœur.

L’U. F. S. F. a compati à une autre infortune : celle des Alsaciens-Lorrains, officiellement allemands et pourtant de cœur si français. Au nombre de 15 000 au début de la guerre, ils durent subir la dure loi commune et peupler des dépôts. Mme  de Witt Shlumberger, elle-même d’origine alsacienne, réussit avec l’aide des notabilités de la Lorraine et de l’Alsace françaises, à former l’Association pour l’Aide Fraternelle aux réfugiés et évacués Alsaciens-Lorrains. Il s’agissait d’améliorer leur situation matérielle et morale et, pour ce, de visiter leurs dépôts. Les groupements provinciaux de L’U. F. S. F. permirent, et permirent seuls, l’organisation rapide des comités nécessaires. Ceux-ci fournissent leurs rapports au voyageur délégué qui les transmet au Comité central.

À Paris, trois Commissions fonctionnent : Vestiaire, Placement, Cours et Bibliothèque.

La première a pu distribuer dans les divers dépôts, 36 000 francs de vêtements. L’autre a, depuis le début de la guerre, placé des centaines d’Alsaciens. La troisième satisfait aux besoins intellectuels et moraux. Un peu partout on envoie des livres ; à Marseille, Privas, Angers, Nantes, on organise de petites réunions artistiques. À Brive, on organise une école pour les garçons et une école pour les filles. Ainsi peu à peu les Alsaciens-Lorrains se rattachent à notre vie française et « retrouvent le sentiment de l’affection que la France leur porte. » [4]

Nulle plaie sociale plus douloureuse en notre monde moderne que la misère des femmes qui travaillent. Combien la guerre dut-elle encore l’aviver ! Qu’on s’en rende compte en songeant que dès la mobilisation des milliers de femmes qui vivaient du salaire de leur mari se trouvèrent sans ressources et vinrent grossir de leurs rangs pressés l’armée des ouvrières ou des employées sans places. L’allocation, assez large pour les campagnes, trop maigre pour la ville, doit dans la pensée officielle, suffire à tout ; et pour qui travaille, s’évanouit.

D’innombrables femmes du monde en appétit de sacrifice tricotent éperdument créant aux vraies ouvrières une dangereuse concurrence. Sans s’effrayer de la complexité du problème, de courageuses féministes, Mme  Kœchlin, Mme  Duehesne, Mlle  Thomson l’ont abordé.

Il faut déblayer la route. On représente aux femmes du monde que « si elles s’érigeaient en ouvrières de fortune au moment où le travail devenait rare, elles commettraient la plus mauvaise action qui soit ». La plupart d’entre elles le comprennent et abandonnent aiguille et écheveau.

La Française entreprend une campagne pour démontrer que celles-là seront loin de nager dans l’opulence qui ajouteront à l’allocation le produit de leur travail. Voilà bien des idées fausses redressées.

En même temps la Section du Travail du Conseil National crée dès le 10 août, une Union pour l’organisation du Travail. Il s’agissait de faire une remarque très simple : tous les éléments existent pour la reprise du travail, il faut seulement les coordonner. N’y a-t-il pas des ouvrières, quelque argent recueilli par souscription et une demande de travail anormale, émanant du ministère de la Guerre ?

Un projet est immédiatement élaboré auquel adhèrent 21 sociétés d’assistance par le travail. On s’occupe alors de former des contre-maîtresses, qui formeront à leur tour des ouvrières habiles. L’Intendance fait une commande de 30 000 chemises puis d’autres commandes bientôt portées jusqu’à 70 000 unités.

Pour trouver les fonds nécessaires aux avances de fournitures, on obtient plusieurs prêts du Secours national ; l’Union devient l’un des plus grands pourvoyeurs de nos armées. Les conditions de travail qu’elle offre sont meilleures que celles qui étaient imposées avant la guerre aux ouvrières de même spécialité. En supprimant les intermédiaires, en envoyant son représentant acheter lui-même les matières premières en Normandie, l’Union assure à ses ouvrières au lieu de 0,20, 0,40 par unité. Beaucoup d’entre elles purent gagner 3 fr. 50 à 4 francs par jour.

Pour les non professionnelles bien des ouvroirs furent créés. L’Union centrale des œuvres d’assistance du xvie arrondissement fit faire aux allocataires de bonne volonté des vêtements pour les soldats.

L’ouvroir de la Vie Féminine assurera aux bourgeoises sans ressources et sans aptitudes un salaire de 1 fr. 25 et un thé-dîner, à toutes celles qui trouvaient une place, des vêtements (œuvre du Vestiaire féminin). La Française a ouvert un atelier d’apprentissage pour ouvrières typographes.

Innombrables sont les organisations dont l’ensemble permit à Paris seulement de donner à plus de 20 000 femmes le travail et le pain.

Les départements ont suivi le mouvement. Presque partout, les groupes féministes prennent l’initiative de la lutte contre le chômage. Partout sont organisés par les filiales de l’Union française pour le suffrage des femmes, des offices d’utilisation des femmes qui, s’assurant l’appui des autorités, passant des marchés avec l’Intendance, assurent à des milliers de femmes des salaires élevés.

Deux exemples seulement : à Lyon, la Ligue Féminine d’action syndicale organise l’Entr’aide syndicale. Celle-ci, « pour atténuer les rigueurs de l’hiver 1914-1915 », fournit « aux ouvrières travaillant à domicile un atelier bien chauffé et éclairé dans lequel seront enseignées chaque jour les connaissances pratiques nécessaires pour des travaux de couture ». Les ouvrières inscrites à l’Entr’aide, soutenues pécuniairement par quelques femmes ont formé bientôt une société qui trouva pour ses productions des débouchés et put fournir à des centaines d’ouvrières un salaire régulier.

À Besançon, toutes les ouvrières des soieries, des papeteries, des horlogeries, se trouvent en août 1914 sans travail. Les déléguées de l’U. F. S. F. se mettent de suite à l’œuvre et, avec l’appui de la mairie, de la préfecture et de M. Métin établissent un Office d’Utilisation. Mises en rapport avec l’Intendance militaire, acquérant les machines et les fournitures, nos féministes forment bientôt une société de production qui fournit à l’armée chemises, caleçons, pantalons, vareuses. Les ouvrières sont mieux payées qu’elles ne l’étaient auparavant et les bénéfices forment le fonds d’une Caisse sociale. On peut alors créer des ouvroirs, cantines, organiser des repas populaires.

Pendant le seul hiver 1914-1915, l’intelligence et le dévouement des féministes bisontines ont employé, avec des salaires de 3 fr. 50 à 4 francs, 440 ouvrières et nourri plus de 2 000 personnes.

Quelques exemples montreront quels services le féminisme, initiant ses adhérentes aux questions économiques, a rendus à la cause commune. En 1915, me rapporte Mlle  Thomson, par suite du changement dans les conditions des marchés passés avec l’Intendance, les ouvroirs parisiens eurent « en magasin » 100 000 chemises dont l’écoulement paraissait difficile. Plusieurs femmes proposèrent de les céder à 1 franc pièce. Les directrices d’ouvroirs féministes, mieux averties, refusèrent : Une telle opération risquait d’amener une dépréciation du marché et une diminution du salaire des ouvrières. Résistant à toutes les sollicitations, et maintenant les chemises au prix ancien, elles purent conjurer la crise. Mais elles surent aussi résister aux demandes tendant à augmenter démesurément le salaire des ouvrières qu’elles employaient, ne voulant pas créer aux patrons professionnels une concurrence factice.

Enfin les femmes ont su démontrer que sur les questions économiques, leurs avis n’étaient pas superflus. Leurs patientes campagnes les ont fait admettre dans les comités départementaux de chômage. À Paris même, la présidente de la Section du Travail au Conseil national, Mme  Duchène, collabore avec MM. Mesureur et Appell au Secours national. L’action féminine, ainsi fortifiée obtint du gouvernement militaire de Paris la fixation d’un salaire minimum de 0 fr. 55, puis 0 fr. 60 par unité pour les caleçons ou chemises donnés en commande. C’est également grâce à l’active propagande, à l’infatigable persévérance, à la persistante action des groupes féministes dans les milieux gouvernementaux qu’est due la promulgation des lois du 22 mai et du 10 juillet 1915 réalisant cette réforme tant attendue : la fixation d’un minimum de salaire pour les ouvrières à domicile.

Les bulletins de l’Office du Travail nous montrent en voie d’application cette réforme à Paris comme dans les départements. Partout des Conseils du travail ou à leur défaut, des Comités spécialement formés, « composés en nombre égal de patrons et d’ouvriers ou ouvrières », ont relevé les salaires, de façon à égaliser la moyenne du salaire aux pièces au salaire à la journée. Sans être encore largement payées, les ouvrières à domicile cessent d’être les parias de l’industrie. Il a fallu l’action persistante des femmes — et la guerre — pour obtenir une réforme, nécessaire depuis trois quarts de siècle.

Au concept de charité, sublime certes, mais surtout à sa place dans les sociétés imparfaites, substituons, pensent les féministes, le concept de solidarité, plus juste et plus fécond. Les résultats seront merveilleux. L’esquisse que nous venons de tracer de leur activité économique semble justifier cette idée.

Une question, enfin, préoccupe, passionne les féministes. C’est l’après-guerre, c’est-à-dire la reconstitution d’un pays plus riche, se développant par ses seuls moyens. Comme bien d’autres, les féministes se sont dit que la victoire serait stérile si l’on laissait reprendre aux Allemands la place qu’ils tenaient dans notre vie économique. Ici le rôle le plus important revient à la Vie Féminine qui fut toujours, en même temps qu’un centre d’études théoriques et de propagande, une institution destinée à aider les femmes dans le sens le plus large du mot. Le spectacle de ces femmes, privées, au milieu de leur vie, de toutes ressources, suggéra à Mlle  Thomson l’idée de trouver à l’activité féminine de nouveaux débouchés faciles et rémunérateurs. Elle remarqua qu’entre autres manifestations de l’emprise commerciale, l’industrie hôtelière et l’industrie du jouet étaient entièrement ou presque entre des mains teutonnes. Industrie hôtelière, industrie du jouet, l’une et l’autre étaient, pour des raisons diverses, susceptibles de devenir par excellence des métiers féminins. En travaillant effectivement à cette transformation on travaillait à la fois pour la femme et pour l’essor économique français.

« Les femmes ont été souvent de bonnes hôtesses, elles ont reçu avec charme ; comment se servir de cette qualité ? » Pour l’utiliser dans l’industrie hôtelière où tant de places sont restées vacantes par suite du départ des Austro-Allemands, les membres du Comité de la Vie Féminine se sont mises en rapport avec le Touring-Club que justement la question préoccupait. Touring-Club et Vie Féminine se sont entendus d’abord pour offrir, dès l’été 1915, un certain nombre de places à des femmes sans travail, puis, pour une œuvre de plus longue haleine, créer une École hôtelière destinée à former femmes de chambre, lingères, caissières, interprètes, économes, tous emplois se rapportant bien aux aptitudes féminines et bien rétribués.

L’Ecole hôtelière existe déjà. C’est boulevard Beauséjour, un coquet immeuble à l’aspect engageant. Des cours s’y ouvrirent le 1er  septembre 1915. Un enseignement ménager très sérieux en est la base et « il ne faudra pas sourire quand les plumeaux, balais, torchons, peaux à argenterie, théières ou porcelaines remplaceront les cahiers, crayons ou pupitres… » « Malgré les heures nombreuses consacrées à ces études très pratiques, les élèves de l’école ne négligeront ni l’anglais, ni les cours de perfectionnement post-scolaires ».

Ainsi les femmes seront, dans toute la force du terme, les bonnes hôtesses. Une telle œuvre à laquelle s’intéresse avec toutes les féministes dont nous avons eu l’occasion de citer les noms, la duchesse d’Uzès, et qui s’associe les propriétaires des principaux hôtels, ne peut manquer d’être menée à bonne fin. Et elle aura un triple avantage : donner du travail aux femmes, chasser de cette branche si importante de l’industrie nationale nos ennemis qui formaient avant la guerre jusqu’à 88 p. 100 du personnel, ressusciter enfin les vieilles traditions de la douce France en substituant aux « Palaces » la vieille auberge à la cuisine délectable, à l’aspect familial.

L’œuvre du jouet n’est pas moins intéressante. Qui ne sait que cette industrie est présentement presqu’entièrement monopolisée par l’Allemagne ? Et qui ne constate cependant que le bon goût français, féminin surtout, est capable de produire dans ce domaine de pures petites merveilles ?

Pour le prouver, Mlle  Thomson et ses collaboratrices ont organisé la Fédération du Jouet Français, où, afin d’éviter « en se substituant aux patrons pour obtenir sans bénéfices une production fictive, de devenir une concurrence déloyale pour l’industrie du jouet », fut appelé le président de la Chambre syndicale de cette industrie. Il ne s’agit pas, en effet, de détruire ce qui existe, mais de l’adapter aux conditions nouvelles.

Les résultats de cette collaboration furent heureux. Le 25 mai 1915 le Président de la République put inaugurer à la Vie Féminine l’exposition du jouet. Gros succès pour celle-ci : l’on y admira, avec les travaux des mutilés, de charmantes œuvres féminines où se retrouvait la caractéristique de l’industrie française : élégance et perfection : par ces qualités que la femme surtout peut développer encore, nous vaincrons la camelotte allemande. De cela il faut convaincre les étrangers. Réagissons contre la tendance casanière qui fut trop longtemps celle de la race et, sans attendre qu’ils viennent à nous, allons à eux.

L’Amérique était un des principaux clients de l’Allemagne. Comme elle est justement susceptible d’acheter les jouets élégants, mais chers, que nous fabriquons, c’est elle avant tout qu’il faut conquérir. La Vie Féminine, d’accord avec diverses personnalités américaines a renouvelé, à partir du 15 octobre, son exposition à New-York, Philadelphie, Boston, Chicago. Mme  Le Verrier, féministe bien connue en Amérique et conférencière de talent, fut chargée de représenter le bon goût français dans l’aménagement des vitrines, d’organiser dans les galeries des promenades d’enfants, de faire, par sa parole, connaître la France sous son aspect charmant comme sous son aspect sérieux, voire héroïque. Patronnée par le La Fayette Found, qui représente l’élite de la Société américaine, cette exposition ne manqua pas de remporter un grand succès. Elle permit — car c’est là surtout le but poursuivi — de nouer entre le client américain et le commerçant français d’utiles relations. Comme les Allemands importent là-bas des jouets pour une valeur de 45 millions chaque année, l’affaire est d’importance.

11 semble que, pour notre future renaissance commerciale, il y ait beaucoup à attendre de la collaboration féminine. Les femmes montrent cette initiative, ce sens pratique, cette activité qu’on a coutume de louer chez les peuples neufs. Leur avènement à la vie économique date d’hier, d’aujourd’hui même et pas plus que les peuples neufs, elles n’ont à tenir compte de traditions surannées.

Voilà, brièvement esquissée, l’action diverse du féminisme pendant la guerre.

Son rôle indirect n’est peut-être pas moins important. Croit-on qu’on eut, un peu partout songé spontanément à remplacer les hommes par les femmes si, pour la conquête des professions masculines, les femmes n’avaient tant combattu ?

Devant l’évidence des services rendus, bien des préventions se sont dissipées. Quoiqu’en pensent certains journalistes à la plume trop légère, la cause des femmes a fait un grand pas. À Mlle  Thomson, à Mme  Brunswig, des parlementaires jusqu’alors hostiles déclarent n’avoir plus désormais d’objection contre le suffrage municipal féminin [5] : ils ont vu les femmes à l’œuvre. Et le gouvernement qui, dans maintes organisations, nous l’avons vu, a usé de la collaboration féminine, sera sans force contre un tel précédent. La guerre, me disait une féministe, non sans mélancolie, cette guerre que nous avons tout fait pour prévenir et que nous maudissons, aura fait faire à notre cause d’immenses progrès.

  1. Qui avec l’U. F. S. F. avait déjà créé l’Œuvre du soldat convalescent et la lingerie du soldat.
  2. Jean Daxe, 5 décembre 1914.
  3. En août 1915.
  4. Signalons encore l’œuvre de la Serviette du Soldat fondée par Mme  Henry-Nathan et qui, en corrélation avec un service du Ministère de la Guerre (Bains-douches pour le front) qui a distribué aux soldats du front, à leur grande satisfaction 140 000 serviettes et inculqué à presque tous le goût de l’hygiène.
  5. À l’heure où parait ce livre, une proposition de loi a été déposée en ce sens à la tribune de la Chambre.