LES LYS SE FANENT
En 1814, quand les souverains étrangers prirent possession de Paris, pas un n’osa se loger aux Tuileries, réputées si peu hospitalières à leurs hôtes : le czar Alexandre fit choix de l’Élysée, mais il y resta seulement quelques heures et s’installa chez Talleyrand, rue Saint-Florentin ; le roi de Prusse habita l’hôtel de Villeroi, rue de Lille et l’empereur d’Autriche descendit à l’hôtel Borghèse[1], au faubourg Saint-Honoré. Le comte d’Artois, lui, ne craignait pas les fantômes : il entra à Paris le 12 avril et, après une prière d’actions de grâces à Notre-Dame, il se fit conduire au château qu’avait habité son frère, Louis XVI. On avait pour lui aménagé en hâte les salons du rez-de-chaussée, — ceux que, quinze jours auparavant, habitait encore l’impératrice Marie-Louise. À peine parvint-il à y pénétrer, tant était grande l’affluence des adorateurs du soleil levant, et dès qu’il en eut franchi la porte, un immense drapeau blanc fut hissé sur le dôme du pavillon central. Une nouvelle ère commençait.
Ce que l’on doit admirer dans ces subits revirements de l’Histoire, c’est la faculté d’adaptation des Français en général et particulièrement des Parisiens. On n’en aurait pas rencontré « un sur mille » capable de citer les noms des Bourbons survivants : en moins d’une semaine, on ne parla plus que d’eux ; on s’y perdait bien un peu ; ceux dont on annonçait le retour étaient-ils les frères, les fils ou les cousins de Louis XVI ? Des Condés ou des d’Orléans ? N’importe ! On assurait qu’ils apportaient la paix, la fin des aventures, le recommencement du bon temps paisible d’autrefois, dont les anciens vantaient le charme, et leur nom réveillait un vieil atavisme : ils apparaissaient comme des parents oubliés que leurs enfants allaient retrouver. Le roi étant retenu à Londres par un accès de goutte, son frère d’Artois l’avait précédé en qualité de lieutenant-général ; on lui faisait donc fête ; quelques mots heureux qu’on lui prêtait, son affabilité naturelle, son empressement à se montrer familial, suffirent à lui conquérir les cœurs.
Le 3 mai, à trois heures de l’après-midi, Louis XVIII fit son entrée dans « sa bonne ville ». Un soleil magnifique ; partout des cocardes blanches, des robes blanches, des guirlandes de mousseline blanche ; une haie de 20.000 gardes nationaux « dont les fusils servent de porte-bouquets à des lis[2] ». Dans son carrosse, que traînent huit chevaux blancs empanachés, le roi est assis à côté de sa nièce, la duchesse d’Angoulême ; on s’attendrit à l’aspect de cette seule survivante de la prison du Temple. Son visage, impassible, ses regards sévères révélaient les pensées sinistres dont elle était obsédée en pénétrant, après vingt-deux années de deuil, d’exil et de rancunes, dans la ville régicide. Pendant que le cortège se rend à Notre-Dame, les Tuileries s’emplissent d’une foule exaltée. Tout ce qui est soucieux de se faire reconnaître, remarquer ou pardonner s’y presse dans un débordement d’enthousiasme feint ou sincère. Les vieux royalistes, les fidèles, sortis de leurs retraites, chancellent d’émoi à se revoir dans ce palais où beaucoup se rencontrent pour la première fois depuis la nuit fatale du 9 août 1792. Lorsque les tambours battent aux champs dans la cour, un solennel silence maîtrise subitement la bruyante cohue des revenants : anxiété, stupeur d’assister à l’invraisemblable, ivresse du passé renaissant. La porte de la grande antichambre s’ouvre à deux battants : un chambellan annonce : Le roi ! Parmi les agenouillements et les prosternations, les sanglots et les cris étouffés des femmes, on le voit s’avancer, lourd, obèse, appuyé sur sa canne, traînant la jambe, mais suprêmement imposant et digne, l’air tranquillement satisfait d’un homme qui, après une longue absence, retrouve enfin sa demeure. Sa nièce ne le suit pas : elle s’est évanouie en entrant dans ce palais fatidique qu’elle a quitté, petite fille, dans l’effervescence de l’émeute triomphante, entre son père, sa mère, son frère, sa tante, dont, pour elle, les spectres plaintifs président à ce retour triomphal. Où va-t-elle se réfugier pour se soustraire à ces hantises ? Dans l’appartement de sa mère ? Dans celui de sa tante Élisabeth ? Dans l’ancienne chambre qu’elle occupa, voisine de celles de son père et de son frère ? Pas une pièce du château qui n’évoque pour elle et de sanglantes apparitions et de torturants souvenirs.
Quant à Louis XVIII, il entra, sans trouble apparent, dans le cabinet de Bonaparte et s’y installa avec un soupir d’aise. Avisant les N couronnés, les abeilles impériales et autres attributs qu’on n’avait pas eu le temps de faire disparaître, il se contenta de critiquer cette profusion d’emblèmes en citant ces vers de La Fontaine :
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau.
La grande préoccupation des premières semaines fut l’enlèvement de « ces insignes séditieux ». Des aigles planaient à tous les plafonds ; les portraits de Buonaparte abondaient et, dans nombre de galeries, étaient fixées aux murs des toiles commémorant ses victoires. Dès le 6 avril, avant même que l’usurpateur eût abdiqué, le gouvernement provisoire avait ordonné « la suppression de tous les chiffres et ornements caractérisant le pouvoir aboli[3] ». Opération délicate, exigeant de longs et minutieux travaux ; le temps et la main-d’œuvre manquaient. On disait bien que, en prévision du prochain retour des Bourbons, certaines dames royalistes découpaient des fleurs de lys de papier doré pour recouvrir les abeilles prodiguées aux tapis et tentures des Tuileries ; c’était là un expédient, témoignant certes d’un zèle louable, mais d’un médiocre sens de l’art décoratif. D’ailleurs, les étrangers n’avaient pas attendu qu’on les y invitât pour déménager les tableaux de valeur. À Saint-Cloud, Blücher mit dans ses bagages les portraits de la famille impériale et s’adjugea, en outre, un Rembrandt[4]. Les officiers supérieurs prussiens logés à Compiègne, emballèrent cinq grandes toiles, dont une Psyché et un Saint Jérôme, fort innocents de bonapartisme. Aux Tuileries, on descend du plafond du Conseil d’État le grand tableau de la bataille d’Austerlitz[5]. On eut plus d’embarras pour les portraits de l’empereur et de ses frères et sœurs encastrés dans les boiseries : à défaut de tableaux qui s’adaptassent à leurs dimensions, de façon à les dissimuler complètement, on les recouvrit de toile peinte ou de papier uni[6]. Mais les plus ingénieux se déclarèrent impuissants en présence d’une statue colossale de Napoléon, sculptée par Canova dans un bloc de marbre de trois mètres de haut et de deux mètres et demi de large. Indépendamment de la valeur de l’œuvre, ce marbre était estimé 66.000 francs et on proposa de le mettre en vente. Mais où trouver amateur ? Deux ans allaient s’écouler avant qu’on parvînt à se débarrasser de cette encombrante effigie. Enfin, un acquéreur se présenta : c’était l’ambassadeur d’Angleterre, parlant au nom de S. M. britannique. Il offrait de payer le prix estimé, à la condition que tous les frais d’emballage et d’expédition fussent acquittés par le gouvernement français. L’affaire fut aussitôt conclue et Napoléon vendu à l’Angleterre. Mais il fallait l’y transporter et ce n’était pas facile : quand on l’eut mis dans une caisse énorme, le poids brut du colis s’élevait à 12.000 kilos. En deux jours, on le roula jusqu’au port Saint-Nicolas où on l’embarqua clandestinement, — autant du moins que le permirent ses dimensions insolites… Après quatre mois de navigation, il parvenait à Londres, sans avarie[7]…
Je désire bien peu : dans un emploi modeste
Je voudrais de ma vie achever ce qui reste[17] » !
En marge de ces pétitions est indiqué le thème des réponses à faire : Regrets. — Il n’y a pas de place. — Aucun emploi vacant. — Refus. — Lettre polie. Certaines de ces sollicitations sont pourtant mieux accueillies : l’abbé Louis Le Duc, rue de Ménars, écrit : « Fils naturel de l’auguste aïeul du roi, j’ose espérer que son ministre, juste appréciateur des convenances, ne me laissera pas au-dessous de l’état où ma naissance me place. » L’abbé Le Duc, né au Parc-aux-Cerfs, reçoit un secours de 3.000 francs et une note du dossier rappelle que, « le 8 août 1814, il a eu avec le roi une conversation particulière[19] ». — Une autre enfin, très laconique, est également à citer : « Sire ! Je suis l’un des descendants de Louis XV », signé : de la Binardière, ex-adjudant-major de place[20].
De cette avalanche de pétitions on ne pouvait pas tout repousser ; plusieurs, émanant de royalistes plus recommandés ou plus méritants, recevaient satisfaction et c’est ainsi que le personnel de la Maison du roi s’augmentait chaque jour de subalternes inutiles. En quelques semaines, la population des Tuileries atteignit le chiffre de 800 personnes, sans compter les princes, les gentilshommes et les dames nobles de leur service. La nécessité de parer à cet engorgement fut l’une des causes qui amena le rétablissement des Gardes du corps, des Mousquetaires, des Gardes de la porte, des Chevau-légers et autres troupes de parade, indispensable débouché aux multiples dévouements qui s’offraient. Ainsi renaissait aux Tuileries l’ancien cérémonial de Versailles. Les Gardes du corps, — tous six pieds de taille, — ne quittaient pas les antichambres ; l’usage exigeait qu’ils y fissent leur service « le fusil sur l’épaule » ; ils ne présentaient les armes à personne et devaient, « au passage des grands dignitaires de la Cour, — ministres, maréchaux, cordons bleus, cardinaux, — frapper le parquet de trois coups de talon, bien distincts, annonçant à la salle voisine l’approche d’un personnage considérable[21] ». Ils avaient aussi l’honneur d’accompagner le dîner de Sa Majesté depuis les cuisines jusqu’à la table royale. Tout le monde se levait et se tenait debout, tant que durait le défilé des mets destinés à satisfaire l’appétit du souverain.
Les Gardes de la porte ne dépassaient pas les vestibules extérieurs ; les Cent-Suisses faisaient sentinelles sur les paliers de l’escalier ; les Gardes de la prévôté étaient chargés de la police du jardin et Louis XVIII, assisté de son intime confident, le comte de Blacas et d’un petit ecclésiastique de chétive apparence, l’abbé Fleuriel, veillait, du fond de son fauteuil, au maintien de la plus minutieuse étiquette. Toute la vie du château était réglée comme un mouvement d’horloge ; lui-même donnait l’exemple et se soumettait à ces rites surannés. Le comte de Neuilly rapporte qu’il y avait une pendule dans le salon bleu précédant le cabinet du roi. Quand cette pendule sonnait l’heure précise, pas une seconde plus tôt, pas une seconde plus tard, le roi paraissait et donnait l’ordre aux officiers de ses gardes rangés en bataille. Cet ordre ne variait jamais : il consistait en : Rien de nouveau !
Il se délectait manifestement de cette fastueuse quiétude, ce roi qui, proscrit durant tant et tant d’années, n’avait eu qu’une pensée, la couronne, le pouvoir, l’ivresse d’être le maître, le repos majestueux dans ces Tuileries dont il rêvait comme les purs croyants rêvent du ciel, alors que, chassé de partout, sans ressources pour tenir son rang, il combinait néanmoins, en esprit, l’organisation de sa Cour future, afin de n’être pas pris au dépourvu quand sonnerait l’heure de la revanche. Maintenant que ces longues chimères étaient devenues réalités, il entendait jouir pleinement de ce miraculeux accomplissement et son entourage avait mission d’écarter tous les fâcheux, tous les rabat-joie ; nulle audience n’était accordée sans que la leçon ne fût faite au visiteur : « La royauté est, à l’heure présente, assise pour toujours en France ; à quoi bon rapporter au roi des propos qui pourraient l’assombrir ? Le devoir des bons Français est de l’entourer d’hommages, non de le fatiguer par des récriminations[22]. »
Le 5 mars 1815, vers midi[23], M. de Vitrolles, secrétaire du Conseil des ministres, remit à Sa Majesté une dépêche cachetée que venait de lui apporter Chappe, le directeur du télégraphe. Louis XVIII l’ouvrit, la lut plusieurs fois et la jeta sur la table, en disant du ton le plus calme : « C’est Bonaparte qui est débarqué sur les côtes de Provence. Il faut porter cette dépêche au ministre de la Guerre ; il verra ce qu’il y a à faire[24]. » La nouvelle, étant sans importance, n’est communiquée aux journaux que le lendemain. Le Moniteur la publia le 7. Elle datait du 3 mars, alors que Bonaparte, avec sa petite troupe, s’engageait dans les rudes chemins des Alpes, et l’opinion générale fut qu’il n’atteindrait jamais Grenoble. En 1815, la ligne des signaux télégraphiques ne dépassait pas Lyon et, jusqu’au 10, les nouvelles de la marche de l’usurpateur ne furent pas très claires[25]. Le 11, on sut qu’il entrerait probablement à Lyon dans la journée et l’on commença à s’émouvoir, sans en rien laisser paraître, le bon ton de la Cour exigeant qu’on ne pût croire un seul instant la monarchie en péril.
Tout de même, les Tuileries sont en rumeur : on n’y décolère pas contre cet aventurier dont la réapparition risque de compromettre tant de situations si péniblement acquises. Chacun apporte son plan contre le téméraire révolté : les uns assurent qu’il suffit de ne point s’opposer à son avance ; elle s’arrêtera d’elle-même, devant l’indignation des populations rurales. C’est là l’opinion officielle, formulée, le 12 mars, par le Moniteur en cette phrase concise : « Bonaparte, en pressant sa marche, l’affaiblit… » Blacas est d’un autre avis : « Si le Corse ose s’avancer jusqu’aux abords de la capitale, que le roi monte en calèche découverte, accompagné des membres de la Chambre des députés et de la Chambre des pairs, tous à cheval, et se porte, avec ce cortège, à la rencontre du rebelle. La vue de Sa Majesté arrêterait les plus audacieux. Qui oserait passer ? » Le projet de Marmont, préconisé par Chateaubriand, est autre : « Notre vieux monarque, sous la protection du testament de Louis XVI, la Charte à la main, restera tranquillement sur son trône, aux Tuileries ; les deux Chambres prendront position dans les pavillons de Flore et de Marsan ; la Maison du roi campera dans le jardin ; on garnira de canons les quais et la terrasse du bord de l’eau. Résistons trois jours et la victoire est à nous. Le roi, se défendant dans son château, causera un enthousiasme universel[26]. »
En attendant qu’on se décide pour l’épopée ou pour la fuite, si les cœurs sont angoissés, les fronts restent sereins, car le roi ne change rien à ses habitudes et affecte un calme ingénu. Le mot d’ordre tacite est : « parfaite sécurité. » Blacas traite de visionnaires ceux qui ne peuvent complètement dissimuler leur inquiétude : « Croyez-vous donc que Bonaparte serait assez fou pour venir à Paris s’y faire écharper[27] ? » Le 19 mars, Napoléon est à Pont-sur-Yonne, et le Moniteur, écho de la confiance commandée, le représente comme « débitant les phrases les plus absurdes, telles que le départ du roi de Paris » !
Or, ce jour-là, — c’est un dimanche, — ce départ est déjà résolu, mais en grand secret[28]. Dans l’espoir d’un nouveau miracle qui brisera, à la suprême étape, l’élan de l’incorrigible trouble-fête, la Cour s’évertue à jouer l’insouciance : comme à l’ordinaire, le roi et les princes traversent les salons pour se rendre à la chapelle ; un dîner de gala est offert à l’ambassadeur d’Espagne ; l’ordre est le même qu’à l’ordinaire : Rien de nouveau[29] ! et les membres du corps diplomatique sont conviés à une grande soirée pour le lendemain.
Le lendemain ! Le maudit Corse est à Fontainebleau ! Aux Tuileries, on emballe en hâte ; il n’est plus temps de plastronner : on va partir ; vers dix heures du soir seulement, le bruit de cette décision s’affirme et se répand dans le château. Quel branle-bas ! Quel détalage éperdu ! La voiture du roi attend déjà, rangée au bas de l’escalier de l’appartement : les gardes nationaux du poste sont groupés sous le péristyle où le vent s’engouffre en rafales ; au-dehors, la pluie tombe, incessante et drue. À minuit, un valet paraît, portant deux candélabres garnis de bougies dont le souffle brutal de la tempête rabat les flammes ; le vieux roi suit, emmitouflé comme un malade, soutenu, presque porté par le comte de Blacas et le duc de Duras, premier gentilhomme de service. La scène est si lugubre que les gardes nationaux s’empressent, s’agenouillent, protestent de leur dévouement et de leur douleur : « Mes enfants, en grâce, épargnez-moi, gémit le fugitif ; j’ai besoin de forces… Je vous reverrai bientôt… » On le traîne jusqu’à la berline ; on le soulève ; on l’y place. Blacas s’assied à côté de lui ; la portière se referme ; la voiture, tournant dans la cour, s’enfonce sous l’arc du Carrousel et disparaît dans les rues tortueuses. Les passants attardés qui, durant cette nuit-là, traversèrent la place, virent les grilles des Tuileries fermées, la cour complètement déserte, toutes les fenêtres éteintes. Un silence, une solitude sinistres[30]. Les huit cents habitants du château avaient disparu, redoutant la soudaine arrivée de l’ogre. Tous les ministres avaient fui avec tant de promptitude que celui des Finances oublia d’emporter 50 millions restés dans les coffres !
Au matin du 20, dès sept heures, les badauds se portent vers les Tuileries, ignorant encore le départ du roi. La garde nationale n’a pas quitté ses postes. Vers dix heures, débouche de la rue Saint-Nicaise une troupe d’officiers en demi-solde que conduit le maréchal Exelmans, accompagné d’un escadron de cuirassiers et de quelques artilleurs, traînant deux canons. Exelmans parlemente et obtient d’occuper le château, conjointement avec la milice bourgeoise, et les curieux qui affluent en foule considèrent avec stupéfaction les « grognards » avec la cocarde aux trois couleurs, en sentinelle à côté de miliciens portant la cocarde blanche et la décoration du lys. La situation est encore indécise. Si triomphale qu’ait été la marche de Napoléon, depuis la mer jusqu’à Fontainebleau, son prodigieux exploit ne sera que l’aventure d’un partisan téméraire, tant qu’il n’aura pas franchi le seuil des Tuileries. Les Tuileries, c’est l’investiture. Ce vieux château, si expulsif à ses hôtes, n’en est pas moins devenu, dans l’esprit du monde, le piédestal du pouvoir souverain. Qui l’occupe est maître de la France. Paris, coutumier cependant de l’invraisemblable, hésite encore à croire que Napoléon rentrera sans obstacle, dans cette demeure auguste, par la seule puissance de son prestige.
À midi, le drapeau tricolore est hissé sur le pavillon central et salué du cri de Vive l’empereur ! Au début de l’après-dînée, le spectacle évolue : çà et là, circulent dans la cour ou apparaissent aux fenêtres du château des valets à la livrée impériale, des maîtres d’hôtel, des écuyers. Bientôt arrivent, hésitants d’abord, puis vite enhardis, des fourriers du palais, des chambellans, des anciens ministres, tous vêtus de costumes qu’on n’a pas vus depuis un an. Comme au coup de baguette d’un enchanteur, la pompe impériale ressuscite : à l’heure du brumeux crépuscule passent, dissimulant sous des witchouras ou des manteaux d’hermine, leurs épaules nues et leurs robes de Cour, des femmes de conseillers d’État, de généraux, d’ex-grands dignitaires. Dans les escaliers, les antichambres, elles rencontrent les mêmes huissiers que naguère ; elles parcourent les appartements, éprouvant « une joie enfantine » à se retrouver dans ce palais dont elles étaient exclues. À la salle du Trône, elles remarquent que les fleurs de lys du tapis sont seulement appliquées ; on en arrache une ; l’abeille qu’elle cachait apparaît ; les dames, en grande toilette, se mettent fébrilement au travail ; en moins d’une heure « le tapis est redevenu impérial[31] ».
Voici la reine Hortense, en deuil de sa mère, l’impératrice Joséphine, récemment décédée à la Malmaison. Voici l’ex-archi-chancelier Cambacérès, les ducs de Bassano, de Plaisance, de Gaëte, de Rovigo ; Caulaincourt et Lavalette, les fidèles ; Decrès, Daru, Ségur, qui revient prendre sa place de grand maître des cérémonies, tous en proie à une exaltation stupéfaite, incrédules encore de ce revirement incompréhensible qui rappelle tant de prospérité, de gloire et de grandeur[32] !
Tous les lustres sont allumés ; au-dehors, la cohue impatiente qui obstrue la cour et la place du Carrousel, aperçoit, dans le brouillard de la nuit, le long alignement lumineux des hautes fenêtres éclairées comme aux soirs de grandes fêtes. On s’inquiète. Qu’est-ce donc qui LE retarde ? Va-t-il échouer au dernier pas ? Voilà que, vers neuf heures, on entend, du côté de la Seine, gronder un bruit grandissant de tonnerre, et, soudain, du guichet qui, du quai, donne accès à la cour du palais, surgit en trombe une formidable charge de cavaliers, pêle-mêle, de toutes armes et de tous grades, sabres levés, vociférant, enflammés, hagards, fous. Parmi cette ruée, roule une chaise de poste. La presse est si dense, ses remous si impétueux que, en un instant, les cavaliers haletants sont dispersés ; la voiture bloquée s’arrête : on se jette sur la portière, on s’arrache l’empereur ; poussé, tiré, porté de bras en bras jusqu’au péristyle de l’escalier de l’appartement, il est happé par ses officiers qui tentent de l’entraîner vers les marches ; mais le flot qui descend à sa rencontre se heurte à la poussée du dehors et la terrifiante bousculade s’immobilise en un tel entassement que la vie de l’idole est en danger. « Au nom de Dieu, placez-vous devant lui ! » crie Caulaincourt à Lavalette qui, se débattant, atteint la rampe, s’y cramponne, se raidit et monte à reculons, précédant l’empereur de marche en marche, en extase, répétant sans cesse : « C’est vous ! C’est vous ! C’est vous ! » Lui, Napoléon, semble ne rien voir, ne rien entendre ; il se laisse porter, les bras en avant, les yeux fermés, un sourire fixe aux lèvres, comme en état de somnambulisme. On le pousse dans son cabinet dont les portes aussitôt se referment[33]… Il y soupa seul, avec le grand maréchal Bertrand, d’un poulet rôti et d’un plat de lentilles.
Dans les salons, on ne criait plus ; mais tout le monde parlait à la fois, dans une sorte de délire : « Ceux qui avaient porté l’empereur étaient comme fous ; mille autres se vantaient d’avoir baisé ou touché seulement ses vêtements… Il n’y avait pas jusqu’aux valets que l’on ne fêtât. Tout à coup, Napoléon reparaît ; l’explosion fut subite, irrésistible… On eût dit que les plafonds s’écroulaient[34]. » Nul ne doutait qu’un si prodigieux événement ne fût dû à la magie, et Thiébault cite un particulier qui, ayant, le lendemain, mis à la loterie les numéros correspondant à la place tenue dans l’alphabet par les huit lettres du nom de Bonaparte, gagna, par suite du même sortilège, une somme de 51.000 francs.
Le lendemain, la Cour impériale reprenait son train habituel. À une heure, Napoléon passa en revue, sur la place du Carrousel, les troupes de la garnison de Paris ; pour assister à ce spectacle, les femmes des hauts fonctionnaires s’étaient groupées sur le balcon du château, aux côtés de la reine Hortense, qui, ce jour-là, avait auprès d’elle son troisième fils, alors âgé de sept ans. L’enfant ne devait jamais perdre le souvenir de cette journée rayonnante ; elle restera la hantise et le rêve de toute sa jeunesse et, trente-sept ans plus tard, il rentrera en maître dans ce palais sous le nom de Napoléon III. Les jours suivants, l’empereur affecte de s’annoncer pacifique : dîners intimes, réceptions, visites au musée du Louvre, à l’atelier de David, au jardin des Plantes, spectacle dans les petits appartements… Mais, en dépit de l’obligation que lui impose la politique, de paraître sûr de l’avenir, il est trop perspicace, trop renseigné aussi pour ne point savoir que les nuées d’orage s’amoncellent sur sa tête. L’Europe, terrifiée de sa résurrection, se venge de la peur qu’il inspire en séquestrant sa femme et son fils. Si grand qu’il soit, les Tuileries sont trop vastes pour abriter sa solitude : le 16 avril, il s’établit à l’Élysée ; il reviendra parfois au château pour présider le Conseil des ministres, entendre la messe à certains dimanches, ou passer ses soldats en revue ; mais il n’y couchera plus. Le 11 juin, il donne aux Tuileries une dernière audience et les quitte, — pour toujours.
Les Parisiens, qu’on a comparés aux chevaux de Marly, — « toujours bridés et toujours cabrés », — composent manifestement le peuple le plus facile à gouverner. Laborieux, sceptiques, frondeurs par atavisme, mais instruits par l’expérience que les révolutions profitent seulement à ceux qui les cuisinent, ils les acclament et s’en désintéressent, car « ils sont passés maîtres dans l’art de se duper eux-mêmes ». Comme les fourmis qui, après les catastrophes, se hâtent de reconstruire leur fourmilière bouleversée, ils se pressent de réédifier un gouvernement à la place de celui qu’ils ont renversé ; mais dès que le nouveau est debout, ils recommencent à le taquiner, à l’ébranler, si bien qu’une nouvelle chute est à craindre. En outre, au dire d’un penseur, « l’engouement est une maladie dont tous les Parisiens sont atteints » ; sitôt qu’il est quelque part « des uniformes à regarder, des tambours et des trompettes à entendre, ils y courent », conquis d’avance, en spectateurs ravis dont la bonne foi est d’une mobilité sans pareille[35]. Voilà qui explique et justifie l’accueil chaleureux et les applaudissements dont ils saluèrent la rentrée de Louis XVIII, après cent jours de retraite à Gand.
Il n’était pas sans inquiétude sur la réception qui lui serait faite, ce vieux roi podagre qui s’était, trois mois auparavant, esquivé dans la nuit. Au château d’Arnouville, dernière étape de son retour, il s’informa de l’esprit de la population : on lui conseilla de tarder au moins vingt-quatre heures, le temps de décider la garde nationale à troquer la cocarde tricolore contre la cocarde blanche ; ce court délai, bien employé, suffit pour obtenir de la docile milice bourgeoise cette renonciation[36], et le 8 juillet, Louis XVIII put effectuer sa rentrée solennelle sans que ses yeux fussent offusqués par les trois couleurs séditieuses. Tout de même, il crut prudent de traverser Paris en voiture fermée. Au vrai, il revenait diminué par le patronage imposé de l’homme le plus méprisable et le plus méprisé de France, l’odieux Fouché, le défroqué régicide, devenu, à force d’intrigues, de platitudes et de trahisons, l’un des ministres du roi très chrétien. Chateaubriand, apprenant cette promotion scandaleuse, eut le courage de dire au roi : « Pardonnez à ma fidélité, Sire, mais je crois la monarchie finie. » Louis XVIII garda le silence, ému de ce propos téméraire, puis il reprit : « Eh bien ! monsieur de Chateaubriand, je le crois aussi[37]. »
Est-ce pour chasser cette impression corrosive qu’il s’appliquait, dès le premier jour, à reprendre son rôle de roi, comme si le prestige de sa légitimité n’avait subi aucune atteinte de son interrègne de cent jours ? Bien que le rustre Blücher, maître de Paris avec ses Prussiens, affectât de tenir prisonnier le roi de France et occupât le jardin et toutes les avenues des Tuileries ; bien qu’il eût installé sur la place du Carrousel, un bivouac dont les canons étaient outrageusement braqués sur le château[38], Louis XVIII, dédaignant ces humiliations, n’en tenait pas moins sa Cour avec cette humeur souriante qui lui était habituelle, encore qu’il exigeât de sa famille et de ses courtisans une rigoureuse soumission à l’étiquette. Comme il avait de l’esprit, il acceptait les privautés du populaire : ainsi, à son retour de Gand, alors qu’il saluait la foule au balcon des Tuileries, ne marqua-t-il aucun déplaisir quand un sergent de la garde nationale, ne pouvant refréner son enthousiasme, lui saisit la main et la baisa ; dans la même circonstance, l’acteur Huet lui remit une bannière sur laquelle on lisait : Vive notre père de Gand[39] ! et, en dépit de la familiarité, quelque peu ironique, du calembour, le roi parut saisi d’une émotion qui le dispensa de remercier. Mais s’il ne se froissait pas de ces démonstrations sans conséquences, il se montrait intraitable sur le cérémonial de son intérieur. À son grand regret, ses misères physiques l’obligeaient à renoncer aux vieux usages de ses prédécesseurs ; perclus de goutte, il ne pouvait, en effet, changer de chemise en public, ni inviter les ambassadeurs étrangers à le voir sortir du lit ; il n’en était que plus formaliste pour les réceptions de son cabinet. Le comte de Saint-Chamans nous a décrit le cercle des Grands du royaume, assidus à venir chaque matin entendre monologuer le roi qui, tassé au fond de son fauteuil, tandis que sa nièce, la duchesse d’Angoulême, tricotait à ses côtés, contait des anecdotes, parfois attendrissantes de niaiserie, parfois égrillardes[40] ; les courtisans guettaient le moment où il conviendrait de s’extasier : c’était faire sa cour de rire à perdre haleine, car Louis XVIII se piquait d’être étincelant causeur et on ne devait pas manquer l’occasion de montrer qu’on appréciait toute la finesse de son esprit.
Le comte Molé est plus précis encore et nous fait assister à l’une de ces réceptions du dimanche, dont le cérémonial ne varie jamais. Sont présents : les ministres, les maréchaux, les grands dignitaires, les princes et princesses revenant de la messe, tous groupés, en ordre invariable, dans le grand cabinet de Sa Majesté. Les portes s’ouvrent, le roi paraît, traîné dans son fauteuil roulant : le fauteuil s’arrête ; tous s’inclinent profondément, longuement ; alors Louis XVIII adresse la parole aux mêmes personnes et dans les mêmes termes qu’il l’a fait le précédent dimanche et qu’il le fera tous les dimanches de son règne. Il commence par « Monsieur ». Il l’appelle : « Mon frère ! » Monsieur s’avance, se penche ; le roi lui dit à l’oreille quelques paroles en souriant. Puis : « Ma nièce ! » Madame, duchesse d’Angoulême, s’approche, reçoit respectueusement la confidence de son oncle, se plie en une profonde révérence et s’écarte à reculons. « Mon neveu ! » C’est le duc d’Angoulême qui, à son tour, écoute quelques mots dits à voix basse. « Duc de Berry ! » Même comédie… Les ministres sont favorisés de semblable honneur ; ils sont appelés par leur nom : le roi leur parle bas ; mais un peu moins bas qu’aux princes et de manière que ceux qui environnent son fauteuil puissent entendre ce qu’il leur dit. Decazes, le ministre favori, est toujours seul appelé deux fois et il n’est guère possible de percevoir les paroles qui lui sont adressées. Les maréchaux, les ministres d’État, les courtisans sont interpellés à haute voix, de loin, et répondent sans quitter leur place : au maréchal Jourdan, par exemple, c’est toujours : « Maréchal, venez-vous du Coudray ? » À M. Dubouchage : « Comment va l’estomac ? » Celui qui déplaît au roi, — et surtout à Decazes, — n’est honoré d’aucune question ; Sa Majesté fait semblant de ne pas le voir. Le comble de la disgrâce est d’être fixement regardé, sans qu’il s’ensuive aucune apostrophe[41].
À table, Louis XVIII se montrait toujours de bonne humeur, apportant beaucoup de recherche à être gracieux envers ses invités. Ils étaient, le plus souvent, au nombre de onze, quelquefois plus nombreux, mais toujours moins que vingt-quatre. Le déjeuner était pour dix heures ; très fréquemment, Madame, — la duchesse d’Angoulême, — y figurait avec une de ses dames. Le roi avait devant lui « les deux meilleurs plats et, aussitôt qu’on était assis, il ne manquait pas d’en offrir à tous les convives, en les appelant chacun par leur[sic] nom. À la fin du repas, on lui apportait deux petites carafes remplies l’une, de vin de Malaga, l’autre, de vin de Chypre. Il recommençait alors à en offrir aux personnes admises pour la première fois à sa table, car, n’oubliant pas lequel des deux vins les autres convives avaient choisi précédemment, il leur en envoyait un petit verre, sans les consulter ni se tromper jamais[42] ». À dix heures et demie, exactement, il rentrait à son cabinet où on le suivait ; Madame prenait son tricot ; à onze heures moins dix minutes, elle roulait son ouvrage, plongeait en une profonde révérence et se retirait. Dix minutes plus tard, le roi faisait un petit signe de tête et disait : « Messieurs… » À ce signal connu, chacun s’inclinait respectueusement et sortait sans se retourner. Parfois, Sa Majesté variait la formule et congédiait ses hôtes par ces mots : « Si j’étais chez vous, je m’en irais… »
Le prince de Joinville a relaté dans ses Vieux souvenirs les incidents mémorables d’un repas de famille présidé par Louis XVIII. Joinville avait six ans et c’était la première fois qu’il avait l’honneur d’être reçu aux Tuileries. Tout l’étonna : l’arrivée dans la cour du château, saluée successivement par le poste des gardes suisses au pavillon de Marsan, et de la garde royale au pavillon de Flore ; la descente de voiture sous le vestibule de l’escalier de pierre, — l’escalier de l’appartement, — au bruit assourdissant du tambour des Cent-Suisses. Au milieu de l’escalier, il dut s’effacer avec déférence et se plaquer contre le mur pour laisser passer « la viande du roi », c’est-à-dire le dîner qu’on montait des cuisines, escorté par les gardes du corps. Au palier du premier étage, on était reçu par un maître d’hôtel, habillé de rouge, — M. de Cossé ; — on traversait la salle des Gardes et on pénétrait dans le salon où toute la famille fut bientôt réunie : Monsieur, comte d’Artois, le duc et la duchesse d’Angoulême, les parents du petit Joinville, duc et duchesse d’Orléans, sa tante Adélaïde, ses deux frères aînés, Chartres et Nemours, leurs trois sœurs, Louise, Marie et Clémentine. Joinville était le cadet de tous.
La porte du cabinet du roi s’ouvre ; le siège à roulettes amène Louis XVIII, très imposant « avec sa belle tête blanche et l’habit bleu à épaulettes ». Il embrasse à tour de rôle tous ses invités, n’adresse la parole qu’au petit Nemours, le questionne sur ses études latines ; l’enfant, — il avait dix ans, — très intimidé, balbutie. « Au dîner, poursuit Joinville, on tira les rois et voilà que, en ouvrant mon gâteau, j’y trouvai la fève. Je dois dire que ce résultat n’était pas absolument imprévu et ma mère m’avait fait la leçon en conséquence. Je n’en fus pas moins très embarrassé quand je vis tous les yeux fixés sur moi. Je me levai de table et portai la fève sur un plateau à madame la duchesse d’Angoulême… C’est elle qui rompit la glace en buvant dès que je l’eus faite reine et ce fut Louis XVIII qui, le premier, cria : la reine boit ! la reine boit[43] !
Au printemps de 1816, la famille royale s’augmenta d’une personne qui, en attendant de plus marquantes aventures, allait réveiller de sa solennelle torpeur la Cour des Tuileries. C’était la fille du roi des Deux-Siciles, princesse Caroline de Naples, qu’épousait le duc de Berry, second fils de Monsieur, comte d’Artois. Comme son frère aîné, le duc d’Angoulême, n’avait pas d’enfant, c’était sur Berry que reposait tout l’avenir de la postérité des Bourbons.
La jeune duchesse de Berry était-elle jolie ? La question fut controversée furieusement car elle côtoyait la politique. Les « ultras » la proclamaient idéale ; les libéraux se montraient plus réservés. Quand elle parut pour la première fois aux Tuileries, le duc de Maillé, franc parleur, remarqua à haute voix que « la princesse avait un œil plus petit que l’autre ». Le prince de Poix, capitaine des gardes, s’indigna : « Je n’ai rien vu de cela, riposta-t-il en champion de la nouvelle idole, bien au contraire, madame la duchesse de Berry a l’œil gauche un peu plus grand… » Mot de courtisan qui, s’il est authentique, donne la mesure des « jugements de Cour ». Au vrai, Caroline de Naples, quoique sans beauté, était séduisante ; son avenir tourmenté en sera la preuve et le portrait qu’a tracé d’elle Mme de Boigne doit être ressemblant : « Un air d’excessive jeunesse, une admirable forêt de cheveux blond cendré, les mains, le col, les épaules d’une blancheur éclatante et les pieds les plus petits qu’on pût voir. » Par malheur, ni grâce, ni dignité, parfaitement ignorante et sachant à peine lire. En ce temps-là, les familles princières estimaient encore que leurs rejetons, s’étant donné la peine de naître, n’avaient besoin de rien apprendre pour être admirés. « Nous avons été élevés comme des cochons », disait parfois le duc d’Angoulême[44], qui parlait rarement et sans prétentions à l’euphémisme. Au grand couvert des Tuileries, le jour du mariage, il fut facile de discerner que la fille du roi des Deux-Siciles n’avait pas été éduquée du tout : « Elle marchait mal, les pieds en dedans », n’adressait la parole à personne, ricanait avec ses dames : « Il n’y a pas de pensionnaire qui ne s’en fût mieux tirée. »
Car il y eut « grand couvert », épreuve si harassante qu’on renonça à la renouveler ; ce grand couvert, qui fut le dernier, eut pour théâtre la galerie de Diane. Le comte de Cossé, premier maître d’hôtel, précédant le roi, le conduisit à table. Seuls y pouvaient prendre place les princes et les princesses royales ; les princes et les princesses du sang n’y étaient pas admis. Au cours du dîner, quand le roi voulait boire, l’échanson annonçait l’événement à haute voix et, tant que durait le repas, les gentilshommes de la Chambre, aides de camp, dames des princesses, en grand habit, se tenaient debout, dans une immobilité respectueuse ; les duchesses, seules, avaient des tabourets. Un passage surélevé établi du côté des fenêtres, sur toute la longueur de la galerie, permettait au public, qui affluait en foule, de voir le roi manger ; l’incessant défilé des badauds, maintenu par une barrière, pénétrait au château par le grand escalier du pavillon de l’Horloge et s’écoulait par celui de l’appartement. Mme de Gontaut convient que, si le spectacle de cette cérémonie surannée « était beau et imposant », rien n’était plus fatigant « pour les personnes obligées d’y assister debout, par une étouffante chaleur et au bruit d’un orchestre immense ». La corvée finie, les nouveaux mariés se retirèrent au palais de l’Élysée-Bourbon, aménagé à leur intention.
Dans le secret de leur pensée, les gens de Cour considéraient ces dures exigences de l’étiquette comme d’ennuyeuses et accablantes servitudes ; ils s’y cramponnaient dévotement, néanmoins, trouvant là leur raison d’être et sentant confusément que c’était la suprême armature de la Monarchie. La comtesse de Boigne qui, comme tant d’autres, sans y être obligée, se soumettait à cet assujettissement, mentionne certains détails précieux pour l’intelligibilité de la topographie des Tuileries. Quand on y allait « rendre ses devoirs », il fallait changer l’heure de son dîner, s’enharnacher d’une toilette incommode et qu’on ne pouvait produire ailleurs, madame la duchesse d’Angoulême ayant statué qu’on ne devait pas se présenter à la Cour sans les ridicules « barbes » de dentelle retombant de chaque côté du visage, une lourde mantille et un plastron plissé ; « un modèle déposé chez ses marchandes devait être strictement suivi ». La réception commençait, l’hiver, à sept heures ; on montait par le grand escalier ; on stationnait dans la salle des Maréchaux devenue salle des Gardes ; on traversait le salon bleu, — l’ancienne antichambre, — fort mal éclairé, puis on pénétrait dans le salon de la Paix, qui ne l’était pas davantage. Là, longue station, les duchesses, seules, ayant le droit de poursuivre jusqu’à la salle du Trône. Lorsqu’elles avaient été reçues, les dames « non titrées » étaient admises à leur tour et défilaient devant le roi, assis le dos à la cheminée. Révérence. Il disait un mot ou ne disait rien ; seconde révérence et, par la galerie de Diane, on se hâtait vers l’escalier de l’appartement qui conduisait au rez-de-chaussée, chez Madame[45]. Madame, tout court ; tel était le titre que portait, sous Louis XVIII, la duchesse d’Angoulême ; au temps de Charles X, elle sera Madame la dauphine.
Il y avait toujours encombrement à sa porte : « On finissait cependant, avec un peu d’intelligence et beaucoup de coups de coude, par entrer dans son salon. Très parée, Madame se tenait debout, presque à la hauteur des portes, sa dame d’honneur près d’elle, le reste de son service au fond de la chambre. On s’arrêtait devant elle ; elle disait à chacun ce qui convenait… Un petit signe de tête annonçait que la conversation était finie ; on faisait la révérence et l’on passait chez monsieur le duc d’Angoulême[46]. »
Il était souvent introuvable, ne tenant pas en place ; de son grand pas « dégingandé et disgracieux », il arpentait les cours du château, s’arrêtait pour causer avec les factionnaires, rentrait chez lui, se remuait sans cesse, « se battait les flancs pour rire[47] ». « On tombait toujours sur lui à l’improviste et « la gaucherie de ses paroles répondait à celle de sa personne ». Aussi ne s’attardait-on pas : en sortant de chez le prince, on se trouvait dans le vestibule du pavillon de Flore[48], c’est-à-dire dans la rue, car alors il était pavé et tout ouvert, sans portes ni fenêtres, aux intempéries de la saison. » Le passage par les appartements était interdit ; il restait donc aux nobles dames accomplissant leur pèlerinage, le choix de traverser les souterrains des cuisines ou de reprendre leur voiture pour gagner le pavillon de Marsan, situé à l’autre extrémité des Tuileries, pour y faire leur cour au comte d’Artois. Dans le premier cas, « il fallait faire le trajet sans châle ni pelisse, l’étiquette ne permettant pas de s’en couvrir à l’intérieur du château » ; dans le second, on devait chercher ses gens jusque sur le Carrousel, « l’accès de la cour étant prohibé aux voitures ». Comme on n’admettait aucun homme à ces réceptions, « on voyait sur l’immense place courir à la recherche de leur équipage, de malheureuses femmes en falbalas qui retroussaient leur robe jusque sur leur tête pour défendre leur grand décolletage contre le froid, la neige, le vent ou la pluie[49] ».
Si la vie était dure aux courtisans des Tuileries, elle ne l’était guère moins pour les hôtes princiers du château. Le roi seul y trouvait toutes ses aises ; mais l’obligatoire vénération que lui témoignaient son frère, ses neveux et ses nièces, asservissait ceux-ci à une discipline quasi pénitentiaire. Levés à 5 heures en été, à 6 heures en hiver, le duc et la duchesse d’Angoulême, chacun dans son appartement, allumaient eux-mêmes leur feu, à l’exemple de leur bisaïeul Louis XV. Confinés dans leur chambre durant la matinée, le duc d’Angoulême quittait la sienne à dix heures et demie pour présider le déjeuner auquel assistaient « de droit », une douzaine de personnes, entre autres le vicomte Mathieu de Montmorency et le marquis de Vibraye, les deux chevaliers d’honneur de Madame[50]. Celle-ci était montée, à dix heures, au premier étage pour s’asseoir à la table du roi ; elle reparaissait chez elle après cinquante minutes d’absence, alors que ses convives en étaient au dessert ; par condescendance, elle égrenait une grappe de raisin et se retirait dans son « intérieur[51] ». Tandis que son mari tuait le temps à rôder dans le château ou dans les cours, à visiter ses écuries, réputées les plus somptueuses de Paris, la fille de Louis XVI s’occupait à d’étranges travaux ; sur son ordre, on lui apportait les feuilles blanches doublant les lettres reçues à la Chancellerie et à la Maison du roi ; elle les assemblait par format et les cousait en petits cahiers qu’elle vendait au profit des émigrés pauvres[52]. On lui envoyait également des corbeilles pleines de cachets de cire, détachés de la correspondance adressée aux ministères ; les plus beaux de ces cachets étaient mis en loterie[53] ; on tirait parti des autres en les faisant fondre et reformer en bâtons. Madame brodait des pantoufles, des ronds de serviettes qu’on se disputait à prix d’or aux ventes mondaines de charité et, dans des toilettes les plus bourgeoises, elle sortait à pied, par les rues, accompagnée d’une seule de ses dames, pour porter des secours aux familles nécessiteuses et visiter les hôpitaux.
L’existence aux Tuileries de ces augustes locataires, si apparemment familiale, dissimulait sous les cajoleries du cérémonial une irréconciliable désunion. La politique y causait des ravages. César, parlant des Gaulois, disait : « Il y a chez eux des partis différents, non seulement dans chaque ville, dans chaque bourg, dans chaque village, mais aussi dans chaque maison… » César avait pressenti, — de loin, — les dissentiments de la famille de Louis XVIII. La duchesse d’Angoulême fraternisait avec les ultras ; son mari n’avait pas d’opinion mais se disait libéral ; son oncle d’Artois souhaitait le retour au pouvoir absolu ; la duchesse de Berry détestait sa tante d’Angoulême, laquelle ne cachait pas les inquiétudes que lui inspirait cette petite folle ; aux yeux de tous, le roi passait pour un dangereux jacobin et son favori, Decazes, son seul ami, son confident intime, était journellement traité de buveur de sang. Les querelles, les scènes même, étaient fréquentes et Louis XVIII ne se faisait pas illusion sur l’affection que manifestaient pour lui ses neveux et nièces. À quelqu’un qui louangeait leur assiduité à l’entourer d’hommages, il grogna : « Comédie ! Ils me détestent ! Ils viennent voir si je suis mort[54] ! »
Le drame du 13 février 1820 marque la crise de ces sournoises hostilités : mort tragique du duc de Berry, assassiné à l’Opéra, presque dans les bras de sa femme ; triomphe des ultras ; Louis XVIII doit céder, renvoyer Decazes ; de longs mois s’écouleront dans l’attente anxieuse de l’enfant posthume dont la naissance réconciliera la famille royale. Depuis son veuvage, la duchesse de Berry a quitté l’Élysée et s’est établie aux Tuileries ; elle habite, au rez-de-chaussée du pavillon de Marsan, un appartement tendu de drap noir : glaces, fauteuils, tabourets voilés de crêpe, bougies de cire jaune. On y a découvert une trappe fermant un souterrain dont les murs étaient « creusés d’innombrables cases ; chacune d’elle pouvait contenir un million[55] » ; là, naguère, étaient les trésors personnels de Bonaparte : on transforma ce caveau en cuisines pour la duchesse.
Le 28 septembre 1820, elle s’est promenée, selon sa coutume, sur la terrasse du bord de l’eau ; le soir, après son souper, elle se couche à l’heure habituelle et toutes les personnes attachées à son service regagnent leurs appartements. À deux heures du matin, alerte. Mme de Gontaut, réveillée en sursaut, ne prend pas le temps de passer un jupon et court, en camisole de nuit, appeler la sage-femme en permanence au château et les témoins désignés, — le duc de Coigny et le maréchal Suchet, duc d’Albufera, — qui, dans l’attente de l’événement, sont domiciliés au pavillon de Marsan. En vain frappe-t-elle aux portes, crie-t-elle à pleine voix ; personne ne répond : le maréchal dort à poings fermés et le duc de Coigny, — octogénaire, — a découché[56] ! « Des témoins ! des témoins ! » réclame l’accouchée, prête à perdre connaissance. Mme de Gontaut, toujours sans jupe, se précipite dans l’escalier, ramène les deux sentinelles qui, jour et nuit, y sont en faction : un soldat de la garde royale, nommé d’Hardivilliers et un grenadier de la garde nationale, l’épicier Lainé. Ces deux hommes, ébahis, bientôt suivis par leurs camarades du poste, remplissent, en cette solennelle circonstance, l’office des grands dignitaires de la couronne qu’on n’a pas eu le temps d’avertir. Le duc d’Albufera, enfin réveillé, arrive enfin, porte témoignage, et l’heureuse maman, délivrée, s’évanouit.
Tout le château est en rumeur ; la grande nouvelle se répand, du pavillon de Marsan aux appartements royaux, des antichambres aux derniers étages des communs ; en pleine nuit, tout est debout : un prince nous est né ! Des premiers, le duc et la duchesse d’Angoulême pénètrent chez l’accouchée. La fille de Louis XVI prend l’enfant sur ses genoux ; son visage, habituellement froid, triste, même sévère, rayonne : il semble que, après tant de deuils et d’épreuves, la princesse touche à l’apogée du bonheur : ce marmot d’une heure la revanche de tous ses malheurs. Elle le montre à la foule qui se bouscule : « Voyez-le. La coupe de l’adversité est enfin tarie ; nous pouvons désormais compter sur la justice divine[57]. »
Plus de barrières ni d’étiquette : les courtisans, les ministres, les officiers de la garde royale, ceux de la milice bourgeoise, leurs soldats même, les gens de service, toute la population du château s’écrase dans le salon précédant la chambre de la duchesse. Avant l’aube, le canon a tonné : ce n’est plus, comme au temps de l’usurpateur, le vingt-deuxième coup, mais le treizième qui indique le sexe mâle du nouveau-né[58]. Ainsi que neuf ans auparavant, les Parisiens ont compté anxieusement les salves et celle qui comble tous les vœux est saluée par de formidables acclamations. Pêle-mêle, tous les rangs confondus, Paris s’est porté vers les Tuileries : toutes les portes en sont ouvertes : on y circule comme en une foire et l’on évaluera à plus de quinze mille le nombre des badauds qui défileront ce jour-là au pavillon de Marsan.
Le vieux monarque lui-même est tout guilleret : il donne à la duchesse un bouquet de diamants, en disant : « Cela est pour vous… Et ceci est pour moi », ajoute-t-il en prenant sur ses genoux goutteux l’enfant royal. En mémoire de ce qui s’est passé à la naissance de Henri IV, il lui frotte les lèvres avec une gousse d’ail et lui verse dans la bouche quelques gouttes de vin de Jurançon. Il se rend ensuite à la chapelle où un Te Deum d’actions de grâces est chanté, et quand, regagnant son cabinet, il a longé la galerie vitrée établie depuis peu, pour le défendre des intempéries sur la terrasse qui relie le pavillon central du château à ses appartements, les applaudissements de la multitude qui a envahi le jardin, l’obligent à s’arrêter. Sur un signe de sa main, les clameurs s’apaisent, et, dans un subit silence, il parle : « Mes amis ! Votre joie centuple la mienne ! Il nous est né un enfant à tous ! Il vous aimera comme je vous aime… » Il s’attendrit ; de la foule entassée monte une grande rumeur où se mêlent les pleurs d’émotion, les cris de joie et d’amour. Bien des gens paraissaient délirer d’exultation. On vit deux charbonniers du port qui, assis sur leurs talons, se frappaient à grandes claques des mains, leurs genoux et leurs cuisses ; et le contemporain qui relate ce fait affirme que « telle est la manière des gens du peuple d’exprimer leurs grandes joies[59] ».
À plusieurs reprises, l’enfant fut montré derrière les vitres ; on poussa même contre la fenêtre le lit de la duchesse, que le peuple remercia de cette attention par des battements de mains, des bravos et des bénédictions enthousiastes. Ce petit Français qu’elle venait de mettre au monde n’était pas, comme le fils de Bonaparte, issu d’un « aventurier » et d’une étrangère : il était bien véritablement un Bourbon ; il héritait de soixante rois ; il assurerait la pérennité du régime et la sécurité d’un long avenir ; il serait un gage de paix car tous les souverains étrangers s’associaient au bonheur de la famille de France. Le petit prince fut surnommé l’enfant de l’Europe. Il était né le jour de la Saint-Michel et manifestement destiné, comme l’archange, à terrasser le monstre, symbole éternel du mauvais esprit… Jamais naissance n’avait suscité tant de promesses et tant d’heureux présages…
C’était le deuxième enfant de France qui voyait le jour aux Tuileries.
Du fond de son berceau, ce baby influe déjà sur la politique : il fait l’union entre le roi « jacobin » et les « ultras » du pavillon de Marsan. Rassuré maintenant sur l’avenir de sa dynastie, Louis XVIII ne redoute plus les imprudences autocratiques de son frère ; privé, d’ailleurs, de son intime conseiller, il n’est plus de force à lutter ; il vieillit ; on lui a dépêché, en outre, une jeune femme « spirituelle et enjouée », dont les visites lui deviennent bientôt indispensables. Or, Mme du Cayla, — ainsi se nomme la nouvelle Esther, — est affiliée au clan d’Artois ; de son podagre adorateur, elle obtient tout ce qu’elle veut : elle est la médiatrice entre les deux frères. Comme l’étiquette régente tout, la scène de la réconciliation est réglée d’avance dans ses plus petits détails : « 1° Monsieur entrera dans le cabinet du roi ; — 2° Pas un mot sur le passé ; — 3° Le roi demandera à Monsieur une prise de tabac que Monsieur lui offrira, sa tabatière ouverte ; — 4° On parlera de la pluie et du beau temps ; — 5° Le roi tendra la main à Monsieur qui la serrera respectueusement[60]. » « J’aurai du moins la paix du ménage », soupire Louis XVIII, en consentant à son effacement.
La duchesse de Berry prend « de l’importance » ; ce n’est plus la « petite folle », mal élevée, du début, mais la mère du futur héritier de la couronne. Son deuil est périmé ; ses appartements ne sont plus tendus de noir ni éclairés par des cierges de pompe funèbre ; on y danse ; elle y donne des fêtes où elle paraît sous des travestissements d’héroïnes d’histoire ou de romans. Tout ce qui touche à la France nouvelle, au parti libéral, en est exclu ; on y rit de la Charte, du régime parlementaire, des ministres indociles ou timorés. La duchesse exploite le moindre incident de nature à dénoncer l’audace des infâmes démagogues qui ne désarment pas. Le 27 janvier 1821, vers quatre heures de l’après-midi, une forte explosion met en émoi le palais des Tuileries : un baril de poudre d’environ six livres vient d’éclater, entre la muraille et un coffre à bois, sur le palier d’un escalier dérobé attenant aux appartements intérieurs du roi et de madame la duchesse d’Angoulême[61]. L’indignation est unanime contre les auteurs de cet attentat, « factieux impénitents qui complotent de replonger le pays dans l’abîme révolutionnaire ». Tous les grands corps de l’État s’empressent de témoigner leur horreur pour cette néfaste engeance et leur indéfectible fidélité à l’auguste famille régnante. On est d’autant plus inquiet que la police ne parvient pas à découvrir les coupables, singulièrement effrontés pourtant puisque, dans les jours qui suivirent, plusieurs pétards éclatent sous les guichets du Carrousel, voire dans les corridors du château ; même, la duchesse de Berry trouve sur sa toilette un écrit menaçant, par lequel un inconnu l’avertit qu’un attentat bien plus redoutable se prépare contre elle et son enfant. Terrifiée, elle accourt chez Monsieur, qui s’affole ; on convoque les ministres ; le procureur général s’établit en personne aux Tuileries, enquête, questionne, confronte, explore le moindre coin de cet inextricable dédale. Et tandis que tous les habitants du château en perdent le sommeil et, des cuisines aux greniers, se promènent en rondes jour et nuit, à la Chambre des députés, les sceptiques de l’opposition ricanent : si l’on n’arrête pas les criminels, c’est qu’on les cherche où ils ne sont pas. Camille Jordan insinue audacieusement que « s’il est une faction capable de pareils méfaits, il existe aussi un parti très capable de provoquer des attentats, de les créer au besoin, pour les attribuer à des adversaires ».
On en était là quand le confesseur de la duchesse de Berry se présenta chez Monsieur et lui fit le pénible aveu que le billet menaçant avait été écrit par la princesse ; elle s’était permis cette ruse pour stimuler le zèle de ses serviteurs… Mais elle s’en repentait cruellement, craignant que quelque innocent fût compromis par sa faute. Monsieur, confondu, porte au roi cette étrange confession. Ordre est aussitôt transmis aux magistrats et à la police de cesser toutes poursuites et d’assoupir au plus tôt l’affaire. Qui avait déposé le baril de poudre ? Quelle main y avait mis le feu ? Peut-être la princesse le révéla-t-elle au roi ; mais « rien n’en a jamais transpiré[62] ».
La grande Histoire constate que, depuis cet incident, Louis XVIII, fatigué des intrigues, « prit le parti de laisser tout aller aux mains de son frère et lui avait, de fait, sinon de droit, abandonné le gouvernement[63] ». L’érysipèle, les varices, les ulcères aux genoux, la carie des pieds, les menaces de gangrène l’immobilisaient. Dans l’été de 1824, il est à bout. Le 15 août, dans la nuit, il perd connaissance ; est-ce la fin ? Toute la Cour attend dans le salon qui précède la chambre royale où, seuls, pénètrent, avec les médecins et le « service », Monsieur, le duc et la duchesse d’Angoulême, la duchesse de Berry. « La chaleur y est suffocante ; l’odeur effroyable » et l’agonie se prolonge durant plus d’un mois. Le 16 septembre, au petit jour, le premier gentilhomme de la chambre, qui soutient le rideau du lit, le laisse retomber et, se tournant vers le comte d’Artois : « Sire, dit-il, le roi est mort. » On éteint les lumières ; quatre heures sonnent[64]. La famille royale quitte aussitôt la chambre mortuaire. Un huissier vient d’en ouvrir les deux battants de la porte et annonce : Le roi ! Car l’étiquette, elle, n’est pas défunte : on en a l’assurance quand, au moment de franchir cette porte, la duchesse d’Angoulême, — qui, jusqu’à cet instant, en sa qualité de fille de roi, avait « le pas sur son mari », — s’effaça devant celui-ci, disant : « Passez, monsieur le dauphin[65]. » Tel était, en effet, le titre que l’événement lui décernait : sa femme sera désormais Madame la dauphine et la duchesse de Berry héritera de l’appellation de Madame, tout court. Deux heures plus tard, Charles X partait pour Saint-Cloud, la tradition exigeant que le roi ne séjourne jamais sous le même toit qu’un cadavre. Durant cinq jours, le public fut admis à défiler devant le corps du feu roi exposé dans la salle du Trône. On le porta ensuite à Saint-Denis, en attendant les funérailles solennelles.
Il était charmant, le nouveau roi, encore qu’il fût presque septuagénaire : très jeune d’allures, aimable, souriant, appliqué à plaire, il fut, à son entrée aux Tuileries, le 27 septembre, acclamé par les Parisiens, ravis de voir enfin leur souverain à cheval. Rien ne fut changé à la vie du château : Charles X n’aimait pas la représentation et, bien qu’il se soumît scrupuleusement à l’étiquette, il entendait mener l’existence familiale et bourgeoise d’un bon grand-papa, revenu depuis longtemps des aventures galantes et des gaspillages de sa jeunesse. De très bonne heure, son valet de chambre lui apporte une tasse de camomille ; à huit heures et demie, il reçoit son petit-fils qu’il adore ; à dix heures, il déjeune lestement, puis part ordinairement pour la chasse, sa grande, son unique passion. À six heures du soir, le dîner ; vite expédié, car le roi n’est pas, comme feu son frère, grand mangeur ni friand de bonne chère. Dans la soirée, il va, au rez-de-chaussée, faire une partie d’échecs chez son fils, le duc d’Angoulême, ou voir, au pavillon de Marsan, danser sa belle-fille, la duchesse de Berry qui, elle, — elle a vingt-six ans, — reçoit beaucoup et cherche à s’amuser du mieux possible.
De son côté, la duchesse d’Angoulême, espérant « rajeunir et animer la Cour », décida le roi à « donner un cercle » chaque semaine ; mais la morose princesse était dépourvue des qualités de sociabilité qui mettent à l’aise les invités et font les réceptions agréables ; son innovation manquait de charmes : les soirs de « cercle », toutes les personnes conviées à la cérémonie devaient arriver exactement au château, avant huit heures du soir. À ce moment, on fermait les portes et personne ne pouvait plus entrer ni sortir. Alors, le roi passait de son appartement à la salle du Conseil et s’asseyait à une table de jeu ; la duchesse d’Angoulême en faisait autant dans la salle du Trône, la duchesse de Berry dans le salon de la Paix, la duchesse d’Orléans dans le salon bleu. Il n’y avait, dans chacune de ces pièces, d’autres sièges que le fauteuil de ces augustes personnages et les trois tabourets destinés à la duchesse, à l’ambassadeur ou au maréchal qu’ils élisaient comme partenaires. Mais ces parties n’étaient que pour la forme : aucun des joueurs ne touchait aux cartes. Les invités venaient processionnellement tourner autour de la table du roi, se plantaient devant lui, attendant qu’il levât les yeux ; ceux ou celles qui recevaient la faveur d’un regard exécutaient un profond salut ou une grande révérence et, laissant la place à d’autres, allaient répéter ce rite aux tables des trois princesses[66]. À dix heures du soir, on ouvrait les portes et les huissiers poussaient les gens dehors.
Le duc d’Angoulême qui toupille, les bras ballants, sans dire mot, parmi ces fastidieuses chambrées, est le premier à protester qu’on ne l’y reverra plus ; la duchesse de Berry avoue qu’elle s’y dessèche d’ennui ; le roi lui-même reconnaît que ce n’est pas très distrayant ; et bientôt, on renonce au cercle des grands appartements et on le transporte, au rez-de-chaussée, chez la duchesse d’Angoulême où la réunion sera moins nombreuse, plus intime, — glacée néanmoins. Les assistants, debout, à distance respectueuse, regardent la princesse qui travaille à sa tapisserie et tire ses points d’une main saccadée ; sans s’interrompre, de loin en loin, elle jette à l’un ou à l’autre une question brusque : la personne interpellée doit répondre aussi brièvement que possible. Le duc d’Angoulême joue aux échecs avec sa vieille amie, Mme d’Agoult ; au fond du salon, Charles X, les lunettes au nez, fait sa partie de whist. Il est mauvais joueur ; dans le mortel silence, on l’entend crier Cochon ! quand son adversaire abat une carte maîtresse. Un soir, jouant contre M. de Vérac, il s’emporte : « Vous êtes une coquecigrue ! » crie-t-il. Blessé, Vérac se défend : « Non, Sire, je ne suis pas une coquecigrue. » Le roi riposta : « Savez-vous, monsieur, ce que c’est qu’une coquecigrue ? — Non, Sire, je ne sais pas ce que c’est qu’une coquecigrue. — Eh bien, monsieur, moi non plus. » Cette réplique fit événement, car toute la société la mit à profit pour éclater de rire, ce qui n’arriva que cette seule fois. Le visage de la duchesse d’Angoulême parut même se dérider un instant…
Sauf au jeu, Charles X est le plus traitable des princes ; peu exigeant pour lui-même, économe au point de faire ravauder ses tuniques et ressemeler ses bottes, il ne réclame de son entourage que l’exactitude. Il y a de l’indolence dans ce désintéressement ; il n’aime pas le travail ; il se flatte de n’avoir jamais pu lire plus de quatre pages sans dormir[67]. Au Conseil des ministres, tandis que le duc d’Angoulême compte des yeux les livres de la bibliothèque ou annote l’annuaire militaire, Sa Majesté, armée de ciseaux, découpe en dentelles des bouts de papier. Pourquoi se tracasserait-il de la politique ? Dieu, par la grâce duquel il règne, s’y entend mieux que ses frêles créatures et, comme le roi de France est son délégué, il n’a qu’à maintenir ses peuples dans les saintes voies de la religion traditionnelle. Dogmatique conception du pouvoir qui, dégénérant en fatalisme, engendrait un laisser-aller général. « Rien n’était soigné à la Cour ; aux réceptions de gala, on distribuait des rafraîchissements dans des soucoupes de faïence et des verres de cabaret, portés sur des plateaux de tôle. » Il y avait des cuisines à tous les étages ; le manque absolu de caves et d’égouts « rendait la présence de toutes espèces d’immondices tellement pestilentielle » qu’on y était presque asphyxié, jusque dans les appartements royaux[68]. Les ambassadeurs étrangers eux-mêmes, en dépit de la discrétion diplomatique, ne peuvent dissimuler leur étonnement de cette négligence : « Nous passons, écrit l’un des attachés de l’ambassade d’Autriche, relatant une réception officielle, nous passons maints corridors, galeries, salles, la chapelle, le théâtre et même tout près des cuisines, car l’odeur des côtelettes et des ragoûts s’offre à la censure de nos nez[69]. »
On croit généralement que le coup de tonnerre de 1830 éclata dans un ciel serein ; c’est une erreur, car bien des gens sentaient se former l’orage. Dès le début de l’année, on constate « une inquiétante confusion de tous les services » ; « tout le monde est alarmé de la tournure que prennent les choses ». Auprès du baron de Damas, gouverneur de « l’enfant de France », et ami particulier de Charles X, beaucoup de hauts dignitaires, obligés au silence, insistent pour qu’il prévienne le roi des dangers qui menacent sa couronne et l’avenir de son petit-fils : « La monarchie s’écroule… Vous voyez bien que tout l’annonce… » « Hélas ! répondait-il, je sens ce que vous éprouvez ; je parle au roi en toute liberté et je suis réduit à une complète impuissance ; j’attends et je me soumets. » On prévoyait si bien la catastrophe que la duchesse de Berry, ayant reçu, avec magnificence, toute la Cour à son château de Rosny, un sage, assistant à cette fête, soupira : « C’est le festin de Balthazar[70] ! » De la même époque date le mot fameux : « Nous dansons sur un volcan ! »
Clairvoyant, condamné à une cécité respectueuse, le baron de Damas n’en poursuivait pas avec moins de zèle l’éducation de son royal pupille. « Bordeaux », — ainsi la famille désignait le jeune prince, — habitait le premier étage du pavillon de Marsan dont sa mère, la duchesse de Berry, occupait le grand rez-de-chaussée. Dans l’été de 1830, Bordeaux approche de ses dix ans ; sa Maison se compose, en outre du gouverneur, de deux sous-gouverneurs, d’un précepteur, d’un écuyer, d’un valet de chambre pour coucher près de Son Altesse, de deux garçons de toilette, de deux huissiers pour l’antichambre et de quatre valets de pied. Au paiement de ce service est attribué un budget de 600.000 francs, que répartit un trésorier, assisté de cinq ou six employés. Là, comme ailleurs, le gaspillage et la nonchalance sont de règle ; le gouverneur qui, la plupart du temps, n’a pas d’invités, a droit à une table de seize couverts, le précepteur, à huit couverts ; ainsi des autres. Quant au prince, il prend seul, à l’ordinaire, ses repas, frugalement composés « d’une fort bonne soupe, d’un plat dont la moitié est réservée pour le lendemain et de quelques légumes ; la bouteille de vin sert à plusieurs jours ». Si quelques enfants sont admis à dîner avec Son Altesse, — tels les petits Blacas, Rohan-Chabot, la Bouillerie, Maillé, Meffray, — le gouverneur complète le menu en lui envoyant quelques plats de sa table.
La cuisinière touche 5.000 francs par mois, bien que « la Bouche » de la duchesse de Berry se charge des approvisionnements, moyennant 90.000 francs, pour six ou sept mois ; le reste de l’année on est, à Saint-Cloud, les hôtes du roi ! Une rigide étiquette complique encore cet imbroglio : « Un certain nombre de valets n’ont d’autre service que de porter les plats, de la cuisine à l’antichambre ; les valets de pied ne doivent jamais descendre à la cuisine, c’est au-dessous de leur dignité ; il y a des frotteurs pour frotter, des huissiers pour ouvrir les portes et « on ne doit commander de fermer la fenêtre qu’à tel ou tel individu dont c’est la fonction. Les glaces du salon sont essuyées jusqu’à une certaine hauteur par une personne et le reste par une autre ». Comme le cirage des chaussures de l’enfant n’entrait dans les attributions d’aucun fonctionnaire, il fallut réquisitionner un frotteur qui, moyennant un supplément de traitement, consentit à s’acquitter de cette tâche[71].
Aux Tuileries, le duc de Bordeaux se levait entre six ou sept heures ; le règlement de ses journées ne variait pas : à huit heures, leçons, interrompues par une visite à « bon-papa-roi » ; à midi, dîner ; promenade jusqu’à quatre heures ; seconde visite au roi ; six heures, souper ; huit heures, coucher. À Saint-Cloud, où il passait plus du tiers de l’année, ce programme était légèrement modifié. En 1830, il quitta les Tuileries, avec sa Maison, au début de mai : quarante et un ans devaient s’écouler avant qu’il pût les revoir…
L’effervescence des rues avait commencé le mardi 27 juillet, plus menaçante que meurtrière ; le 28, des bandes armées circulaient et la fusillade éclata sur plusieurs points du centre de la ville. À l’instigation d’un groupe de « libéraux », la population s’était soulevée dès la promulgation des Ordonnances attentatoires aux droits acquis des électeurs. Le maréchal Marmont, duc de Raguse, gouverneur de Paris, avait fixé son quartier général aux Tuileries, où siégeait en permanence le Conseil des ministres, présidé par le prince de Polignac[72]. À la chute du jour, le tocsin sonna à tous les clochers ; l’armée royale tenait encore l’Hôtel de ville, les boulevards, le Louvre et les Tuileries. La nuit s’étendit sur le champ de bataille, nuit magnifique, baignée de la clarté lunaire ; la chaleur était suffocante ; pas un souffle d’air. Vers onze heures, le canon se tut ; l’émeute semblait apaisée. Au matin du jeudi 29, l’Hôtel de ville, abandonné par la troupe, fut au pouvoir des insurgés. Les suisses défendaient encore le Louvre ; du haut de la colonnade, ils fusillaient les assaillants ; mais ceux-ci, ayant découvert une porte non gardée, pénétrèrent dans le palais et, tout courant, gagnèrent, par la galerie du bord de l’eau, cette partie du musée qui touchait au pavillon de Flore ; par les fenêtres donnant sur le Carrousel, ils ouvrirent un feu meurtrier sur les bataillons massés dans la cour des Tuileries. Polignac et les ministres avaient quitté le château dans la nuit. Le duc de Raguse, resté seul maître de la défense, surpris par la fusillade, saute à cheval, se heurte à la débandade des suisses qui, se voyant tournés, ont abandonné le Louvre et se bousculent vers les Tuileries. Leur panique entraîne les soldats et toute la troupe, y compris l’artillerie, se rue vers le pavillon de l’Horloge, et fuit en désordre, à travers le grand péristyle, seul exutoire ouvert à la débandade, vers le jardin et les Champs-Élysées.
Déjà, l’insurrection est maîtresse des appartements royaux. Deux patriotes, — Thomas et Joubert[73], — ont gagné les combles du dôme de l’Horloge et y arborent le drapeau tricolore. Dans la galerie, les grands salons, le peuple brise les bustes des rois, déchire, à la pointe des piques et des baïonnettes, les portraits des princes et des princesses. On abat, à coups de fusil, les emblèmes monarchiques ; des vainqueurs, bras nus, vêtus de loques, disputent à qui s’assoira sur le trône ; et, quand chacun a satisfait cette fantaisie, on y place le cadavre d’un combattant qu’on recouvre de lambeaux de crêpe, rassemblés au hasard. Il demeura là, symbole improvisé, jusqu’au lendemain ; la famille de ce malheureux, avisée de son sort, réclama ses restes[74].
La conquête de ces Tuileries, socle traditionnel du pouvoir, marquait la victoire décisive du peuple. La prise de possession présenta, durant quelques heures, « un inconcevable mélange d’héroïsme, d’insouciance et de bouffonnerie. À se voir dans ce merveilleux palais, des indigents, pris d’une joie délirante, passaient sur leur chemise souillée de sueur, de sang et de poussière, des robes de soie à fleurs qui avaient serré la taille des princesses ; ils se promenaient à travers les salons, dans cet accoutrement grotesque, raillant ainsi leur triomphe, entre leur misère de la veille et celle du lendemain[75] ». D’autres, plus pratiques, butinaient, à la faveur de la cohue, des objets de valeur, livres rares, pièces d’argenterie, bijoux précieux, qu’ils purent emporter sans être vus, comme souvenirs de ce beau jour. On constata que les logements des étages supérieurs et des combles furent particulièrement dévastés et l’on soupçonna que les subalternes du château avaient commis ces déprédations, en compensation de leur situation perdue[76].
Il y eut des scènes émouvantes ; il y en eut de risibles ; certaines demeurent énigmatiques. Un insurgé introduisit aux Tuileries le général Bertrand, le fidèle compagnon du proscrit de Sainte-Hélène. Au plus fort de la mascarade et du pillage, il pénétra avec recueillement dans l’appartement de son empereur ; il n’y était pas entré depuis 1815 ; et les insurgés, ivres de joie, de vin et de soleil, s’étonnaient de voir ce vieux monsieur qui pleurait tout seul, au milieu du brouhaha de la conquête. Voilà pour l’émotion. La note plaisante fut donnée par « un grand nombre de dames bien mises, bien parées, avec des chapeaux élégants à plumes et à fleurs ». Trois heures à peine, après la bataille, trouvant fermées les portes du jardin des Tuileries, elles démolirent, de leurs mains gantées, une barricade construite, rue de Rivoli, au moyen des chaises du jardin, et s’installèrent tranquillement sur la chaussée, à l’abri de leurs ombrelles, comme elles le faisaient d’habitude sous les bosquets de Lenôtre[77]. Quant à l’énigme, on n’en a pas la solution : en apprenant, à Saint-Cloud, que l’émeute saccageait ses appartements, la duchesse de Berry « perdit la tête ; elle ne put cacher son agitation, son trouble ». Elle tremblait pour une cassette laissée dans son secrétaire et contenant une correspondance « de nature à entacher la réputation de certaines personnes du plus haut rang ». Un garde du corps s’offrit à rapporter ce coffret à Son Altesse Royale ; il partit, déguisé en charbonnier, travestissement qui lui assura la libre circulation dans le château. Il pénétra sans obstacles dans la chambre de la princesse, découvrit la cassette ; comme il l’emportait, il s’avisa qu’il était suivi. Il traversa en courant la place du Carrousel et parvint jusqu’au quai ; sur le point d’être atteint, il jeta son précieux fardeau à la Seine, au fond de laquelle il doit être encore… à moins que l’émissaire de Madame ait menti. Soupçon injustifié, sans doute, mais qui expliquerait pourquoi le comte Apponyi, qui relate le fait, ajoute : « Des journalistes me montrèrent une quantité de lettres trouvées chez la duchesse de Berry ; cette correspondance était fort compromettante pour la princesse et ces messieurs voulaient à toute force la publier. Je parvins cependant à leur prouver l’indignité d’un semblable projet[78]. »
Ces lettres ont très probablement été détruites, sans quoi on n’aurait pas manqué d’en faire usage, deux ans plus tard, alors que, du fond de sa prison de Blaye, la malheureuse femme cherchait un épouseur résolu à assumer une paternité indécise.
- ↑ Aujourd’hui ambassade d’Angleterre.
- ↑ Lucas-Dubreton, Louis XVIII, 185.
- ↑ Archives nationales, F1a 581, circulaire imprimée.
- ↑ Archives nationales, O3 1430.
- ↑ Idem.
- ↑ Idem.
- ↑ Archives nationales, O3 1430.
- ↑ Stenger, Le Retour des Bourbons, 243.
- ↑ 29 mai 1814.
- ↑ « Si les journées étaient aussi longues que les années, les ministres, la famille royale et le roi n’auraient pas encore assez de temps pour lire toutes les suppliques saugrenues qu’on leur adresse. » Barruel-Beauvert, Interrègne des Bourbons, lettre XIV.
- ↑ Archives nationales, O3 621.
- ↑ Archives nationales, O3 622.
- ↑ Idem.
- ↑ Archives nationales, O3 718.
- ↑ Archives nationales, O3 716.
- ↑ Archives nationales, O3 717.
- ↑ Idem.
- ↑ Idem.
- ↑ Archives nationales, O3 621.
- ↑ Idem.
- ↑ Stenger, Le Retour des Bourbons, 254 et 257 et s.
- ↑ Stenger, Le Retour des Bourbons, 259.
- ↑ Mémoires du chancelier Pasquier, III, 134.
- ↑ Mémoires de Vitrolles, II, 283-285.
- ↑ Pasquier, III, 128.
- ↑ Mémoires d’outre-tombe, édition Biré, III, 484.
- ↑ Mémoires de Fauche-Borel.
- ↑ Pasquier, III, 148.
- ↑ Stenger, Le Retour des Bourbons, 254.
- ↑ Pasquier, III, 152.
- ↑ H. Houssaye, 1815, 366.
- ↑ Mémoires du général baron Thiébault, V, 296.
- ↑ H. Houssaye, 1815, p. 368. De La borde, Quarante-huit heures de garde. Stenger, Le Retour de l’empereur. Mémoires du général baron Thiébault, passim.
- ↑ Thiébault, V, 295.
- ↑ Maxime Du Camp, Paris, le rêve et les périls, tome V, passim.
- ↑ Pasquier, III, 327.
- ↑ Mémoires d’outre-tombe, IV, 60.
- ↑ Pasquier, III, 344.
- ↑ Lucas-Dubreton, Louis XVIII, 226.
- ↑ Mémoires du comte de Saint-Chamans, particulièrement 389 et s.
- ↑ Mémoires du comte Molé, publiés par M. le marquis de Noailles, III, passim.
- ↑ Mémoires du général comte de Saint-Chamans, 382 et s.
- ↑ Prince de Joinville, Vieux souvenirs, 1818-1848.
- ↑ Mémoires du baron de Damas, II, 217.
- ↑ D’après certains récits postérieurs à la Restauration, le duc et la duchesse d’Angoulême étaient logés « au pavillon de Flore ». Mais, à s’en tenir aux souvenirs des contemporains, ils habitaient, sous les appartements du roi, le rez-de-chaussée qu’avaient occupé Marie-Louise, Joséphine et Marie-Antoinette. Mme de Gontaut précise : « la duchesse d’Angoulême habitait l’appartement qui avait été celui de ses augustes et malheureux parents », p. 130. Une page des Mémoires de Pasquier, que l’on aura l’occasion de citer, confirme cette assertion. On s’explique, d’ailleurs, la confusion qui s’est faite dans l’esprit des historiens modernes, peu familiarisés avec l’inextricable et changeante topographie des Tuileries. Le nom du pavillon de Flore ne désignait pas seulement la grosse et haute construction d’angle qui prenait jour sur la terrasse du bord de l’eau et sur le Pont-Royal. Cette dénomination s’était étendue aux bâtiments adjacents, faisant face aux parterres et qui unissaient ce pavillon à la partie centrale du château. De même désignait-on généralement sous le nom d’escalier du pavillon de Flore, l’escalier qu’on s’obstine ici à nommer escalier de l’appartement. Le pavillon de Flore avait son escalier indépendant, très distinct, bien que très proche, de celui qui conduisait chez l’empereur et plus tard chez le roi.
- ↑ De Boigne, I, 997 et s. Le duc d’Angoulême habitait au rez-de-chaussée les pièces donnant sur la cour, ancien appartement de Duroc, puis du roi de Rome. V. Aubry, Le Roi de Rome, p. 92.
- ↑ Duc de Broglie, Souvenirs, II, 21.
- ↑ Nouvelle preuve de la confusion qui s’était établie et dont fait mention une note précédente. En sortant de chez le duc d’Angoulême, qui habitait le rez-de-chaussée sur la cour, on se trouvait sous le péristyle de l’escalier de l’appartement, péristyle dont Mme de Boigne nous fournit ici une courte description que l’on chercherait vainement ailleurs.
- ↑ De Boigne, I, 398.
- ↑ Stenger, Le Retour des Bourbons, 238.
- ↑ De Boigne, II, 276.
- ↑ Stenger, loc. cit.
- ↑ Turquan, La Duchesse d’Angoulême, 407.
- ↑ Duchesse d’Abrantès, Mémoires sur la Restauration, VI, 37.
- ↑ Mémoires de la duchesse de Gontaut, 216.
- ↑ Pasquier, IV, 463 et s.
- ↑ Pasquier, IV, 464.
- ↑ Naissance du duc de Bordeaux, brochure de l’époque.
- ↑ Le Treizième coup de canon, scène allégorique et militaire, par M. Hapdé.
- ↑ Lucas-Dubreton, Charles X, le prince, l’émigré, le roi, p. 133.
- ↑ « Cet escalier, précise Pasquier, avait, au rez-de-chaussée, son issue sous la galerie couverte longeant le jardin dans le milieu du château. L’entrée en était fort étroite et gardée par un portier qui, de sa loge vitrée, surveillait aisément tout ce qui entrait. » On reconnaît aisément le petit escalier qui figure sur le plan du baron Fain (v. p. 165) et qui, sous le Consulat, avait remplacé l’ancien petit cabinet de repos de Louis XVI.
- ↑ Pasquier, tome V, 88 à 97.
- ↑ Lucas-Dubreton, Louis XVIII, 295.
- ↑ Idem, 309.
- ↑ Pasquier, tome VI, 10.
- ↑ Mémoires de la comtesse de Boigne, III, 183.
- ↑ Lucas-Dubreton, Charles X, passim.
- ↑ Comtesse de Boigne, III, 150-185.
- ↑ Journal du comte Rodolphe Apponyi, I, 39.
- ↑ Mémoires du baron de Damas, II, 175.
- ↑ Mémoires du baron de Damas, 1785-1862, publiés par son petit-fils le comte de Damas, II, 154 et s.
- ↑ Comtesse de Boigne, III, 329.
- ↑ Louis Blanc, Histoire de dix ans, I, 261.
- ↑ Histoire de la Révolution de 1830 et des nouvelles barricades, par F. Rossignol et J. Pharaon, 1830, p. 383.
- ↑ Louis Blanc, Histoire de dix ans, I, 263.
- ↑ Comtesse de Boigne, III, 378. V. Apponyi, Journal, I, 306. — « M. et Mme Sauton, maître d’hôtel et première femme de chambre de Mme la duchesse de Berry, ont abandonné leur maîtresse et, pour comble d’infamie, ils se sont emparés de quantité d’objets, ainsi que du linge et d’une partie de la garde robe de Madame, qu’ils firent transporter sous escorte hors la barrière et là ils les partagèrent avec les autres domestiques. »
- ↑ Comtesse de Boigne, III, 258.
- ↑ Apponyi, Journal, I, 314.