X
LA COUR IMPÉRIALE

Dès son établissement aux Tuileries, Bonaparte, on l’a vu, s’était attribué l’ancien appartement de Louis XVI. Quelques déplacements de cloisons adaptèrent aux convenances de son nouvel hôte cet appartement qui, jusqu’à la fin de l’Empire, ne subit plus aucune modification. On y parvenait par l’escalier attenant au pavillon de Flore, désigné sous l’appellation, d’escalier de l’appartement ou de l’habitation. Situé au premier étage, il se composait de sept pièces prenant vue sur le jardin ; une antichambre à deux fenêtres ; le salon de service, le salon de l’empereur, — ancienne chambre de la fille de Louis XVI, — son cabinet, — avant le 10 août 1792 chambre du dauphin, — le cabinet topographique, — où, naguère, couchait Louis XVI. — Chacune de ces quatre pièces n’était éclairée que par une fenêtre. La chambre à coucher en avait deux : c’était naguère la chambre de parade du roi ; elle communiquait avec le Grand Cabinet du Conseil donnant sur le Carrousel. Enfin, venaient un cabinet de toilette, puis un escalier de service montant du rez-de-chaussée aux étages supérieurs. Un corridor sans jour, où brûlaient continuellement des lampes, séparait cette enfilade de l’ancienne galerie des Ambassadeurs. D’étroits cabinets, pourvus de pareil éclairage et ménagés dans des recoins, servaient de retraits au garde du portefeuille et à l’huissier de l’appartement.

Le cabinet de l’empereur et le cabinet topographique formaient « le cabinet intérieur », le sanctuaire, le tabernacle. Personne, sauf les secrétaires, n’y était admis. Le garde du portefeuille lui-même n’en franchit jamais la porte ; confiné dans son enfoncement obscur, « il recevait et transmettait par un guichet toutes les communications ; il y mangeait et y dormait ». Au cabinet intérieur, Napoléon est chez lui : simple particulier, il y travaille en robe de chambre ; mais il est toujours habillé quand il passe dans son salon, pour y recevoir quelque visite.


Plan extrait des Mémoires du baron Fain
(Paris, Plon, 1908).


Le cabinet topographique sert de passage entre la chambre à coucher et le cabinet de travail : c’est dans les murs de ce passage qu’a été découverte, en 1792, l’armoire de fer. Fain qui, depuis 1806, fut archiviste de l’empereur, et son secrétaire depuis 1813 jusqu’à la fin du règne, a laissé du cabinet de travail, une description minutieuse : la pièce est plus profonde que large ; le fond est garni d’un corps de bibliothèque vitrée, renfermant un choix de livres d’histoire, et coupée dans son milieu par la haute boîte d’une horloge à balancier ; le bureau, dont Napoléon a dessiné la forme, affecte les contours d’un violon ; l’empereur y travaille, le dos à la cheminée et face à une longue console, divisée en casiers où prennent place les dossiers et sur le marbre de laquelle on dépose les livres récemment parus. Au coin de la cheminée, est une causeuse où l’empereur s’assied pour lire : un guéridon est à portée de sa main. Enfin, dans l’embrasure de la fenêtre, est placée la table du secrétaire intime qui se tient là, « silencieux comme un meuble », la plume à la main, prêt à écrire quand le maître commande.

Imagine-t-on l’accumulation des papiers dont s’encombre ce cabinet où parviennent chaque jour les rapports émanés de toutes les administrations de l’Empire ; l’ordre rigoureux qui préside à leur classement, à leur répartition entre les différents ministères ? Il y a, il est vrai, de longs répits : les campagnes, les voyages éloignent, la plupart du temps, l’empereur qui n’habite les Tuileries qu’à de longues intermittences. D’après l’itinéraire, dressé par M. Schuermans, on peut évaluer qu’il y demeura officiellement pendant quatre ans à peine, au cours de ses quatorze années de règne : encore cette durée se réduirait-elle de près d’un tiers, si l’on en défalquait les très fréquents séjours à la Malmaison.

Il se plaît manifestement davantage à la vie des camps qu’à la vie de Cour. Non point qu’il ne soit apte à s’assimiler tous les rôles : il trouve tout simple d’être empereur et traité de Majesté. Il n’a pas sourcillé quand son ancien collègue Cambacérès, parlant au nom du Sénat, l’a, pour la première fois, appelé Sire. Son entourage montra moins de souplesse : aux réunions de famille où sa mère, ses frères et sœurs eurent à se qualifier de princes et de princesses, la conversation fut, d’abord, un peu confuse : on s’embrouillait dans les titres de Majesté, d’Altesses Impériales, d’Altesses Sérénissimes, de Monseigneur, d’Excellence… Napoléon dut se fâcher, exigeant « qu’on s’y fît le plus tôt possible ». Et il fallut avoir recours à Mme Campan, naguère première femme de chambre de Marie-Antoinette, pour savoir comment les choses se passaient sous l’ancienne monarchie, au sujet du « pas » et des préséances[1].

Pourtant, quoiqu’il jugeât toute normale sa vertigineuse montée, sa Cour ne connut jamais l’aisance et l’abandon raffiné de Versailles : il la voulait surtout pompeuse et guindée, dans le but d’éloigner les familiarités, convaincu que, « sorti de la foule » il n’eût pas imposé, s’il n’avait tenu à distance ceux qui, l’avant-veille, étaient ses camarades. Il réclamait « de la poudre aux yeux », « autrement, disait-il, on me frapperait journellement sur l’épaule ». Il ne prétendait pas être, comme Louis XV, le premier gentilhomme de France hébergeant d’autres gentilshommes, mais un chef commandant à une troupe, et l’étiquette de son palais se distinguait peu des sévères raideurs de la discipline militaire. Il fit un jour cette remarque : « À la Cour, le monarque est tout ; les autres ne sont que des valets. » Aussi ne prenait-il aucun soin de mettre les gens à l’aise et les réceptions des Tuileries ressemblaient plus à des revues qu’à des réunions mondaines. C’était pour lui de pesantes corvées, de mornes pénitences pour ceux qui, par ordre, y devaient figurer. Arraché à son travail, il y apparaissait bourrelé de préoccupations tout autres que celle de faire l’aimable avec ses invités. Certains d’entre eux qui avaient connu l’ancienne Cour, ou qui fréquentaient les hôtels aristocratiques du Faubourg, estimaient que l’empereur manquait d’éducation et de savoir-vivre. « On imaginerait difficilement plus de gaucherie qu’il n’en avait dans un salon », écrivait Metternich. « Il ne sait ni entrer, ni sortir, rapporte Mme de Rémusat ; il ignore comment on salue, comment on se lève, comment on s’assoit. Il se promène à droite et à gauche, ne sachant que faire et que dire », se contentant de demander brusquement aux gens, comme à des conscrits, leur nom et leur âge[2]. Il posait pour la vingtième fois au compositeur Grétry cette question routinière : « Comment vous appelez-vous ? — Sire, toujours Grétry », soupira l’auteur du Tableau parlant, comme à regret de n’avoir pas mieux à répondre. L’empereur ne lui adressa plus la parole.

En dépit de ces inadvertances, conséquences de sa vie précipitée, quand il lui plaisait d’éblouir, il s’y entendait mieux que personne : on put s’en convaincre lors des fêtes du couronnement ; les Parisiens, si blasés qu’ils fussent, les étrangers disposés à juger sévèrement la nouvelle France, durent s’avouer fascinés par la splendeur de l’étourdissant spectacle. Le 29 novembre, au tout petit jour, le bourdon de Notre-Dame, sonnant en volée, donna le branle aux clochers de toutes les églises de la ville. Le pape était aux Tuileries !

Dans l’aube matinale, descendant des faubourgs par toutes les voies conduisant au palais impérial, des flots de peuple qui viennent déferler contre les terrasses du château, se répandent dans le jardin, sur les quais, sur le Pont-Royal, sur tous les points d’où l’on peut apercevoir les fenêtres du pavillon de Flore où, depuis la veille, on sait que sera logé le pontife. C’est le même peuple qui, au 20 juin, au 10 août, en prairial, assaillit le palais, qui, lors de la fête païenne de l’Être Suprême, acclama Robespierre. Combien, parmi cette foule, n’ont jamais reçu le baptême et se sont mariés sans prêtres ? Mais comme ces choses apparaissent lointaines ! Ce Paris si impressionnable, si versatile en ses préventions, cède maintenant à une impérieuse curiosité : il veut voir le pape ; moins respectueuse que trépidante, la multitude le réclame sur le rythme du vieux refrain révolutionnaire des lampions qu’elle psalmodie facétieusement : Le Saint-Père ! Le Saint-Père ! Et quand, une fenêtre s’étant ouverte au premier étage du pavillon, apparaît sur le balcon le saint vieillard, tout menu, tout fluet dans sa robe blanche « recouverte d’une sorte de camisole de mousseline », voilà cette cohue subitement frappée de respect, agenouillée, silencieuse : on voit des hommes qui pleurent, d’autres, prosternés, se frappent la poitrine sous la bénédiction du pontife qui, levant la main droite, l’agite lentement en signe de croix.

Tout le jour, malgré la froidure, le ciel de plomb chargé de neige, il lui fallut ainsi se montrer à la population enthousiaste, incessamment exigeante, empilée sur les quais de la Seine : on dévalisait l’éventaire des marchands de chapelets et de médailles et les familiers des Tuileries s’étonnaient de la complaisance avec laquelle Pie VII, sans une plainte, sans fatigue apparente, « soutenait une situation si étrange pour le chef de la chrétienté » ! Napoléon en était presque offusqué : la vénération indiscrète que témoignait au Saint-Père le peuple de Paris, saluant en ce fragile vieillard « un pouvoir inébranlable et éternel », faisait paraître plus instable « sa propre puissance née de la veille ». On dut conseiller au pape de se refuser aux empressements trop vifs des fidèles ; résigné à tout, il allait se confiner désormais, afin de ne point froisser son hôte impérial, et les journaux reçurent la consigne de relater laconiquement les visites de Pie VII aux différentes églises de la ville et aux hôpitaux.

Dès les premières heures de son séjour, un incident d’importance faillit compromettre de façon irrémédiable l’entente apparente de l’empereur et du Saint-Père. Le 30 novembre, avant-veille du jour fixé pour la cérémonie du couronnement, l’impératrice Joséphine confessa au pontife que son mariage avec Bonaparte n’avait jamais reçu la consécration religieuse. Bouleversé par cet aveu, Pie VII déclara que « dût-on l’immoler », il se refusait de consacrer par une cérémonie sacrilège, un couple qui n’était pas uni devant Dieu. Or, du sacrement, Napoléon ne voulait pas entendre parler, envisageant déjà la possibilité de répudier, en temps opportun, Joséphine, dont il n’espérait pas de postérité, afin d’épouser, sans obstacle dirimant, une autre femme qui assurerait l’avenir de sa dynastie. Que faire ? Décommander la fête à laquelle toute l’Europe était conviée ? Provoquer un scandale sans exemple dans l’histoire et qui menaçait l’épopée impériale d’un effondrement dans le ridicule ? Le conquérant, à qui rien ni personne ne résistait, dut céder à l’obstination du vieillard qu’il tenait en son pouvoir et, le 2 décembre, dans une chambre retirée des Tuileries, sommairement transformée en chapelle, l’oncle Fesch bénit secrètement l’union de Napoléon, en fureur et de Joséphine, triomphante.

Personne n’avait dormi, cette nuit-là, au château : les coiffeurs, les habilleuses, les tailleurs, sur les dents, couraient d’un appartement à l’autre pour vaquer en fièvre au travestissement des nombreux acteurs et figurants de la cérémonie. Une femme de chambre de l’impératrice note qu’elle dut se faire coiffer à cinq heures du matin et rester ensuite immobile, pour ne point déranger l’échafaudage de ses coques et de ses plumes, en attendant l’ordre de prendre son service. Le pape, levé, suivant son habitude, à quatre heures, passa en prières les heures qui s’écoulèrent avant qu’on vînt l’avertir que le moment était venu de son entrée en scène. Il obéit docilement, prit place dans le carrosse qui lui était destiné, — mirifique voiture surmontée d’une tiare éblouissante et attelée de huit chevaux. — Elle le ramena aux Tuileries vers trois heures de l’après-midi, après une mortelle attente dans la cathédrale glacée, et il lui fallut terminer cette journée harassante en assistant au repas de gala, servi dans la galerie, et où il n’occupa que la troisième place, « celle d’un modeste chapelain qui a rempli son office et à qui l’on ne doit plus de ménagement ».

Il convient de remarquer que si l’empereur ne supportait aucune atteinte à sa préséance, il s’était montré magnifique en tout ce qui n’était pas de nature à marquer la prééminence du Saint-Père sur l’empereur des Français : il lui avait offert une tiare dont l’or disparaissait sous des milliers de diamants, de brillants, de perles, de turquoises, de saphirs et d’émeraudes. L’appartement de Sa Sainteté, au pavillon de Flore, était aménagé avec somptuosité : prenant vue sur le jardin et sur la rivière, il se composait d’une antichambre, d’une salle à manger, d’un petit salon précédant la chapelle et la salle du Trône, d’une chambre à coucher, d’un cabinet de travail, d’un cabinet de bains et d’une garde-robe, et il comportait encore, pour la suite du Saint-Père, tout le rez-de-chaussée du pavillon et cinquante-six pièces dans les entresols. Les comptes de la Maison impériale, conservés aux Archives, renseignent sur le régime de la Cour papale des Tuileries : c’est un gaspillage de haut luxe : au pontife, qui déjeune d’une laitue et d’un verre de fleur d’oranger, et soupe de quelques cuillerées de macaroni cuit à l’eau, les cuisines fournissent quotidiennement 160 kilogrammes de viande, d’où l’on peut conclure que l’entourage de Sa Sainteté ne prenait pas modèle sur sa sobriété. Chaque jour, les mémoires du marchand de volailles mentionnent soit 24 poulets gras, soit 24 pigeons de volière, ou 48 mauviettes, ou 12 pluviers dorés. Un mercredi de Quatre-Temps, le chef de bouche Dunant se procure 48 ris de veau, 4 cervelles, 6 anguilles, 8 carpes, 4 gros merlans, 4 perches, un kilogramme de truffes, une truite, 4 soles, un lot d’anchois, 24 huîtres, des éperlans et des saumons…, de quoi faire abstinence. Le fruitier Bourdon apporte « pour Sa Sainteté », 50 poires de choix, 2 pintes de lait, 6 pains de beurre, 200 marrons et 25 pommes de Calvi (sic). Ce que l’on consomme de pain tient du fabuleux : une note du boulanger de la Cour énumère, — pour « Sa Sainteté toujours », — 1.000 pains de table, 320 pains de 4 livres, 55 pains de 3 livres, 200 pains de 2 livres, 80 pains à café et 7 pains de mie…

Pie VII demeura aux Tuileries jusqu’aux derniers jours d’avril 1805. À cette époque, il se mit en route vers Rome : il devait revoir la France cinq ans plus tard, prisonnier d’État, conduit par les gendarmes, sans Cour, sans suite, sans même un valet de chambre de confiance, tandis que ses cardinaux, considérés comme rebelles, étaient disséminés dans des bourgs perdus de la province, sous la surveillance de la haute police.

Dans le grand nombre d’incidents divers dont est chargée la chronique des Tuileries, il faut nécessairement choisir ici ceux qui nous instruisent particulièrement de la topographie du château et des changements qu’y apportaient les événements ou les caprices de ses occupants. Encore est-il malaisé de démêler, dans les récits contradictoires des contemporains, les modifications fréquentes nécessitées par l’incommodité des locaux. Ainsi ne sont-ils point d’accord sur le lieu où siégeait le Conseil d’État : Molé, qui faisait partie de ce corps d’élite, en 1806, le place « dans la salle qui précède celle du Trône », c’est-à-dire dans la partie du palais qui avoisine immédiatement le cabinet de l’empereur[3]. D’après Fain, le Conseil d’État tenait ses séances à l’autre extrémité du château, dans les bâtiments touchant au pavillon de Marsan ; il occupait, à l’entresol, l’ancienne salle de la Liberté, jadis antichambre de la Convention : « C’est, dit-il, un carré long, dont le principal ornement consistait dans le tableau de la bataille d’Austerlitz qui en décorait le plafond. Quand l’empereur venait, le tambour qui battait aux champs dans la salle des Gardes[4] l’annonçait d’avance : la grande porte du Conseil s’ouvrait, les huissiers annonçaient l’Empereur ; tout le monde se levait[5]… »

On a déjà dit que l’impératrice Joséphine habitait les pièces situées au rez-de-chaussée et précisément au-dessous des appartements de l’empereur. Elle était entrée là avec le pressentiment que ce palais maudit lui porterait malheur ; de fait, dans sa grandeur présente, sachant que tout espoir de maternité lui était interdit, elle vivait dans les transes d’une répudiation menaçante. Loin de considérer avec fierté l’incessante montée de ce petit général Bonaparte qu’elle avait épousé pauvre et presque inconnu, elle s’épouvantait de le voir maintenant maître de l’Europe, dictant aux souverains ses volontés ; chacun des bonds de ce prodigieux essor accentuait la distance qui la séparait de lui ; ses beaux-frères et ses belles-sœurs, Madame Mère elle-même, la regardaient comme un achoppement à l’apogée de la miraculeuse carrière de Napoléon ; la naissance d’un fils, fruit de sa liaison avec Mme Waleska, l’entretenait dans l’espoir de donner un héritier à l’Empire et l’infortunée Joséphine, qui ne pouvait plus être mère, se sentant entourée d’ennemis, soupçonnant ses plus fidèles serviteurs, se consumait d’angoisses d’autant plus cruelles que son rôle la forçait à sourire et à cacher ses larmes.

Ce supplice se prolongea durant des années ; en 1809, quand l’empereur revint de Wagram, il témoigna, par sa froideur envers sa femme, que sa résolution était prise. Le 30 novembre de cette année-là, — cinq ans, jour pour jour, après sa confession, au pape, de son mariage irrégulier, — l’impératrice, à l’heure du dîner, monta chez son mari par l’un de ces petits escaliers qui, toujours éclairés par des lampes, établissaient la communication discrète entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Napoléon l’attira dans son salon et s’y enferma avec elle. Tout à coup, il ouvrit brusquement la porte, fort ému, appelant à l’aide le chambellan de service et ordonnant de chercher sur-le-champ le docteur Corvisart : l’impératrice était évanouie. Le chambellan, — M. de Bausset, — aida l’empereur à la soulever et, comme elle ne reprenait pas ses sens, tous deux l’emportèrent par l’étroit et tortueux degré jusqu’à sa chambre du rez-de-chaussée où ils la déposèrent sur le lit.

Le coup était porté. La reine Hortense a conté comment l’empereur, affectant d’être inexorable, éclata en sanglots à la pensée de perdre la femme qu’il avait tant aimée, l’associée de ses premiers, de ses plus brillants triomphes, et comment aussi elle-même, Hortense et son frère Eugène, exhortèrent Joséphine à la résignation. Il lui restait une terrible épreuve à subir : ce fut le 14 décembre, à neuf heures du soir : Joséphine remonta, chancelante et pour la dernière fois, cet escalier dérobé dont, naguère, Marie-Antoinette avait si souvent gravi les marches en des circonstances plus tragiques. Dans le grand cabinet de l’empereur où l’impératrice retrouve son mari, ils restent seuls durant quelque temps ; la famille impériale vient bientôt les y rejoindre ; puis, sont introduits l’archichancelier et le comte Regnaud de Saint-Jean-d’Angély ; ils présentent un papier à l’empereur qui le lit d’un ton assuré ; mais sa voix se trouble et son émotion est visible au moment où il dit : « Elle a embelli quinze ans de ma vie ; le souvenir en restera toujours gravé dans mon cœur[6]. » Joséphine lit à son tour ; les larmes l’empêchent de continuer ; elle tend le papier au comte Regnaud qui en achève la lecture, lui-même tout en pleurs. Le procès-verbal est signé[7] ; Napoléon embrasse Joséphine et l’emmène dans son appartement. Quand elle fut rentrée chez elle, sa fille Hortense la trouva abattue et accablée ; elle tenta de réconforter sa mère en évoquant le mauvais sort qui semblait poursuivre ceux et celles qu’abritaient ces Tuileries fatales : « Je lui rappelai, écrit-elle, l’infortune de cette reine qui l’avait précédée dans ce palais et qui n’en sortit que pour aller à l’échafaud… Je parvins à remonter son courage. »

Le lendemain, à deux heures, on annonça que les voitures étaient avancées ; il fallait partir ; la pluie tombait à verse ; suivant Mlle Avrillon, première femme de chambre de Joséphine, l’empereur se disposait à passer une revue, « de sorte que la cour du château et ses abords étaient encombrés d’une immense affluence de personnes[8] » qu’on devait traverser. Il est vraisemblable, en effet, que les voitures de la suite furent, de par la disposition des lieux, obligées de stationner dans la cour ; mais l’Opale, celle qui allait emmener l’impératrice, avait certainement pénétré sous le péristyle de l’escalier dit « de l’habitation » et qui, on le sait déjà, touchait au pavillon de Flore ; de tout temps il desservait les appartements du souverain, le grand degré du pavillon central n’étant utilisé qu’aux jours de cérémonie. Or, il est indispensable de noter, — car la plupart des chroniqueurs semblent l’ignorer, — que le péristyle de cet escalier, ouvert par deux arcades au niveau de la cour, était assez vaste pour qu’un carrosse attelé de quatre chevaux pût y pénétrer, s’approcher des marches et y tourner sans trop de gêne. Joséphine n’eut donc pas à affronter l’indiscrète curiosité des badauds qui se contentèrent de voir charger sur les fourgons une innombrable quantité de caisses, et les femmes de chambre entourer de soins le perroquet favori et la petite chienne de Joséphine, Askim, qui venait de mettre bas et dont on déménageait les nouveau-nés dans un panier[9].

L’impératrice répudiée arriva vers quatre heures à la Malmaison. À la même heure, l’empereur quittait les Tuileries et se retirait pour quelques jours au Grand Trianon.

Il n’est pas homme à temporiser : deux mois, sans plus, après le divorce, il demande la main de l’archiduchesse d’Autriche, Marie-Louise ; il exige une « réponse immédiate ». L’empereur d’Autriche, encore tout échaudé de son désastre de Wagram, obéit et donna sa fille. Le contrat est aussitôt dressé sur le modèle de celui de Marie-Antoinette. Grisé, Napoléon commande à l’avenir : le 17, il fait voter par le Sénat ce sénatus-consulte fameux en vertu duquel les États du pape sont réunis à l’Empire français : Rome est la deuxième ville de France ; le prince impérial portera le titre de roi de Rome ; après avoir été couronnés dans l’église Notre-Dame de Paris, les empereurs seront sacrés dans l’église Saint-Pierre. Le pape a protesté contre cette spoliation par une bulle d’excommunication ; mais que peut le vieillard dont les soldats français occupent la capitale ? Il est pris par les gendarmes, jeté dans une berline et emprisonné à Savone. Simple incident : Napoléon attend sa future, la fille des Césars, celle dont l’union l’introduira dans la famille des rois et fera de lui « le neveu de Louis XVI ». Elle a dix-neuf ans ; il a dépassé la quarantaine : plaira-t-il à cette enfant ? La question le préoccupe et son entourage s’avise qu’il essaie de se rajeunir au moyen d’artifices de toilette : « Il se prive de tabac ; il use des fards ; il fredonne les nouveaux airs ; il risque des pas de danse… Ses généraux ne reconnaissent plus dans cet homme presque efféminé le rude cavalier d’Austerlitz et d’Iéna. On prête ce propos à la duchesse d’Abrantès : “Notre Salomon attend la reine de Saba[10].” » Le 27 mars, l’archiduchesse arrive à Compiègne ; le mariage civil est célébré le 1er avril, à Saint-Cloud ; le 2, il est béni par le cardinal Fesch dans le Salon carré du Louvre.

À cette date, toute la Cour impériale, tous les dignitaires, tous les ambassadeurs attendaient dans les salons des Tuileries les époux impériaux venant de Saint-Cloud. Eu égard à la longueur probable de la cérémonie, une collation était préparée pour cette noble assistance : le peuple de Paris presque entier s’était porté vers les Champs-Élysées et dans les jardins du château dont le cortège devait suivre la grande allée. Le prince de Metternich, ambassadeur d’Autriche et l’un des héros de la fête, se présenta, le verre à la main, au balcon du bâtiment central et, s’adressant à la foule qui se pressait dans les parterres, il leva son verre et cria d’une voix forte : « Au roi de Rome ! » Une grande clameur lui répondit : ainsi était salué, pour la première fois, par celui qui, dans cinq ans, sera son bourreau, l’enfant à naître du mariage qui se célébrait ce jour-là.

Après deux mois de voyage en Belgique, dans les départements du Nord, en Normandie, le ménage impérial s’établit pour l’été à Saint-Cloud, puis à Fontainebleau ; il ne rentre aux Tuileries qu’au milieu de novembre ; alors seulement Marie-Louise prend possession de ce rez-de-chaussée qu’ont occupé sa tante Marie-Antoinette, puis le Comité de salut public, et, tout récemment, l’impératrice répudiée. Sans doute, a-t-on fait disparaître tous les motifs décoratifs de nature à rappeler le souvenir de Joséphine ; sans doute aussi, eût-il été préférable de loger autre part la nouvelle souveraine ; mais où ? Ces immenses Tuileries, tout en longueur, présentent cette singularité de comporter seulement deux appartements de maîtres communiquant directement avec les pièces de réception ; toute la moitié nord du château étant occupée par la chapelle, le théâtre et les locaux de service, qu’isole du palais proprement dit, la coupure du grand escalier de Levau.

C’est donc chez sa devancière que s’installa Marie-Louise : c’est là qu’elle allait mettre au monde l’héritier tant désiré. En juillet, avaient été officiellement annoncées les espérances de maternité ; le 20 mars 1811, au matin, on avertit l’empereur que l’événement est proche ; il s’annonce en des conditions peu favorables : la souffrance arrache à l’impératrice des plaintes déchirantes et Napoléon qui se tient auprès d’elle et qui, pourtant, sait dominer ses nerfs, ne peut supporter les gémissements de sa femme ; il remonte chez lui, se met au bain. L’accoucheur Dubois vient l’y trouver ; il y a danger : « Danger de mort ? » demande l’empereur. Dubois se tait : « En ce cas, sauvez la mère : c’est son droit. » Avisé que l’opération nécessaire est terminée, l’empereur retourne vers l’impératrice « qu’il embrasse tendrement ». Sur le tapis est déposé le petit corps de l’enfant, — de l’enfant mort-né ; — Mme de Montesquiou qui, d’avance, a été désignée pour être la gouvernante de l’héritier du trône, « le prend dans ses bras, l’observe, croit le sentir remuer, lui passe une goutte d’eau-de-vie sur les lèvres »… Il pousse un cri. L’empereur se retourne, étreint d’un poignant saisissement : son fils vit ! Il le prend dans ses bras, le porte à l’accouchée encore toute dolente et, « d’un signe de tête vite saisi car il était guetté », il ordonne les salves d’artillerie qui annonceront la naissance du roi de Rome.

Selon le protocole, vingt et un coups si l’enfant est une fille ; cent et un si c’est un garçon. Bientôt le canon tonne : à ses grondements il semble que toute la vie de la cité, de la nation, du monde même est suspendue. Dans les rues, dans les faubourgs, au-delà, jusqu’aux limites où l’on pouvait entendre, chacun compte les salves comme si elles étaient la pulsation même du sang de l’Empire : dix-huit, dix-neuf, vingt, vingt et une… Ici, il semble que l’intervalle est interminable… Enfin, vingt-deux ! On ne compte plus : une formidable ovation jaillit de centaines de milliers de poitrines, dans la stupéfaction quasi religieuse d’un événement providentiel : l’empereur voulait un fils : il a un fils ! Les acclamations, prolongées sans trêve, assiègent les fenêtres des Tuileries, emplissent de leur tumulte les appartements du vieux palais… « Napoléon a remis l’enfant à Mme de Montesquiou : il va vers la fenêtre où s’engouffre l’ovation populaire et, ne parvenant pas à maîtriser son émotion, laisse tomber de grosses larmes[11]. » La reine Hortense le vit sortir de la chambre de l’impératrice : il avait l’air « si malheureux, si frappé », qu’elle s’inquiéta : « Est-ce bien un fils ? — Oui », dit-il, haletant. Elle voulut l’embrasser, « mais il était tout oppressé et il la repoussa[12] ».

Le roi de Rome fut ondoyé le soir même à la chapelle du château. C’était la première fois qu’un enfant de France naissait aux Tuileries…

Mil huit cent onze, l’année du splendide éblouissement ; l’apogée miraculeux. Saturé de gloire, enivré de son union avec la descendante de Marie-Thérèse, Napoléon exigeait de son entourage plus de gravité dans les rapports avec sa nouvelle épouse que naguère à l’égard de Joséphine : le ton de la Cour se fit plus sérieux, plus solennel : « Nous n’en sommes pas aux choses aimables et frivoles[13] », disait-il ; mais, pour sa part, il témoignait à Marie-Louise une douceur et une complaisance qui ne lui étaient pas habituelles. Même, il affectait une familiarité de jeune amoureux en temps de lune de miel, mettant une sorte de gloriole à montrer qu’il la tutoyait : « Si tu aimes danser, fais venir de la musique, va voir passer les masques. — Non, répondait-elle, à moins que tu ne viennes avec moi. » Pour ceux qui l’avaient connu, pauvre général de la Révolution, sans solde et sans avenir, ces bourgeoises façons envers la fille du Saint-Empire attestaient mieux que toutes les conquêtes, la hauteur des sommets qu’il avait atteints.

La nouvelle impératrice, au jugement d’une très jolie femme, était « un beau brin de fille, assez fraîche, mais un peu trop rouge… Malgré sa parure et ses pierreries, elle avait l’air très commun et était dénuée de toute physionomie[14] ». La même narratrice assista au gala donné, dans la salle de spectacle des Tuileries, à l’occasion de la naissance du roi de Rome ; bien qu’elle fût portée à juger sévèrement la Cour impériale, elle convient que cette fête fut magnifique : pas d’uniformes, tous les hommes en habit à la française ; « l’empereur, suivi de son cortège, traversa la salle en arrivant, pour se rendre à l’estrade qui occupait le fond. Il marchait le premier et tellement vite que tout le monde, sans excepter l’impératrice, était obligé de courir presque pour le suivre. Cela nuisait à la dignité et à la grâce ; mais ce froufrou, ce pas de course avait quelque chose de conquérant qui lui seyait ». Et, comparant par la pensée cette turbulence aux manières compassées de la Cour de Versailles où elle avait vécu enfant, elle ajoutait : « Cela avait grande façon dans un autre genre. »

Par galanterie pour sa femme, — et aussi pour la fierté de lui montrer que, en l’épousant, elle ne s’était pas mésalliée, — il tient à faire avec elle « le tour du propriétaire ». Le mois de mai se passe à parcourir la Normandie ; en septembre, il la conduit en Belgique, en Hollande, en Rhénanie et le voyage se prolonge durant deux mois, — deux mois d’adulations parmi ses peuples agenouillés, de réceptions et de bals dans ses châteaux impériaux de Laeken, d’Amsterdam, de Loo, de La Haye et de Cologne. En décembre, la Cour est de retour aux Tuileries, y séjourne deux mois à peine, puis s’installe à l’Élysée ; en avril, on est à Saint-Cloud et, de nouveau, en route : Metz, Mayence, Dresde, où Napoléon invite l’empereur et l’impératrice d’Autriche à venir saluer leur fille. Il la quitte et part pour la Russie, entraînant sept cent mille hommes. Le soleil d’Austerlitz va s’obscurcir ; les jours sombres approchent ; quand il rentrera aux Tuileries, en décembre, son prestige sera entamé et Talleyrand pourra dire : « C’est le commencement de la fin. »

Il la fit grandiose, défendant pied à pied la France envahie ; mais il advint qu’aux derniers jours de mars 1814, on apprit que les cosaques apparaissaient dans la banlieue de Paris. La ville, fortifiée à la hâte, ne pouvait tenir : aux Tuileries, l’impératrice, — régente de l’Empire depuis trois mois, — ne savait qu’ordonner ; les avis de son Conseil étaient contradictoires. Avec ses dames, réunies autour d’elle dans son salon, elle faisait de la charpie pour les blessés[15]. L’ordre de l’empereur à ses frères était de ne pas abandonner sa femme et son fils et, si l’ennemi s’avançait vers la capitale, de les conduire sur la Loire. Mais on objectait que la présence de Marie-Louise rassurait les Parisiens et imposerait aux étrangers. La journée du 28 mars s’écoula sans qu’on eût rien résolu ; on discuta jusqu’à minuit : déjà le trésor était chargé sur des fourgons. Enfin le départ fut décidé ; le 29, dès le point du jour, dix lourdes berlines vertes, aux armes impériales, stationnaient dans la cour du château, entièrement remplie de voitures destinées aux bagages et dont le défilé durera tout un jour[16]. L’impératrice hésitait encore. Vers onze heures du matin, un message du ministre de la Guerre avertit qu’il n’y avait plus un instant à perdre : il fallait, au plus vite, gagner Rambouillet.

M. de Canisy, écuyer de service, prend dans ses bras le roi de Rome ; l’enfant se débat : il a trois ans, mais « il semble qu’un funeste pressentiment lui communique le don de seconde vue[17] ». « Je ne veux pas quitter ma maison, crie-t-il ; puisque papa est absent, c’est moi qui suis le maître. » Il se cramponne aux portes, à la rampe de l’escalier : « N’allons pas à Rambouillet, c’est un vilain château ; restons ici ! » Au bas de l’escalier de l’appartement, on s’attarde comme si on espérait un contrordre. Soixante ou quatre-vingts curieux contemplent en silence ce triste départ, ainsi qu’on regarde un convoi funèbre. L’impératrice a pris place dans l’une des voitures ; ses yeux sont gros de larmes. Pas un cri ne s’élève pour saluer la fugitive : la berline sort de la cour par le guichet du Pont-Royal, suit le quai jusqu’à la Concorde et, de là, Marie-Louise, se penchant, donne un dernier regard aux Tuileries, ce palais hostile dont les murs paraissent n’avoir été élevés que pour abriter des grandeurs éphémères.



Notes :
  1. Mémoires de Mme de Rémusat, I, 400, et Mémoires de Bourrienne, III, passim.
  2. Lacourt-Gayet, Napoléon, 369.
  3. Mémoires de Molé, I, 52.
  4. Au premier étage du pavillon central, salle des Maréchaux.
  5. Souvenirs du baron Fain.
  6. Mémoires de la reine Hortense, II, 54.
  7. Dans l’Itinéraire, à la date, Schuermans note que, dans le procès-verbal, conservé aux Archives, les deux dernières pages ont été grattées d’un bout à l’autre, puis refaites par la même main que les pages antérieures.
  8. D’après l’Itinéraire, cette revue avait eu lieu à onze heures du matin. La reine Hortense écrit que, au moment du départ de l’impératrice l’empereur était au Conseil. La voiture l’Opale est aujourd’hui au musée de la Malmaison.
  9. Mlle Avrillon, II, 162.
  10. Le Correspondant, 25 mars 1910, p. 1155. Le Mariage de Napoléon avec Marie-Louise, par Édouard Gachot.
  11. Le Roi de Rome ou le rêve de l’empereur, par Édouard Driault. Conférence faite à Rome, au musée Napoléon, — collections Primoli, — à l’occasion de son inauguration.
  12. Mémoires de la reine Hortense, II, 127.
  13. Idem, II, 113.
  14. Mémoires de la comtesse de Boigne, I, 276.
  15. Napoléon et Marie-Louise, souvenirs historiques, par le baron de Méneval, ch. XIV.
  16. Stenger, Le Retour des Bourbons, 124.
  17. Méneval, loc. cit.