Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 1/03

Émile Testard (Tome IIp. 17-20).
Deuxième partie. Livre I


III

SAINE, MAIS NON SAUVE


Gilliatt ne s’attendait pas à ne trouver qu’une moitié du bâtiment. Rien dans les indications, pourtant si précises, du patron du Shealtiel, ne faisait pressentir cette coupure du navire par le milieu. C’était probablement à l’instant où s’était faite cette coupure sous les épaisseurs aveuglantes de l’écume qu’avait eu lieu ce « craquement diabolique » entendu par le patron du Shealtiel. Ce patron s’était sans doute éloigné au moment du dernier coup de vent, et ce qu’il avait pris pour un paquet de mer était une trombe. Plus tard, en se rapprochant pour observer l’échouement, il n’avait pu voir que la partie antérieure de l’épave, le reste, c’est-à-dire la large cassure qui avait séparé l’avant de l’arrière, lui étant caché par l’étranglement de l’écueil.

À cela près, le patron du Shealtiel n’avait rien dit que d’exact. La coque était perdue, la machine était intacte.

Ces hasards sont fréquents dans les naufrages comme dans les incendies. La logique du désastre nous échappe.

Les mâts cassés étaient tombés, la cheminée n’était pas même ployée ; la grande plaque de fer qui supportait la mécanique l’avait maintenue ensemble et tout d’une pièce. Les revêtements en planches des tambours étaient disjoints à peu près comme les lames d’une persienne ; mais à travers leurs claires-voies on distinguait les deux roues en bon état. Quelques pales manquaient.

Outre la machine, le grand cabestan de l’arrière avait résisté. Il avait sa chaîne, et, grâce à son robuste emboîtement dans un cadre de madriers, il pouvait rendre encore des services, pourvu toutefois que l’effort du tournevire ne fît pas fendre le plancher. Le tablier du pont fléchissait presque sur tous les points. Tout ce diaphragme était branlant.

En revanche le tronçon de la coque engagé entre les Douvres tenait ferme, nous l’avons dit, et semblait solide.

Cette conservation de la machine avait on ne sait quoi de dérisoire et ajoutait l’ironie à la catastrophe. La sombre malice de l’inconnu éclate quelquefois dans ces espèces de moqueries amères. La machine était sauvée, ce qui ne l’empêchait point d’être perdue. L’océan la gardait pour la démolir à loisir. Jeu de chat.

Elle allait agoniser là et se défaire pièce à pièce. Elle allait servir de jouet aux sauvageries de l’écume. Elle allait décroître jour par jour, et fondre pour ainsi dire. Qu’y faire ? Que ce lourd bloc de mécanismes et d’engrenages, à la fois massif et délicat, condamné à l’immobilité par sa pesanteur, livré dans cette solitude aux forces démolissantes, mis par l’écueil à la discrétion du vent et du flot, pût, sous la pression de ce milieu implacable, échapper à la destruction lente, il semblait qu’il y eût folie rien qu’à l’imaginer.

La Durande était prisonnière des Douvres.

Comment la délivrer ?

Comment la tirer de là ?

L’évasion d’un homme est difficile ; mais quel problème que celui-ci : l’évasion d’une machine !