Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 1/02

Émile Testard (Tome IIp. 13-16).


II

LES PERFECTIONS DU DÉSASTRE


Les Douvres étaient différentes de forme comme de hauteur.

Sur la petite Douvre, recourbée et aiguë, on voyait se ramifier, de la base à la cime, de longues veines d’une roche couleur brique, relativement tendre, qui cloisonnait de ses lames l’intérieur du granit. Aux affleurements de ces lames rougeâtres il y avait des cassures utiles à l’escalade. Une de ces cassures, située un peu au-dessus de l’épave, avait été si bien élargie et travaillée par les éclaboussures de la vague qu’elle était devenue une espèce de niche où l’on eût pu loger une statue. Le granit de la petite Douvre était arrondi à la surface et mousse comme de la pierre de touche, douceur qui ne lui ôtait rien de sa dureté. La petite Douvre se terminait en pointe comme une corne. La grande Douvre, polie, unie, lisse, perpendiculaire, et comme taillée sur épure, était d’un seul morceau et semblait faite d’ivoire noir. Pas un trou, pas un relief. L’escarpement était inhospitalier ; un forçat n’eût pu s’en servir pour sa fuite ni un oiseau pour son nid. Au sommet il y avait, comme sur le rocher l’Homme, une plate-forme ; seulement cette plate-forme était inaccessible.

On pouvait monter sur la petite Douvre, mais non s’y maintenir ; on pouvait séjourner sur la grande, mais non y monter.

Gilliatt, le premier coup d’œil jeté, revint à la panse, la déchargea sur la plus large des corniches à fleur d’eau, fit de tout ce chargement, fort succinct, une sorte de ballot qu’il noua dans un prélart, y ajusta une élingue avec sa boucle de hissement, poussa ce ballot dans un recoin de roche où le flot ne pouvait l’atteindre, puis des pieds et des mains, de saillie en saillie, étreignant la petite Douvre, se cramponnant aux moindres stries, il monta jusqu’à la Durande échouée en l’air.

Parvenu à la hauteur des tambours, il sauta sur le pont.

Le dedans de l’épave était lugubre.

La Durande offrait toutes les traces d’une voie de fait épouvantable. C’était le viol effrayant de l’orage. La tempête se comporte comme une bande de pirates. Rien ne ressemble à un attentat comme un naufrage. La nuée, le tonnerre, la pluie, les souffles, les flots, les roches, ce tas de complices est horrible.

On rêvait sur le pont désemparé quelque chose comme le trépignement furieux des esprits de la mer. Il y avait partout des marques de rage. Les torsions étranges de certaines ferrures indiquaient les saisissements forcenés du vent. L’entre-pont était comme le cabanon d’un fou où tout est cassé.

Pas de bête comme la mer pour dépecer une proie. L’eau est pleine de griffes. Le vent mord, le flot dévore ; la vague est une mâchoire. C’est à la fois de l’arrachement et de l’écrasement. L’océan a le même coup de patte que le lion.

Le délabrement de la Durande offrait ceci de particulier qu’il était détaillé et minutieux. C’était une sorte d’épluchement terrible. Beaucoup de choses semblaient faites exprès. On pouvait dire : quelle méchanceté ! Les fractures des bordages étaient feuilletées avec art. Ce genre de ravage est propre au cyclone. Déchiqueter et amenuiser, tel est le caprice de ce dévastateur énorme. Le cyclone a des recherches de bourreau. Les désastres qu’il fait ont un air de supplices. On dirait qu’il a de la rancune ; il raffine comme un sauvage. Il dissèque en exterminant. Il torture le naufrage, il se venge, il s’amuse ; il y met de la petitesse.

Les cyclones sont rares dans nos climats, et d’autant plus redoutables qu’ils sont inattendus. Un rocher rencontré peut faire pivoter un orage. Il est probable que la bourrasque avait fait spirale sur les Douvres, et s’était brusquement tournée en trombe au choc de l’écueil, ce qui expliquait le jet du navire à une telle hauteur dans ces roches. Quand le cyclone souffle, un vaisseau ne pèse pas plus au vent qu’une pierre à une fronde.

La Durande avait la plaie qu’aurait un homme coupé en deux ; c’était un tronc ouvert laissant échapper un fouillis de débris semblable à des entrailles. Des cordages flottaient et frissonnaient ; des chaînes se balançaient en grelottant ; les fibres et les nerfs du navire étaient à nu, et pendaient. Ce qui n’était pas fracassé était désarticulé ; des fragments du mailletage du doublage étaient pareils à des étrilles hérissées de clous ; tout avait la forme de la ruine ; une barre d’anspect n’était plus qu’un morceau de fer, une sonde n’était plus qu’un morceau de plomb, un cap-de-mouton n’était plus qu’un morceau de bois ; une drisse n’était plus qu’un bout de chanvre, un touron n’était plus qu’un écheveau brouillé, une ralingue n’était plus qu’un fil dans un ourlet ; partout l’inutilité lamentable de la démolition ; rien qui ne fût décroché, décloué, lézardé, rongé, déjeté, sabordé, anéanti ; aucune adhésion dans ce monceau hideux, partout la déchirure, la dislocation, et la rupture, et ce je ne sais quoi d’inconsistant et de liquide qui caractérise tous les pêle-mêle, depuis les mêlées d’hommes qu’on nomme batailles jusqu’aux mêlées d’éléments qu’on nomme chaos. Tout croulait, tout coulait, et un ruissellement de planches, de panneaux, de ferrailles, de câbles et de poutres s’était arrêté au bord de la grande fracture de la quille, d’où le moindre choc pouvait tout précipiter dans la mer. Ce qui restait de cette puissante carène si triomphante autrefois, tout cet arrière suspendu entre les deux Douvres et peut-être prêt à tomber, était crevassé çà et là et laissait voir par de larges trous l’intérieur sombre du navire.

L’écume crachait d’en bas sur cette chose misérable.