Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 1/04

Émile Testard (Tome IIp. 21-25).


IV

EXAMEN LOCAL PRÉALABLE


Gilliatt n’était entouré que d’urgences. Le plus pressé pourtant était de trouver d’abord un mouillage pour la panse, puis un gîte pour lui-même.

La Durande s’étant plus tassée à bâbord qu’à tribord, le tambour de droite était plus élevé que le tambour de gauche.

Gilliatt monta sur le tambour de droite. De là il dominait la partie basse des brisants et, quoique le boyau des rochers, aligné à angles brisés derrière les Douvres, fît plusieurs coudes, Gilliatt put étudier le plan géométral de l’écueil.

Ce fut par cette reconnaissance qu’il commença.

Les Douvres, ainsi que nous l’avons indiqué déjà, étaient comme deux hauts pignons marquant l’entrée étroite d’une ruelle de petites falaises granitiques à devantures perpendiculaires. Il n’est point rare de trouver, dans les formations sous-marines primitives, de ces corridors singuliers qui semblent coupés à la hache.

Ce défilé, fort tortueux, n’était jamais à sec, même dans les basses mers. Un courant très secoué le traversait toujours de part en part. La brusquerie des tournants était, selon le rumb de vent régnant, bonne ou mauvaise ; tantôt elle déconcertait la houle et la faisait tomber ; tantôt elle l’exaspérait. Ce dernier cas était le plus fréquent ; l’obstacle met le flot en colère et le pousse aux excès ; l’écume est l’exagération de la vague.

Le vent d’orage, dans ces étranglements entre deux roches, subit la même compression et acquiert la même malignité. C’est la tempête à l’état de strangurie. L’immense souffle reste immense et se fait aigu. Il est massue et dard. Il perce en même temps qu’il écrase. Qu’on se figure l’ouragan devenu vent coulis.

Les deux chaînes de rochers, laissant entre elles cette espèce de rue de la mer, s’étageaient plus bas que les Douvres en hauteurs graduellement décroissantes et s’enfonçaient ensemble dans le flot à une certaine distance. Il y avait là un autre goulet, moins élevé que le goulet des Douvres, mais plus étroit encore, et qui était l’entrée est du défilé. On devinait que le double prolongement des deux arêtes de roches continuait la rue sous l’eau jusqu’au rocher l’Homme placé comme une citadelle carrée à l’autre extrémité de l’écueil.

Du reste, à mer basse, et c’était l’instant où Gilliatt observait, ces deux rangées de bas-fonds montraient leurs affleurements, quelques-uns à sec, tous visibles, et se coordonnant sans interruption.

L’Homme bornait et arc-boutait au levant la masse entière de l’écueil contrebutée au couchant par les deux Douvres.

Tout l’écueil, vu à vol d’oiseau, offrait un chapelet serpentant de brisants ayant à un bout les Douvres et à l’autre bout l’Homme.

L’écueil Douvres, pris dans son ensemble, n’était autre chose que l’émergement de deux gigantesques lames de granit se touchant presque et sortant verticalement, comme une crête, des cimes qui sont au fond de l’océan. Il y a hors de l’abîme de ces exfoliations immenses. La rafale et la houle avaient déchiqueté cette crête en scie. On n’en voyait que le haut ; c’était l’écueil. Ce que le flot cachait devait être énorme. La ruelle, où l’orage avait jeté la Durande, était l’entre-deux de ces lames colossales.

Cette ruelle, en zigzag comme l’éclair, avait à peu près sur tous les points la même largeur. L’océan l’avait ainsi faite. L’éternel tumulte dégage de ces régularités bizarres. Une géométrie sort de la vague.

D’un bout à l’autre du défilé, les deux murailles de roche se faisaient face parallèlement à une distance que le maître-couple de la Durande mesurait presque exactement. Entre les deux Douvres, l’évasement de la petite Douvre, recourbée et renversée, avait donné place aux tambours. Partout ailleurs les tambours eussent été broyés.

La double façade intérieure de l’écueil était hideuse. Quand dans l’exploration du désert d’eau nommé océan on arrive aux choses inconnues de la mer, tout devient surprenant et difforme. Ce que Gilliatt, du haut de l’épave, pouvait apercevoir du défilé, faisait horreur. Il y a souvent dans les gorges granitiques de l’océan une étrange figuration permanente du naufrage. Le défilé des Douvres avait la sienne, effroyable. Les oxydes de la roche mettaient sur l’escarpement, çà et là, des rougeurs imitant des plaques de sang caillé. C’était quelque chose comme l’exsudation saignante d’un caveau de boucherie. Il y avait du charnier dans cet écueil. La rude pierre marine, diversement colorée, ici par la décomposition des amalgames métalliques mêlés à la roche, là par la moisissure, étalait par places des pourpres affreuses, des verdissements suspects, des éclaboussures vermeilles, éveillant une idée de meurtre et d’extermination. On croyait voir le mur pas essuyé d’une chambre d’assassinat. On eût dit que des écrasements d’hommes avaient laissé là leur trace ; la roche à pic avait on ne sait quelle empreinte d’agonies accumulées. En de certains endroits ce carnage paraissait ruisseler encore, la muraille était mouillée, et il semblait impossible d’y appuyer le doigt sans le retirer sanglant. Une rouille de massacre apparaissait partout. Au pied du double escarpement parallèle, épars à fleur d’eau, ou sous la lame, ou à sec dans les affouillements, de monstrueux galets ronds, les uns écarlates, les autres noirs ou violets, avaient des ressemblances de viscères ; on croyait voir des poumons frais, ou des foies pourrissant. On eût dit que des ventres de géants avaient été vidés là. De longs fils rouges, qu’on eût pu prendre pour des suintements funèbres, rayaient du haut en bas le granit.

Ces aspects sont fréquents dans les cavernes de la mer.