Les Tortues franches à Paris

LES TORTUES FRANCHES À PARIS

La grande tortue franche de la rue Vivienne.

MM. Potel et Chabot, les marchands de comestibles de la rue Vivienne, ont eu l’heureuse idée de se rendre acquéreurs d’un lot de tortues franches et de les exposer dans les étalages de leurs magasins. Une foule considérable de curieux stationne constamment devant ces monstrueux chéloniens trop dédaignés des gourmets. En effet, ces animaux ne sont pas seulement, comme un vain peuple pense, bons à faire de l’excellent bouillon. Leur viande, bouillie de manière à en retirer tout le suc, conserve le goût du bœuf le plus délicat. Ces morceaux que l’on dédaigne sont dignes de figurer sur les meilleures tables, tant ils sont tendres et appétissants. La viande fort abondante n’est pas la seule partie qui puisse être utilisée avec le plus grand profit. La graisse est d’une délicatesse aussi grande que celle de l’oie, les parties tendres, telles que les nageoires et les cartilages, servent à faire une délicieuse gelée ; enfin le foie qui est très-volumineux, peut se manger sauté comme du foie de veau.

Il n’y a que l’écaille qui ne puisse être utilisée dans l’espèce dont nous nous occupons et qu’on peut appeler tortue de boucherie. En effet, la taille de ces animaux est énorme. Celle que nous représentons, et qui a été dessinée, d’après nature, au moment où l’on allait la dépecer dans la cuisine, ne mesure pas moins de 1m, 45 de longueur ; elle a donc à peu près la taille d’un homme. On en a vu cependant à Paris de plus volumineuses encore. MM. Potel et Chabot en ont conservé pour preuve des écailles plus gigantesques que celles des chéloniens qui font sensation aujourd’hui.

On a capturé des tortues franches qui pesaient jusqu’à 700 kilos, tandis que le poids de celle qui nous occupe ne dépasse pas 150 kilos. Mais les déchets sont moins abondants que lorsqu’on doit dépecer un veau de même pouls. Cela tient au peu de développement de la tête et des membres, dont la partie supérieure, entièrement cachée sous la carapace, est excessivement tendre et prodigieusement charnue.

Les tortues franches pullulent sur certains îlots des Antilles, et sur la partie sablonneuse des côtes mexicaines : il serait facile d’en faire une nouvelle et importante source d’alimentation publique.

Ces animaux ont la précieuse faculté de vivre si longtemps sans manger, qu’on peut les apporter sans frais des régions tropicales, sans plus de précaution que s’il s’agissait d’un colis. Il n’y a même pas besoin de les emballer.

Les tortues de MM. Potel et Chabot n’ont rien mangé depuis qu’elles ont été prises, et c’est dans la mer des Antilles qu’elles ont fait leur dernier déjeuner. On n’a pas besoin d’adopter vis-à-vis d’elles toutes les précautions nécessaires pour apporter d’Australie la viande fraîche. Il n’y a pas à les envelopper de glace fondante pour les conserver, car elles gardent juste assez de vie pour que la décomposition putride ne les attaque pas. Elles se trouvent évidemment plongées dans une sorte de torpeur et de demi-somnolence qui les empêcherait de faire usage de leurs membres pour chercher à se sauver.

Ces tortues si précieuses au point de vue alimentaire se reconnaissent à la forme des écailles de leur carapace et à leur nombre. Elles en ont toujours treize principales qui sont juxtaposées sans être imbriquées. La carapace n’a pas du tout la forme bombée si commune parmi les tortues terrestres. Le plastron est séparé de la carapace par des parties tendres, au lieu d’être soudé à des pièces dures, comme chez certains chéloniens.

On remarquera que la tête triangulaire de la tortue franche porte un bec corné dont elle se sert pour découper les plantes nécessaires à son alimentation et qui, quoique gélatineuses, offrent une ténacité très-marquée.

Les narines peuvent se fermer par une sorte de soupape qui empêche l’eau de la mer d’y pénétrer et les nageoires de devant sont terminées par des ongles qu’emploie la tortue pour creuser dans le sable le nid où elle pond ses œufs.

W. de Fonvielle