Premières Poésies : 1883-1886Société du Mercure de FranceLes Syrtes. Les Cantilènes (p. 75-83).


ACCALMIE


I


Lorsque sous la rafale et dans la brume dense,
Autour d’un frêle esquif sans voile et sans rameurs,
On a senti monter les flots pleins de rumeurs
Et subi des ressacs l’étourdissante danse,

Il fait bon sur le sable et le varech amer
S’endormir doucement au pied des roches creuses,
Bercé par les chansons plaintives des macreuses,
A l’heure où le soleil se couche dans la mer.


II


Que l’on jette ces lis, ces roses éclatantes,
Que l’on fasse cesser les flûtes et les chants
Qui viennent raviver les luxures flottantes
A l’horizon vermeil de mes désirs couchants.

Oh ! Ne me soufflez plus le musc de votre haleine,
Oh ! Ne me fixez pas de vos yeux fulgurants,
Car je me sens brûler, ainsi qu’une phalène,
A l’azur étoilé de ces flambeaux errants.


Oh ! Ne me tente plus de ta caresse avide,
Oh ! Ne me verse plus l’enivrante liqueur
Qui coule de ta bouche — amphore jamais vide —
Laisse dormir mon cœur, laisse mourir mon cœur.

Mon cœur repose, ainsi qu’en un cercueil d’érable,
Dans la sérénité de sa conversion ;
Avec les regrets vains d’un bonheur misérable,
Ne trouble pas la paix de l’absolution.


III


Feux libertins flambant dans l’auberge fatale
Où se vautre l’impénitence des dégoûts,
Où mon âme a brûlé sa robe de vestale,
— Éteignez-vous !

Par les malsaines nuits de crimes traversées,
Hippogriffes du mal, femelles des hiboux,
Qui prêtiez votre essor à mes lâches pensées,
— Envolez-vous !


Salamandres-désirs, sorcières-convoitises
Qui hurliez dans mon cœur avec des cris de loups
La persuasion de toutes les feintises,
— Ah ! Taisez-vous !


IV


J’ai trouvé jusqu’au fond des cavernes alpines
L’antique ennui niché,
Et j’ai meurtri mon cœur pantelant, aux épines
De l’éternel péché.

O sagesse clémente, ô déesse aux yeux calmes,
Viens visiter mon sein,
Que je m’endorme un peu dans la fraîcheur des palmes,
Loin du désir malsain.


V


Mon cœur, mon cœur fut la lanterne
Éclairant le lupanar terne ;
Mon cœur, mon cœur, fut un rosier,
Rosier poussé sur le fumier.

Mon cœur, mon cœur est le blanc cierge
Brûlant sur un cercueil de vierge ;
Mon cœur, mon cœur est sur l’étang
Un chaste nénuphar flottant.


VI


O mer immense, mer aux rumeurs monotones,
Tu berças doucement mes rêves printaniers ;
O mer immense, mer perfide aux mariniers,
Sois clémente aux douleurs sages de mes automnes.

Vague qui viens avec des murmures câlins
Te coucher sur la dune où pousse l’herbe amère,
Berce, berce mon cœur comme un enfant sa mère,
Fais-le repu d’azur et d’effluves salins.


Loin des villes, je veux sur les falaises mornes
Secouer la torpeur de mes obsessions,
— Et mes pensers, pareils aux calmes alcyons,
Monteront à travers l’immensité sans bornes.