Les Stratagèmes (Frontin)/Trad. Bailly, 1848/Livre I/Chapitre I


Texte édité et traduit par Charles Bailly, 1848.
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I. Cacher ses desseins

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1. Marcus Porcius Caton, soupçonnant que les villes soumises par lui en Espagne se révolteraient dans l’occasion, sur la confiance qu’elles avaient en leurs murailles, leur prescrivit, à chacune en particulier, de démolir leurs fortifications, les menaçant de la guerre si elles n’obéissaient pas sur-le-champ ; et il eut soin que ses lettres leur fussent remises à toutes le même jour. Chacune des villes crut que cet ordre n’était donné qu’à elle seule. Elles auraient pu s’entendre et résister, si elles avaient su que c’était une mesure générale.

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2. Himilcon, chef d’une flotte carthaginoise, voulant aborder inopinément en Sicile, ne fit point connaître le lieu de sa destination ; mais il remit à tous les pilotes des tablettes cachetées portant l’indication de la partie de l’île où il voulait qu’on se rendît ; et il leur défendit de les ouvrir, à moins que la tempête ne les éloignât de la route du vaisseau amiral.

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3. Caïus Lélius, allant en ambassade près de Syphax, emmena avec lui des centurions et des tribuns qui, sous l’habit d’esclaves et de valets, lui servaient d’espions, entre autres L. Statorius, que quelques-uns des ennemis semblaient reconnaître, parce qu’il était venu souvent dans leur camp. Lélius, pour déguiser la condition de cet officier, lui donna des coups de bâton comme à un esclave.

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4. Tarquin le Superbe, jugeant qu’il fallait mettre à mort les principaux citoyens de Gabies, et ne voulant confier ses ordres à personne, ne fit aucune réponse au messager que son fils lui avait envoyé à ce sujet ; mais, comme il se promenait alors dans son jardin, il abattit avec une baguette les têtes des pavots les plus élevés. L’émissaire, congédié sans réponse, rendit compte au jeune Tarquin de ce que son père avait fait en sa présence ; et le fils comprit qu’il devait immoler les premiers de la ville.

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5. C. César, suspectant la fidélité des Égyptiens, visita avec une feinte sécurité la ville d’Alexandrie et ses fortifications, se livra en même temps à de voluptueux festins, et voulut paraître épris des charmes de ces lieux, au point de s’abandonner aux habitudes et au genre de vie des Alexandrins ; et, tout en dissimulant ainsi, il fit venir des renforts et s’assura de l’Égypte.

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6. Ventidius, dans la guerre contre les Parthes, qui avaient pour chef Pacorus, n’ignorant pas qu’un certain Pharnée, de la ville de Cyrrhus, et du nombre de ceux qui passaient pour alliés des Romains, informait l’ennemi de tout ce qui se passait dans leur camp, sut mettre à profit la perfidie de ce barbare. Il feignit de craindre les événements qu’il désirait le plus, et de désirer ceux qu’il redoutait. Ainsi, craignant que les Parthes ne franchissent l’Euphrate avant qu’il eût reçu les légions qu’il avait en Cappadoce, au delà du Taurus, il agit si habilement avec ce traître, que celui-ci, avec sa perfidie accoutumée, alla conseiller aux ennemis de faire passer leur armée par Zeugma, comme par le chemin le plus court, et parce que l’Euphrate y coulait paisiblement, n’étant plus encaissé dans ses rives. Ventidius lui avait affirmé, disait-il, que si les Parthes se dirigeaient de son côté, il gagnerait les hauteurs, pour éviter leurs archers, tandis qu’il aurait tout à craindre s’ils se jetaient dans le plat pays. Trompés par cette assurance, les barbares descendent dans la plaine, et, par un long détour, arrivent à Zeugma. Là, les rives du fleuve étant plus écartées, et rendant plus pénible la construction des ponts, ils perdent plus de quarante jours à en établir, ou à mettre en œuvre les machines nécessaires à cette opération. Ventidius profita de ce temps pour rassembler ses troupes, qui le rejoignirent trois jours avant l’arrivée des Parthes, et, la bataille s’étant engagée, Pacorus la perdit avec la vie.

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7. Mithridate, cerné par Pompée, et se disposant à fuir le lendemain, alla, pour cacher son projet, faire un fourrage au loin, jusque dans les vallées voisines du camp des ennemis ; et, afin d’écarter tout soupçon, il fixa au jour suivant des pourparlers avec plusieurs d’entre eux. Il fit encore allumer dans tout son camp des feux plus nombreux qu’à l’ordinaire. Puis, dès la seconde veille, passant sous les retranchements mêmes des Romains, il s’échappa avec son armée.

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8. L’empereur César Domitien Auguste Germanicus, voulant surprendre les Germains, qui étaient en révolte, et n’ignorant pas que ces peuples feraient de plus grands préparatifs de défense, s’ils se doutaient de l’approche d’un si grand capitaine, partit sous le prétexte de régler le cens dans les Gaules. Et bientôt, fondant à l’improviste sur ces peuples farouches, il réprima leur insolence et assura le repos des provinces.

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9. Claudius Néron, désirant que l’armée d’Asdrubal fût détruite avant que celui-ci pût opérer sa jonction avec son frère Annibal, se hâta d’aller se réunir à son collègue Livius Salinator, qui était opposé à Asdrubal, et dans les forces duquel il n’avait pas assez de confiance ; mais, afin de cacher son départ à Annibal, qu’il avait lui-même en tête, il prit dix mille hommes d’élite, et ordonna aux lieutenants qu’il laissait d’établir les mêmes postes et les mêmes gardes, d’allumer autant de feux, et de donner au camp la même physionomie que de coutume, de peur qu’Annibal, concevant des soupçons, ne fit quelque tentative contre le peu de troupes qui restaient. Ensuite, étant arrivé par des chemins détournés en Ombrie, près de son collègue, il défendit d’étendre le camp, pour ne donner aucun indice de son arrivée au général carthaginois, qui eût évité le combat, s’il se fût aperçu de la réunion des consuls. Ses forces ayant donc été doublées à l’insu d’Asdrubal, il attaqua celui-ci, le défit, et, plus prompt qu’aucun courrier, revint en présence d’Annibal. Ainsi, des deux généraux les plus rusés de Carthage, le même stratagème trompa l’un et anéantit l’autre.

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10. Thémistocle avait exhorté ses concitoyens à reconstruire promptement leurs murailles, que les Spartiates les avaient obligés à démolir. Ceux-ci ayant envoyé des députés pour s’opposer à l’exécution d’un tel dessein, il leur répondit qu’il irait lui-même à Sparte, pour détruire leurs soupçons, et il s’y rendit. Là, il simula une maladie, dans le but de gagner un peu de temps ; et, lorsqu’il s’aperçut qu’on se défiait de ses lenteurs, il soutint aux Spartiates qu’on leur avait apporté un faux bruit, et les pria d’envoyer à Athènes quelques-uns de leurs principaux citoyens, auxquels ils pussent s’en rapporter sur l’état des fortifications. Puis il écrivit secrètement aux Athéniens de retenir les envoyés de Sparte jusqu’à ce que, les travaux terminés, il pût déclarer aux Lacédémoniens qu’Athènes était en état de défense, et que leurs députés ne pourraient revenir qu’autant qu’il serait lui-même rendu à sa patrie. Les Spartiates acceptèrent facilement cette condition, pour ne pas payer par la mort d’un grand nombre celle du seul Thémistocle.

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11. L. Furius, s’étant engagé dans un lieu désavantageux, et voulant cacher son inquiétude, pour ne point jeter l’alarme parmi ses troupes, se détourna peu à peu en feignant de s’étendre pour envelopper l’ennemi ; puis, par un changement de front, il ramena son armée intacte, sans qu’elle eût connu le danger qu’elle avaitcouru.

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12. Pendant que Metellus Pius était en Espagne, on lui demanda un jour ce qu’il ferait le lendemain ; il répondit : « Si ma tunique pouvait le dire, je la brûlerais, »

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13. Quelqu’un priait M. Licinius Crassus de dire quand il lèverait le camp : « Craignez-vous, répondit-il, de ne pas entendre la trompette ? »


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1. Contumaces conspiratio potuit facere. Plutarque (Vie de Caton le Censeur, ch. x) porte à quatre cents le nombre des villes que soumit Caton en Espagne. Tite-Live, après avoir rapporté ce fait, avec le détail de toutes les circonstances qui l’ont amené, ajoute (liv. xxxiv, ch. 17) que le consul marcha contre les villes qui refusaient d’obéir, et qu’il fut même obligé d’assiéger Segestica, ville riche et importante, qu’il prit d’assaut. Polyen a compris ce même fait dans son recueil de stratagèmes (liv. viii, ch. 17). Voyez aussi Polybe, Fragments, liv. xix ; et Aurelius Victor, qui a reproduit presque littéralement le texte de Frontin (Hommes illustres, ch. xlvii).

2. Non pronuntiavit quo proficisceretur. Selon Diodore de Sicile (liv. xiv, ch. 55), le point de ralliement indiqué par Himilcon était Panorme, aujourd’hui Palerme. Cet usage des ordres cachetés, maintenant encore en vigueur dans la marine, était familier aux généraux de l’antiquité. Voyez César, Guerre d’Afrique, ch. iii ; Polyen, liv. v, ch. 10, § 2, et liv. iv, ch. 7, § 2 ; Frontin, liv. i, ch. 2, § 6.

On sait avec quel soin le général Bonaparte cacha à son armée, et à la France entière, le but de l’expédition qui se préparait à Toulon en 1798.

3. Ad Syphacem. C. Lélius était envoyé par Scipion. Celui-ci, après avoir fait reconnaître le camp de Syphax, parvint à l’incendier pendant la nuit, ce qui mit un tel désordre dans l’armée ennemie, que le fer et le feu détruisirent quarante mille hommes. Voyez Tite-Live, liv. xxx, ch. 3-6 ; et Polybe, liv. xiv, fragment 2.

4. Principes Gabinorum. Gabies, ville du Latium et colonie d’Albe. Elle était déjà en ruines du temps d’Auguste.

Les détails de cet odieux artifice des deux Tarquins sont dans Tite-Live, liv. i, ch. 24. Voyez aussi Florus, liv. i, ch. 7 ; Valère-Maxime, liv. vii, ch. 4 ; Denys d’Halicarnasse, liv. iv, ch. 54 ; Ovide, Fastes, liv. ii, v. 686 à 711.

Diogène Laërce rapporte que Thrasybule, tyran de Milet, donna un conseil du même genre à Périandre, tyran de Corinthe, dans les termes suivants :

trasybule à périandre.

« Je n’ai fait aucune réponse aux questions de votre héraut ; mais, l’ayant mené dans un champ, j’abattis à coups de bâton, pendant qu’il me suivait, ceux des épis qui dépassaient les autres. Si vous l’interrogez, il vous dira ce qu’il a vu et entendu. Imitez-moi donc, si vous voulez conserver votre autorité ; faites périr les premiers de la ville, qu’ils soient, ou non, vos ennemis. L’ami même d’un tyran doit lui être suspect. »

5. Pharnæum. D’après Dion Cassius, il faudrait écrire Channæum.

6. Natione Cyrresten. Cyrrhus, ville de Syrie, sur un affluent de l’Oronte.

7. Zeugma. Ville de Syrie, fondée par Seleucus Ier, ainsi appelée de ζεύγνυμι, joindre, parce que, bâtie sur l’Euphrate, elle était le point de communication entre la Syrie et la Babylonie.

Pour l’expédition de Ventidius, voyez Dion Cassius, liv. xlix, ch. 39-41 ; et Justin, liv. xlii, ch. 4.

8. Imperator Cæsar Domitianus Augustus Germanicus. Cet étalage de titres n’est qu’une flatterie de l’auteur, qui vivait sous Domitien.

9. Si consulum junctas vires intellexisset. Asdrubal s’aperçut en effet, mais trop tard, de la réunion des consuls. On ne doit donc pas prendre à la lettre cette dernière phrase de Frontin. Voyez le § 9 du chapitre suivant, et surtout le beau récit de Tite-Live, liv. xxvii, ch. 43-50.

« Quand on marche à la conquête d’un pays avec deux ou trois armées qui ont chacune leur ligne d’opération jusqu’à un point fixe où elles doivent se réunir, il est de principe que la réunion de ces divers corps d’armée ne doit jamais se faire près de l’ennemi, parce que non-seulement l’ennemi, en concentrant ses forces, peut empêcher leur jonction, mais encore il peut les battre séparément. » (Napoléon.)

10. Quos jussu Lacedæmoniorum dejecerant. Il y a ici une grave erreur. Lors de ce voyage de Thémistocle à Sparte, en 478 avant J.-C., les murailles d’Athènes avaient été détruites par les Perses ; et c’est soixante-quatorze ans plus tard, après la bataille d’Ægos-Potamos, que les Spartiates exigèrent la nouvelle démolition de ces remparts. Cf. Cornelius Nepos, Vie de Thémistocle, ch. vi ; et Vie de Conon, ch. iv.

11. Tunicam meam… comburerem. La plupart des historiens attribuent ce mot à Metellus Macedonicus, qui vivait longtemps avant Metellus Pius. Voyez Valère Maxime, liv. vii, ch. 4, § 5 ; et Aurelius Victor, Hommes illustres, ch. lxi.

12. Vereris ne tubam non exaudias ? Plutarque (Vie de Demetrius, ch. xxviii) rapporte un mot semblable d’Antigone. Son fils Demetrius lui demandait quand on décamperait : « Crains-tu, répondit-il avec l’accent de la colère, d’être le seul qui n’entende pas la trompette ? »


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