Les Slaves/Seizième Leçon
Les Serbiens. — Étienne Urosch, l’empire des Grecs triballiens. — Le
roi des Serbiens, Lazare. — Asservissement des Serbiens par les
Turcs. — Giovani Campistrano prêche la croisade pour la délivrance de la Serbie. — Divergence sur l’histoire de la Serbie entre les auteurs de Byzance et les poëtes serbiens. — Mythologie serbienne. — Poëme du mariage du roi Lazare. — Légende poétique des saints. — Caractère de la poésie serbienne, — Les rapsodes serbiens. — Découvertes littéraires de M. Wouk.
Vendredi, 19 février 1841.
Tous les événements intéressants concernant les
Slaves du Danube se rattachent à l’histoire de la famille des Nemanitschs, la seule qui ait conservé son indépendance dans les Xe, XIIe et XIIIe siècles. Les
tribus de Montenegro et les villes maritimes méritent une notice à part, bien qu’elles n’aient pas eu une grande influence politique. Les rois de Serbie, seuls, étaient alors représentants des Slaves, dans les pays du Danube. Le plus puissant de ces rois, Etienne Urosch, le meurtrier de son père, fut élevé à Constantinople. Il y conçut l’idée d’organiser l’empire slave sur le modèle bysantin.
Il chercha à créer une hiérarchie gouvernementale et à introduire dans sa cour une étiquette rigide. Il emprunta aux Occidentaux quelques institutions, entre autres celle des ordres de chevalerie ; il créa l’ordre de Saint-Étienne ; voulut protéger le commerce des villes maritimes, et, dans ce but, accorda de grands privilèges à la ville de Raguse. Enfin il prit le titre d’empereur des Grecs triballiens, et projetait la conquête de Constantinople lorsqu’il mourut, l’an 1358. Un jeune enfant fut l’héritier de son vaste empire, qui déjà était divisé en plusieurs principautés, dont les chefs avaient le titre de rois.
Étienne Urosch avait accordé à ces chefs le droit de porter des bottines rouges, c’était le signe de la souveraineté, et les chefs slaves, une fois en possession de ce droit, ne voulurent plus, comme ils le disaient, se laisser déchausser. Le successeur d’Étienne ne put parvenir à les soumettre.
Les plus puissants de ces chefs étaient un certain Yug, gouverneur des provinces macédoniennes ; un Woucachin, qui administrait le nord de l’empire servien, et le prince Lazare, de Serbie, tout-puissant dans une principauté enclavée maintenant dans le royaume de Hongrie. Ces trois princes se faisaient une guerre acharnée, et n’obéissaient pas à la reine douairière résidant dans le pays de Woucachin.
Woucachin tua son roi légitime, le jeune fils de l’empereur Étienne Urosch. Ainsi s’éteignit, l’an 1366, la famille des Nemanitschs.
Au milieu de ces troubles, les Turcs débarquaient en Europe. Les empereurs de Constantinople, qui n’avaient pas d’autres moyens de défendre leur empire, se servaient des Serbiens pour cet usage. Ils les appelèrent à leur aide ; bientôt après ils en firent autant des Bulgares.
Les empereurs grecs commirent une faute énorme lorsque, dans l’espérance de détruire plus facilement les Turcs en Europe, ils les laissèrent franchir le détroit en leur ouvrant leurs ports. Alors l’empire d’Orient avait à sa disposition la seule flotte militaire qui existât en Europe. Les empereurs pouvaient donc facilement repousser les Turcs, les empêcher de franchir le Bosphore ; ils préférèrent se confier aux murailles de Constantinople, ne pouvant concevoir qu’une ville fortifiée, comme l’était la capitale de l’empire, pût être prise par des barbares. Comment, en effet, des hordes de cavaliers oseraient-elles attaquer une ville immense, parfaitement fortifiée, contenant une population nombreuse et une armée bien disciplinée ?
Dans cette folle confiance, les empereurs grecs donnèrent aux Turcs la clé de leur empire en leur abandonnant les ports par où ils pénétrèrent en Europe, puis en les laissant traverser le détroit. Après cette imprudence, lorsqu’ils voulurent se débarrasser de leurs redoutables ennemis, ils furent obligés de recourir aux Serbiens. Les chefs serbiens Yug, Lazare et Woucachin, vinrent avec une grande armée au secours de Constantinople ; mais Amurat, sultan des Turcs, plus habile que ses adversaires, ayant d’ailleurs à sa disposition de meilleures troupes, les surprit près de Taganrog, et détruisit presque toute leur armée. Woucachin et Yug périrent sur le champ de bataille. Lazare seul put s’échapper, et fut proclamé plus tard roi de Serbie. Mais dix-huit ans après, Amurat, ayant terminé ses affaires en Asie, débarqua de nouveau, et demanda un tribut aux Serbiens.
Le roi Lazare envoya des ambassades de tous côtés pour demander des secours. Le roi de Hongrie, qui avait des démêlés avec les Serbiens, resta spectateur tranquille de cette lutte. Les empereurs d’Allemagne n’envoyèrent ni les troupes ni l’argent qu’on leur demandait. La Pologne était encore très éloignée ; elle n’apparaît sur la scène que vingt années plus tard. Le roi Lazare, réduit ainsi à ses seules ressources, réunit quelques troupes d’Albanais, de Bulgares, de Serbiens, et présenta la bataille.
Mais la discorde se mit entre les chefs de son armée. Les deux beaux-fils du roi, Milosch et Wuk, les plus vaillants et les plus influents des seigneurs serbiens, se haïssaient mutuellement ; ils étaient encore excités dans leur haine par leurs femmes qui se détestaient. Wuk, aveuglé par sa passion, entretenait des correspondances avec les Turcs, et préparait sa trahison. Il commença par calomnier son beau-frère, le vaillant Milosch, en l’accusant de vouloir trahir la cause des Serbiens.
Milosch, outré des reproches du prince, ne répondit rien ; mais, la nuit, il quitta son armée, pénétra dans le camp des Turcs ; admis en présence du sultan, il lui plongea son couteau dans le ventre. Il massacra encore plusieurs Turcs, puis enfin il fut tué et haché en morceaux, ainsi que deux de ses compagnons. Cet héroïsme sublime ne pouvait pas sauver l’armée des Serbiens. Les troupes commandées par Milosch, n’ayant rien su de ses projets, effrayées, et démoralisées d’ailleurs par le bruit qui courait sur sa prétendue trahison, hésitèrent au moment du combat. De son côté Wuk, à l’instant décisif de la bataille, renvoya ses troupes. De sorte que le roi Lazare, après avoir combattu longtemps, ayant eu un cheval tué sous lui, fut enfin fait prisonnier et tué par les Turcs.
Les historiens racontent diversement sa mort. Celui des chroniqueurs qui mérite le plus de confiance est connu sous le nom de Janissaire polonais, qui, en sa qualité de janissaire, fut probablement témoin oculaire de la scène. Il raconte que le sultan Bajazet, fils du sultan Amurat, tué par les Serbiens, fit amener le roi Lazare devant les cadavres de son père et de son frère morts dans la bataille, et lui dit d’une voix menaçante : « Comment as-tu osé commettre un tel crime ? — « Comment, ton père et toi, osez-vous envahir mon royaume ? » lui répondit le roi Lazare. —
Un serviteur fidèle du roi Lazare, un de ses compagnons d’armes, prisonnier comme lui, le conjurait de répondre avec plus de modestie : — « Roi Lazare, disait-il, est-ce que ta tête et ton cou sont faits en bois de saule ? est-ce que tu crois qu’une fois coupés ils pourront refleurir ? » — Mais le roi Lazare demeura ferme ; il dit même à Bajazet que s’il avait à ses côtés une certaine chose qui lui manquait, il le coucheraït à côté de son père et de son frère.
Le sultan ordonna de lui couper la tête. Son compagnon d’armes se mit à genoux, et présenta son manteau pour recevoir la tête de son roi. Puis il dit : — « J’ai juré de laisser tomber ma tête à côté de celle de mon souverain, » — et s’étant incliné, il reçut le coup de yatagan qui fit tomber sa tête à côté de celle de Lazare.
Telle fut la fin du dernier roi des Serbiens. Après sa mort, le sultan Bajazet donna l’investiture d’un lambeau du royaume de Serbie à Étienne, fils de Lazare, et accorda une principauté au traître Wuk Brankowitsch et à ses fils.
Pendant cent cinquante ans, la lutte continua entre ces deux dynasties, dont l’une prit le parti des Turcs et l’autre celle du fils de Lazare. Celui-ci essaya plusieurs fois de reconquérir l’indépendance. Les Serbiens furent encore obligés de se mêler des querelles des princes turcs, et, dans la terrible bataille d’Ancire, entre les Tartares et les Turcs, ils combattirent pour ces derniers. Après la destruction de l’armée turque, ils appuyèrent le sultan Soliman contre l’usurpation de son frère.
Les rois chrétiens, qui auraient pu profiter de cet affaissement de l’empire ture pour en consommer la destruction, ne cherchèrent qu’à exploiter dans leurs intérêts privés les événements politiques. Ils appuyaient tantôt le sultan Soliman, tantôt Moussa et les autres prétendants Turcs, sans pouvoir concevoir l’idée de reconquérir l’Asie occupée par les Infidèles.
La dernière tentative qui fut faite pour délivrer les Serbiens eut lieu en 1459.
Le pape Sylvestre envoya pour prêcher la croisade contre les Turcs un moine fameux, Giovani Campistrano. Cet homme célèbre parcourut l’Allemagne, la Hongrie, les pays slaves, en conjurant ces peuples, au nom de Dieu, de sauver la chrétienté. Mais il était contrarié chez les Bohêmes par la faction des Hussites ; le roi de Bohême le chassa même de son pays. Jean Campistrano réunit seulement autour de lui quelques paysans polonais, hongrois et bohêmes avec lesquels il marcha sur Belgrade et repoussa l’ennemi. Il mourut quelques années après ; dès lors les Serbiens n’eurent plus aucun espoir de secours.
La veuve du dernier despote serbien envoya une ambassade au pape, lui abandonnant son pays en échange de sa protection. Le peuple ayant appris cette décision, poussé par le clergé, se révolta. Il répéta ces paroles du patriarche grec : — « Plutôt les Turcs que les catholiques. » — Les Serbiens se soumirent aux Turcs ; Mahomet entra dans leur pays, et, violant la capitulation, fit brûler les villes, les villages, dévaster les campagnes. Il emmena en Turquie 200 000 Serbiens qui périrent de faim et de misère.
Le pays était devenu un vaste désert, excepté cette partie qui, plus tard, devint la principauté indépendante de Serbie. Telle est l’histoire des Serbiens d’après les sources byzantines et d’après les chroniques étrangères. Mais dès le XIIIe siècle et même dès la fin du XIIe siècle, il existe une scission entre l’histoire étrangère et l’histoire nationale de ces peuples. La poésie naquit alors dans ce pays, et commença à se développer ; le peuple conçut d’une autre manière et son passé et son avenir.
Les rois dont nous avons cité les noms, les chefs dont nous avons raconté les exploits, portent des noms différents chez les Grecs et chez les Serbiens ; quelquefois il est impossible même d’accorder les deux histoires. Le peuple saisit seulement les traits principaux des caractères de ses héros ; il les élève et idéalise dans leurs personnes les idées et les sentiments nationaux.
Laquelle de ces deux histoires est la plus vraie : puisqu’il est impossible de les accorder ? Chacune d’elles exprime à sa manière une des phases de la vérité. Le chroniqueur trace, pour ainsi dire, les contours, dessine l’histoire ; tandis que le poëte donne à cette histoire de coloris et l’expression.
Les historiens étrangers, qui détachaient la politique générale du mouvement des Serbiens, se perdaient dans la confusion ; au contraire, les poëtes nationaux, détachant la généralité, de leur propre histoire, rétrécissent l’horizon afin de pouvoir mieux le dominer par l’imagination.
On pourrait comparer les historiens et les chroniqueurs étrangers au géographe qui trace sur une vaste étendue de pays le cours des fleuves principaux et des montagnes, tandis que le poëte dessine les paysages et nous fait connaître parfaitement la nature et l’aspect, du sol.
Ainsi, après la chute du royaume serbien, lorsqu’il n’y avait plus dans la Serbie ni roi, ni partis politiques, ni livres, l’histoire est refaite par la poésie. La religion, d’abord chrétienne, commence à prendre un coloris mythologique. Les poëtes empruntent à cette histoire quelques légendes merveilleuses sur les saints, quelques traditions sur les miracles. Ils créent une espèce d’Olympe poétique. Les figures historiques sont ainsi idéalisées ; par exemple le roi Urosch, le dernier des Urosch, Étienne, le meurtrier de son père, homme cruel et ambitieux, est représenté par la poésie comme type de la grandeur et de la force. On ne parle pas de ses crimes domestiques, pas plus qu’Homère ne parle des crimes de la famille des Atrides. Le roi Yug, peu connu dans l’histoire, apparaît comme patriarche, comme père d’une nombreuse famille, c’est quelque chose comme un chevalier Aymon, père aussi de plusieurs chevaliers célèbres. Le roi Woucachin est un homme politique, un grand guerrier, une espèce d’Ulysse slave. Le roi Lazare est le chevalier le plus parfait, le vrai héros. On a cherché à idéaliser dans son caractère les sentiments chrétiens de son époque. Il ressemble à Godfroy de Bouillon par la pureté de ses mœurs, par sa piété et sa force. Il est en même temps Slave, aimant les repas, les chants, la magnificence ; c’est par ce côté qu’il sympathise avec sa nation. Tout est merveilleux dans son histoire. D’après les poëtes, il est d’une naissance mystérieuse. On le suppose fils d’un roi. Il est page à la cour du roi.
Il épouse la fille de Yug, ce fameux patriarche, père de plusieurs guerriers ; le prince lui accorde sa fille, parce qu’il trouve dans les livres mystérieux une prophétie qui le concerne. Lazare est plus tard glorifié comme martyr de la cause nationale. Les poëtes ne savent rien de son esclavage chez les Turcs, on le suppose toujours tué sur le champ de bataille, et on raconte des merveilles sur ses faits d’armes.
Après ce premier cycle de la poésie épique, commence un cycle romanesque. Ce sont des exploits d’individus, de guerriers, qui n’ont plus aucune tendance, aucune idée nationale. Ce sont des chevaliers qui se font Turcs, des apostats, des chercheurs d’aventures, mais toujours tenant à la famille de Lazare.
Nous allons lire ici un poëme où on raconte le mariage du prince Lazare avec la fille du fameux. Yug. La scène se passe à la cour du roi Étienne. Lazare est page et serviteur du roi, qui le protège, parce que plus tard on découvre qu’il doit remplacer sur le trône la famille des Nemanitchs. Nous citons :
« Le vaillant roi Étienne boit son vin dans sa bonne ville blanche de Prizven. Son fidèle serviteur Lazo lui verse du vin ; il lui apporte deux coupes l’une après l’autre ; mais il regarde de travers son roi. Le roi s’adresse à son fidèle serviteur Lazo.
— « Par Dieu ! à mon fidèle serviteur Lazo, réponds en toute vérité à ce que je te demande : Pourquoi me présentes-tu la coupe ainsi ? Pourquoi me regardes-tu de travers ? Ton cheval serait-il malade ? Aurais-tu usé tes habits ? ou bien serais-tu à court d’argent, mon fils ? Dis donc ce qui te manque à ma cour.
» Le serviteur Lazo lui répond :
— » Mon cheval n’est pas éreinté, mes habits ne sont pas encore usés et j’ai assez d’argent, car à votre cour on ne manque de rien ; mais puisque vous m’interrogez, je vous répondrai sincèrement. Tous vos serviteurs, et même ceux qui se sont engagés après moi, sont déjà établis ; tous son mariés, moi seul, je reste orphelin ; tu ne veux pas me marier pendant que je suis encore jeune et beau.
» Le vaillant roi Étienne lui répondit :
— « Par Dieu ! Ô mon fidèle Lazo, je ne puis pas pourtant te marier avec la fille de quelque gardien de bœufs ou de porcs. Je cherche pour toi une noble fille et pour moi de braves amis qui puissent s’asseoir à mes côtés et avec lesquels je puisse boire joyeusement mon vin. Écoute ! serviteur fidèle. J’ai déjà trouvé pour toi une noble fille, et des amis fidèles pour moi : c’est Militza, la fille chérie, la plus jeune des enfants du vieil Yug Bogdan, la sœur cadette des neuf Yugowitchs. Le roi Yug a neuf fils. Mais je n’ose pas en parler à Yug, et ce n’est pas une chose facile d’en parler ; car Yug est vieux, il est de haute naissance, et il ne voudrait pas donner sa fille à un pauvre page comme toi. Mais, écoute, ô fidèle serviteur, aujourd’hui c’est vendredi, demain samedi, et après-demain le saint dimanche. Or, nous voulons aller à la chasse dans les montagnes, et nous y inviterons le vieil Yug et de même les neuf fils de Yug. Tu n’iras pas dans les montagnes, Lazo, tu resteras ici, dans ma blanche maison, tu prépareras un souper magnifique. Quand nous aurons fini la chasse, et quand nous aurons pris place autour de la table, fais servir copieusement de l’eau-de-vie et du sucre, n’épargne pas mon vin rouge. Or, quand nous aurons bien bu, le vieil Yug ne manquera pas de parler des temps anciens, des héros et de leurs exploits, puis il prendra ces vieux livres que tu sais… »
On ne sait pas de quels livres il est ici question ; mais le peuple attachait une idée superstitieuse aux livres en général, il croyait qu’on peut y trouver des prédictions de l’avenir ; un homme qui savait lire passait pour une espèce de sorcier. Le roi Étienne continue ainsi :
« — Dans ces livres célèbres, il cherchera des prédictions sur les temps à venir. Lorsque tu auras vu et entendu tout cela, monte vite sur la haute tour de mon palais et prends-y la coupe d’or que j’ai récemment achetée dans la blanche ville de Waradine, et pour laquelle, après avoir longtemps marchandé, j’ai donné autant d’or qu’un mulet en peut porter. Remplis bien vite cette coupe avec du vin rouge, et, après avoir fait une profonde révérence, présente la à Yug. Alors le vieux Bogdan réfléchira sur ce qu’il devra t’offrir pour une si belle coupe, et je lui parlerai de Militza, la plus jeune de ses enfants. »
Ici commence le récit de la chasse. Le poëte raconte avec une fidélité homérique tous les événements. Ils ont chassé, ils reviennent, le roi invite le vieux Yug ; Lazare invite les jeunes frères ; ils s’assemblent et prennent place autour de la table. Alors le poëte s’exprime ainsi :
« D’abord le vaillant roi Etienne met à côté de lui le vieil Yug, et tout autour les neuf Yugowitchs. Le fidèle serviteur Lazo les sert à table ; il apporte beaucoup d’eau-de-vie et de sucre, et il verse du vin. Yug commence à parler des héros et de leurs exploits, puis il ouvre les grands vieux livres et y cherche les prédictions sur les temps à venir.
» — Regardez-y, ô mes chers enfants ; voyez ce que ces livres vous annoncent : Les derniers temps vont venir ; on ne verra plus sur terre ni brebis ni froment, ni abeilles ; il n’y aura plus de forêts dans le pays. Les amis se citeront en justice ; ils plaideront devant les tribunaux les uns contre les autres, et il y aura des duels entre eux. —
» Or, Lazo, ayant entendu cela, monte sur la tour du palais, prend la coupe précieuse… » — Ici le poëte répète de nouveau, à la manière d’Homère, l’histoire de l’achat de cette coupe. — « …Il la remplit de vin et la présente à Yug en faisant une profonde révérence. Yug prend la coupe ; mais il ne se hâte pas de la vider ; car il pense comment et avec quoi il récompensera Lazare. Les neuf fils se lèvent alors et parlent ainsi à leur père :
» — Notre père, vieux seigneur, pourquoi ne bois-tu pas le vin que Lazare vient de te servir ?
» À quoi le vieil Yug répond : — O, mes enfants ! mes neuf lionceaux, je voudrais bien boire ce vin ; mais je pense comment et avec quoi je récompenserai Lazare.
» Un d’eux lui dit : — Il te sera facile de lui faire un beau cadeau, car tu possèdes des chevaux, des bœufs, des faucons, des plumes d’autruche.
» Alors le vaillant roi Étienne prend la parole : — Mon serviteur Lazare ne manque pas de chevaux ; il a des faucons et des plumes d’autruche. Il ne veut rien de tout cela ; mais il voudrait épouser Militza, la plus jeune de tes enfants, votre sœur, ô Yugowitchs !
Dès que les neuf fils eurent entendu ces paroles, ils s’élancèrent tous de leur siège et tirèrent leur sabre pour tuer le roi sur son trône. Le vieil Yug leur adressa alors ces paroles :
» — Arrêtez, ô mes fils ! si le salut de vos âmes vous est cher. Si vous tuez ici le roi, la malédiction du ciel vous suivra dans l’éternité. Arrêtez, et laissez-moi consulter les vieux livres pour voir si Militza est réellement destinée à Lazare. » —
Yug recommence alors à déchiffrer les vieux livres ; à force de les lire, il y trouve une prophétie, et il s’écrie :
« — Arrêtez, Ô mes fils ! si le salut de vos âmes vous est cher. Militza est destinée à Lazare, et le royaume lui est destiné, et il régnera un jour au milieu de la blanche ville de Kroushevatz sur Morava. » —
» Le roi Étienne ayant mis la main dans son ceinturon, il en tira mille pièces d’or, et il en tira aussi une belle pomme ornée de diamants. Il les donna à Lazo pour en faire le cadeau à Militza. »
Ainsi finit cette histoire, par laquelle le roi Lazare entre pour la première fois dans la poésie. Il y a très peu de poésies sur le roi Étienne ; nous en citerons quelques unes plus tard. Dans le récit que je viens de vous lire, où il n’y a presque rien d’historique ; où tout est coloris et invention, ce prince est déjà idéalisé ; plus tard il s’agrandit encore.
Nous avons parlé des changements que la poésie a apportés à la mythologie. Je vous ai dit comment elle a cherché à rétrécir la sphère des idées religieuses en les rendant palpables et sensibles. Pour en donner un exemple, je vais vous lire une petite légende sur le conseil des saints. Les saints, d’après la poésie serbienne, ressemblent beaucoup aux divinités grecques ; sous ce rapport l’étude de cette poésie pourrait éclaircir plusieurs questions importantes de l’histoire des Grecs. On a cru, par exemple, que la mythologie commençait avec Homère, que les poëtes postérieurs l’avaient perfectionnée ; cependant nous trouvons dans les poésies les plus anciennes des Grecs, des idées religieuses parvenues au degré le plus élevé, un système religieux plus savant, plus complet que celui des Homérides.
Qui voudrait tracer l’histoire du christianisme d’après les poésies serbiennes ? Comme le christianisme nous paraîtrait pauvre, si on le jugeait d’après les idées qui sont répandues sur lui dans ces poésies ! Et cependant les motifs poétiques sont tirés de la religion même. Après la destruction de toute civilisation dans la Serbie, le peuple seul, ayant conservé quelques traditions tronquées, chercha à les resserrer, à les rattacher entre elles. Très probablement les Homérides se sont trouvés dans la même position par rapport à leurs ancêtres, les poëtes de l’époque d’Orphée et de Musée.
La légende que je vais vous lire est une discussion entre les saints patrons, sur les attributions, sur les bénédictions dont ils doivent disposer. La sainte vierge Marie s’approche de ces saints, elle leur raconte les malheurs arrivés dans un pays étranger que le poëte appelle le pays des Indes, c’est-à-dire un pays très éloigné.
« O Seigneur, dit le poëte, quel miracle étrange ! Est-ce un tonnerre ? est-ce un tremblement de terre ? est-ce la mer en grondant qui envahit le rivage ? Non ! Il ne tonne pas, la terre ne tremble pas, ce n’est pas la mer qui gronde, mais ce sont les saints qui, dans le ciel, se partagent les bénédictions : saint Pierre, saint Paul, saint Nicolas, saint Jean, saint Élie, et avec eux saint Pantaléon.
» La sainte vierge Marie s’approche pleine de larmes. Alors Élie, le maître du tonnerre, — (Élie ressemble beaucoup à Jupiter dans la poésie serbienne) — lui dit : O ! notre chère sœur, à Marie bienheureuse, qu’est-ce qui t’arrive de si malheureux, car je te vois verser des larmes ?
» Marie, la bienheureuse ; lui répond : O ! mon frère Élie, maître du tonnerre, comment ne verserais-je pas des larmes, puisque j’arrive des terres des Indes ! Il règne dans cette terre une grande corruption ; les jeunes gens ne respectent plus les vieillards, les enfants n’obéissent plus à leurs parents, les amis se citent mutuellement en justice, et les frères se défient en duel.
» — Élie, armé du tonnerre, lui répond : Notre sœur, bienheureuse Marie, essuie tes larmes ; dès que nous aurons achevé le partage des bénédictions, nous nous rendrons au conseil du Seigneur : nous prierons le Seigneur qu’il daigne nous remettre les clefs du firmament ; nous fermerons les sept cieux ; nous mettrons notre cachet sur les nuages pour qu’il ne tombe aucune goutte de pluie ni de rosée, qu’il n’y ait pas la nuit de clair de lune pendant trois années entières. — »
Les saints se partagent ensuite les bénédictions ; Pierre a pris le vin, le froment et la clef du ciel ; Élie le tonnerre et les éclairs ; Pantaléon les chaleurs de l’été ; Jean prend sous son patronage les droits de la fraternité et de l’hospitalité, puis ils se rendent au conseil du Seigneur. Ils prient trois jours et trois nuits consécutifs pour obtenir ce qu’ils demandent. Le Seigneur leur remet enfin les clefs du ciel. Ils ferment les sept cieux l’un après l’autre ; ils mettent le cachet sur les nuages. Enfin les malheurs arrivèrent, la sécheresse, les maladies. Les Indiens se convertissent de nouveau ; ils obtiennent leur pardon et des bénédictions. Le poëte finit en priant Dieu pour que ces malheurs ne se renouvellent plus ni dans les Indes ni dans aucun autre pays.
Cette légende, quant à la forme de la composition, ressemble beaucoup à celle qu’adoptèrent les Homérides ; le style en est éminemment épique. Si l’ode, si la poésie lyrique paraissent avoir régné chez les Scandinaves, si la poésie lyrique moderne, cet élan vers l’inconnu, vers les régions fantastiques, semble avoir été créée par la race germanique, la poésie épique moderne est surtout slave.
Nous retrouvons dans la poésie slave cette haute impartialité qu’on admire dans Homère, et même une espèce d’impartialité religieuse, malgré l’attachement des Slaves à la cause et à la doctrine nationale. Il est curieux de comparer, avec les traditions sur les Homérides, tout ce que nous savons sur la manière dont s’est créée la poésie serbienne.
En général elle est composée de fragments divers, de récits de circonstances, d’événements qui n’ont entre eux aucune liaison immédiate, mais qui se rattachent à un événement principal. Dans ces récits reviennent toujours quelques strophes, quelques formules acceptées par tout le peuple, qu’on apprend par cœur, et qu’on cherche à intercaler partout.
En répétant ces récits, le peuple ajoute quelques strophes de sa façon, en retranche plusieurs ; il les transforme ainsi à chaque époque. Il est impossible maintenant de distinguer ce que, dans la poésie serbienne, il y a d’ancien d’avec ce qu’on y a ajouté plus tard. Ce travail continuel épurait les récits, en retranchait tout ce qui paraissait maniéré ou qui était trop individuel ; c’est, en effet, la seule poésie qui n’ait pas de manière, de formules. Chez les Grecs, la poésie homéride avait cette qualité qui, chez les modernes, se retrouve dans la poésie serbienne. Les plus grandes compositions produites par un homme de génie portent toujours l’empreinte de cet homme, et dégénèrent ordinairement en ce qu’on appelle la manière. Les poésies grecques et les poésies serbiennes ont évité cet inconvénient par la façon même dont elles nous sont parvenues. Ces poésies, sans cesser d’être anciennes, ne cessèrent pas non plus d’être jeunes, précisément parce qu’elles étaient chantées par tout le peuple, récitées par des rapsodes, et qu’elles vivaient ainsi de la vie du peuple.
Les poëtes qui les chantaient et qui les composaient sont aussi chez les Serbiens des äveugles, chose extraordinaire !
Sous ce rapport, les rapsodes serbiens rappellent encore les Homérides. Dans les basses terres, en Serbie, l’aveugle signifie le poëte : ces deux mots sont synonymes. Ces aveugles mendiants parcourent les villages, s’arrêtent devant chaque maison, et presque toujours y chantent une rapsodie. Ils sont mendiants comme Homère. Mais les Serbiens n’ont pas attaché à ce mot mendiant les idées d’aujourd’hui. Les mendiants ne sont pas humiliés ni méprisés chez les peuples slaves, surtout chez les Serbiens ; ils récitent des prières et chantent des poésies : ils sont entourés d’une sorte de respect.
Le principal siège de composition poétique des Serhiens était le pays des montagnes, le Monténégro, la Bosnie, l’Herzogovine. C’est là qu’a pris naissance la poésie héroïque, répétée ensuite par les peuples de la plaine qui, dans leur dialecte, reproduisent les mêmes strophes, en changeant seulement quelques paroles. Dans les pays de plaine, la grande poésie se rétrécit ; on chante moins souvent les rapsodies héroïques : on préfère la poésie de fables et de petits fabliaux, des histoires de brigands, de fantômes et de spectres.
Ce fut dans le commencement de ce siècle que ces poésies attirèrent pour la première fois l’attention des étrangers ; un Serbien, M. Wouk Stefanowitch Karadzitch les à recueillies et publiées. M. Wouk raconte avec beaucoup de naïveté les peines qu’il s’est données pour réunir ces poésies, les mendiants ne voulant pas chanter devant un homme qui avait les manières étrangères. En général, ceux de ces mendiants qui ont une belle voix négligent la poésie, ils aiment mieux faire briller leur talent en répétant quelques strophes qui prêtent à la musique. Mais les chanteurs les plus admirables sont ceux qui récitent seulement les vers en s’accompagnant sur la guzla, instrument peu harmonieux qui n’a qu’une seule corde. Ils chantent ces vers en manière de récitatif en s’accompagnant. Le plus souvent, ils ne chantent que les passages où sont exprimées les passions les plus fortes, et racontent les événements les plus importants.
M. Wouk dit que dans ses courses sur les montagnes il rencontra un certain vieillard qui connaissait presque toutes les chansons de son pays et qui lui dicta la plus grande partie de son recueil. Cet homme vénérable était un marchand ambulant, il avait eu le malheur de tuer un Turc ; il s'enfuit dans les montagnes, et se fit brigand. C’est pendant son séjour parmi les Monténégrins qu'il recueillit, au milieu de ses compatriotes, les trésors qu'il communiqua à M. Wouk.