Les Slaves/Quinzième Leçon

Les Slaves
Comon (Volume 1p. 191-208).



QUINZIÈME LEÇON.


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Suite du poème d’Igor ; caractères littéraires de ce poëme. — Les croyances surnaturelles des peuples. — Les vampires et le vampirisme des Slaves ; ce que c’est. — Les Dives. — Les Bulgares ; leurs conquêtes en Servie ; ils assiègent Constantinople ; leur destruction par l’empereur Basile. — Les Serbes ; leur gouvernement. — Bela-Hrosz. — Les Némania. — Étienne Duszan. — L’empire serbien.

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Mardi, 16 février 1841.

Messieurs

Après cette bataille où nous avons vu les Polovzs vainqueurs emmener en captivité le prince Igor, le père de ce héros, Swiatoslaw, eut un songe qu’il raconte ainsi à ses boyards :

« — À Kiiew, sur la montagne, on me couvrit d’un manteau noir ; moi, étant assis sur un lit en bois d’if, on me versa du vin livide et empoisonné, d’un carquois vide une grosse perle tomba sur mon sein, mon palais aux tours dorées était une voûte de planches, toute la nuit le corbeau croassait depuis le pré de Plisensk. Dois-je envoyer quelqu’un pour avoir des nouvelles du côté de la mer ? »

Les boyards répondirent :

« — Ô prince, un grand chagrin pèse sur tes vieux jours, car il y a deux oiseaux qui se sont envolés de ta maison pour prendre Tmoutmorakan, pour boire le Don avec leurs casques ; mais déjà les païens avec leurs glaives leur ont coupé les ailes et sur leurs pieds ils ont mis des fers.

» Il y eut deux belles journées, il fit sombre le troisième jour, et les deux soleils s’éclipsèrent, et avec eux deux lunes nouvelles.

» Swiatoslaw avec Oleg se cachent dans les brouillards, car il y a un nuage aux bords de la Kaïala. Les ennemis se répandent sur la terre russienne et ils envoient par mer beaucoup de butin dans leur pays et de grands cadeaux pour leur khan. ».

Ici commence le plus beau passage du poëme. Swiatoslaw, tournant toutes ses pensées vers la Russie, reproche aux princes ses parents, d’avoir abandonné la Russie. Voici ce morceau, bien difficile à traduire.

« Alors le grand Swiatoslaw versa ces paroles d’or pur, lavées dans les larmes : — Ah ! mes fils, vous avez dit : Osons nous seuls ! Nous atteindrons à nous deux la renommée qui est devant nous. Oh ! mes enfants, vous avez trop tôt ceint le glaive à vos côtés. Pour vous seuls vous avez voulu la gloire ; par vous seuls la défaite des Polovczs. Oui, vos cœurs sont forgés d’un acier pur, retrempés dans la vaillance ; mais dans cette guerre vous vous êtes conduits en vrais enfants. Vous avez combattu avec gloire ; mais vous n’avez pas veillé avec gloire. Quels malheurs vous avez attirés sur mes villes ! O Jaroslaw ! mon frère bien-aimé, où sont tes beaux villages, tes châteaux pleins de trésors et de riches armures ? Toi qui menais au combat de nombreux guerriers de Tchernigow avec tous tes compagnons, qui, sans bouclier, se jetaient au milieu des batailles en faisant résonner le chant de gloire de leurs ancêtres ! Et vous, mes enfants, en vous jetant sur les ennemis, vous vous êtes dit : « Nous aurons pour nous seuls la gloire ! » Serait-ce donc un miracle, si un vieillard rajeunissait ? Quand un faucon perd ses plumes, il s’élève plus haut, et malheur à celui qui oserait attaquer son nid. Mais il me faut du secours des princes, mes parents. »

Ici, Swiatoslaw appelle tous les princes de la terre russienne, Wladimir, le grand Wsewalod, Rurik le Fort avec son frère David, Jaroslaw de Halitch, qu’il nomme l’homme aux huit sens ; puis, en parlant d’Igor, il dit :

« — O Igor ! le soleil a perdu son éclat, l’arbre fleuri a couvert la terre de ses fleurs flétries ; l’ennemi saccage tes villes ; mais personne ne pourra ressusciter ton armée. »

Alors il excite tous ses compagnons à la vengeance. Il rappelle tous les vieux souvenirs, toutes les expéditions anciennes, puis il termine ainsi :

« — Frères, baissez vos étendards, jetez vos armes de discorde, car la gloire de vos pères est outragée par vous ; car l’ennemi, encouragé par vos querelles, saccage la terre russienne. » Après ce passage vient une belle élégie que le poëte met dans la bouche de la princesse Jaroslawna, femme d’Igor :

« La voix de Jaroslawna retentit comme celle du coucou caché dans le feuillage : — Je volerai, dit-elle, je volerai sur les rives du Dniester ; je tremperai ma manche de castor dans les flots de la Kaïala, pour étancher le sang sur le corps de mon prince, pour laver les plaies sur son corps refroidi. —

» Du haut de la tour de Putywl, on entend la voix de Jaroslawna. C’est ainsi qu’elle pleure à l’aube du jour… — O vent ! pourquoi, en soufflant, tes ailes volent elles au secours du Khan ? Pourquoi jettes-tu les flèches sur mes guerriers si chers ? N’as-tu pas assez de jouer avec la cime des forêts et de plier les mâts sur la mer bleue ? Pourquoi ton souffle m’enlève-t-il mon bonheur ? —

» Du haut de la tour de Putywl, on entend la voix de Jaroslawna : — O Dniéper ! toi qui coules avec tant de gloire sur nos terres ; avec tes flots tu as brisé les rochers des Polowzs, tu as porté le vaisseau de Swiatoslaw contre Kobiak ! Rends-moi mon bien-aimé, n’emporte pas en vain mes larmes vers la mer ! —

» De la tour de Putywl, on entend la voix de Jaroslawna, etc. »

Puis commence le récit de l’évasion d’Igor, auquel le Polowz Owlur donne un cheval. Tout ce passage est très poétique.

« À minuit, la mer bouillonne, les fantômes s’élèvent dans les brouillards. Dieu montre au prince Igor la voie qui mène de la terre des Polowzs vers la Russie. Igor dort, Igor s’éveille ; sa pensée ardente parcourt l’espace entre le Don et le Donetz. Owlur attend avec le cheval, il siffle ; Igor a compris le sifflement d’Owlur. Il n’y a plus d’Igor ; mais bien loin on entend sourdement retentir la terre, on entend le bruit du gazon des steppes, et au loin, déjà derrière lui, se noircissent les tours des Polowzs. Le prince Igor s’élance comme une hermine sur les roseaux ; comme un plongeon, il pénètre dans les vagues ; tantôt il saute sur son coursier, tantôt il court à pied comme un loup vers les bords du Donetz. Il fend le brouillard comme le faucon, tuant les oies et les cygnes pour se nourrir le matin, à midi et le soir.

» — Prince Igor, s’écria le Donetz, à toi la gloire, à Kontchak l’amertume, à la Russie la joie ! — Igor répondit : À toi la gloire, ô Donetz ! Toi qui berces mollement ton prince sur tes flots, tu lui as préparé un lit de gazon sur tes rives argentées, tu le couvres d’un nuage chaud à l’ombre des verts rameaux. J’ai été pour toi dans les eaux un plongeon, sur les vagues un vanneau, dans les airs un canard sauvage. » —

» Gsak et Kontchak suivent les traces d’Igor. Cependant, les corbeaux ne croassent plus, les geais se taisent, les pies gardent le silence. Les pics seuls montent sur les arbres et indiquent par leurs coups de bec le chemin de la rivière. — Gsak dit à Kontchak. — Si le faucon s’est envolé vers sa demeure, avec des flèches d’or nous tuerons le fauconneau. — Kontchak lui répond : Si le faucon s’est envolé vers sa demeure, nous marierons le fauconneau avec une belle fille. — Mais Gsak lui dit : Si nous marions le fauconneau avec une belle fille, le fauconneau se sauvera, et la fille se sauvera, et les ennemis viendront tomber sur nous. — »

Cette conversation sur le fauconneau concerne Wladimir, le fils d’Igor, resté en esclavage, qui est devenu amoureux de la fille du prince polowz. Il l’épousa, et, revenu de sa captivité, il lui donna en baptême le nom de Swoboda, qui signifie liberté.

Le poëme se termine par un hymne d’allégresse sur le retour d’Igor. Cet hymne retentit jusqu’aux bords du Danube (expression populaire pour dire jusque dans les pays les plus éloignés). Le prince, pour remercier Dieu de sa délivrance, visite le lieu saint de Boryczewo, où l’on voit une image miraculeuse de la Vierge apportée, dit-on, de Constantinople par un nommé Pirogoszcz. Des chants retentissent dans toutes les contrées à la gloire des princes.

On remarque dans ce poëme d’Igor un caractère grave, triste, douloureux, bien différent de cette joie, de cette pétulance que nous avons vues dans les poëtes chroniqueurs polonais de la même époque.

Que l’on compare, par exemple, cette poésie si triste avec les vers que Gallus cite comme une cantilena, une chanson populaire composée en l’honneur de Boleslas, dans le temps où ce roi avait conduit son armée jusqu’aux bords de la mer, alors que les poissons frais, selon l’expression du poëte, semblaient venir au-devant des vainqueurs, tandis que leurs ancêtres ne recevaient que les poissons salés et pâtés. Il y a une joie triomphale dans cette chanson : c’est que, lorsqu’elle fut composée, la Pologne était grande et conquérante ; elle marchait vers la liberté ! tandis que, au moment de la création du chant d’Igor, un pressentiment douloureux préoccupait les Russes. Ce peuple, comme on le voit dans Nestor, avait conscience de son impuissance à se gouverner ; il était en outre dans l’impossibilité d’inspirer aux princes normands, qui régnaient sur lui, des sentiments patriotiques et généreux.

La forme du poëme d’Igor est originale ; elle ne peut se comparer ni avec l’épopée des Grecs ni avec la poésie lyrique de nos jours. On y sent de suite l’absence de cet élément surnaturel, du merveilleux ; de cet élément, si essentiel dans de pareilles œuvres, appelé vulgairement, dans le langage de l’école, machine, et qui, dans l’épopée, explique, résume toute la pensée de la création poétique. Chez les Normands, la poésie marche toujours enfoncée dans les nuages. Elle est toujours fantastique ; les héros sont mus par la destinée, par les influences des divinités ; aussi leurs projets ne peuvent jamais s’expliquer d’une manière rationnelle. Il y a toujours un vague terrible qui plane sur toutes les histoires de la poésie normande.

Les Grecs ont fini par naturaliser pour ainsi dire la divinité. Ils ont fixé le monde invisible sur une montagne, sur l’Olympe ; puis ils ont représenté une autre face de ce monde invisible, l’enfer, comme un précipice, comme un souterrain. Mais toujours les deux pôles de l’existence apparaissent dans leurs compositions poétiques ; chez eux, l’homme, le héros, agit toujours environné de tous côtés par des puissances mystérieuses.

Chez les Slaves, ces éléments surnaturels manquent absolument. Leur poésie est tout à fait naturelle, terrestre. Sa sphère est terminée par le Danube, du moins dans l’ancienne poésie, et par les pays des Lithuaniens et des Allemands. Ce qui est remarquable, c’est la forme plastique du style. Les formes de la poésie normande sont toujours arrêtées ; le dessin de chaque pièce est parfaitement net, quoique l’idée flotte dans les nuages ; le style est très précis et très expressif. Dans la poésie grecque, on trouve de la mollesse, malgré la magnificence du coloris. La poésie slave est intermédiaire entre ces deux genres. Elle n’a pas la perfection étudiée du style grec ; elle n’a pas de contours aussi durs que ceux des poëmes lyriques des Scandinaves. Elle est plastique, elle est visible et sensible dans son style ; cette forme la distingue de la poésie scandinave ancienne ainsi que de la poésie allemande moderne.

On n’a pas réussi jusqu’à présent à retrouver la mesure de l’ancienne composition slave. La forme n’est pas le mètre grec ; elle rappelle plutôt la prose de l’église latine qui est si poétique et par les idées et aussi par la musique ; prose mesurée et quelquefois déterminée par les assonances et le rythme. On retrouve cette forme dans les plus anciens poëmes polonais, dans les chants de saint Adalbert et même dans les plus beaux chants des cantiques de l’Église.

Plus tard, la poésie russe écrite ayant été complétement négligée, cette forme a disparu ; maintenant il est assez difficile de la rétablir. Mais ces remarques générales sur la composition et sur la forme du poëme ne l’expliquent nullement et surtout ne feront jamais comprendre le mérite ide ce poëme d’Igor et le charme que le Slave ressent en le lisant. Il est impossible de commencer une histoire littéraire par de tels poèmes. Il faudrait les lire à la fin d’un cours ; Il faudrait même, pour cela, avoir appris sinon la langue, du moins l’histoire de ce peuple. Car chacune de ses expressions se retrouve plus tard chez les poëtes russes, polonais, et souvent même chez les poëtes bohêmes, qui ont le moins d’originalité.

On pourrait dire que chaque verset du poème d’Igor a servi de texte aux poëtes qui sont venus ensuite. Et cependant on ne connaissait pas cette composition. Des écrivains russes très distingués l’ont peu lu, d’autres n’ont jamais voulu l’étudier ; car on a été choqué de certaines difficultés de l’expression, et on n’a pas voulu examiner ce qu’il y avait de beau dans ce style ancien.

Les Polonais ignoraient absolument l’existence de ce chant d’Igor. Les Bohêmes l’ont publié et l’ont examiné, mais plutôt dans l’intérêt de la science philologique et sans s’occuper beaucoup de son mérite poétique. ·

Cette ressemblance continuelle, entre les monuments les plus anciens de la poésie slave et tous les chefs-d’œuvre de la poésie moderne, prouve l’éternelle beauté de ce poème. Toutes les images sont prises dans la nature ; les caractères sont dessinés nature. Tant que cette nature slave n’aura pas changé, ce poëme sera toujours regardé comme national, il conservera même un caractère d’actualité. Ainsi, par exemple, pour sentir les charmes de la description de cette fuite du prince qui se résume en quelques paroles, il faudrait raconter de longues histoires. Il faudrait entendre un réfractaire, un soldat, un prisonnier politique qui s’enfuit à travers les steppes, et qui a eu précisément l’imagination frappée des mêmes objets ; qui, en racontant sa fuite, se sert presque toujours des mêmes expressions.

Il a observé ces oiseaux de mauvais augure, le corbeau et la pie, parce que ces espèces d’oiseaux s’attachent avec acharnement à un homme qui traverse les steppes, ils tournent autour de lui et trahissent ainsi sa cachette. Ceux qui poursuivent le fuyard n’ont qu’à observer ces oiseaux pour retrouver la trace du fugitif, comme le chasseur, par exemple, observe le vol des hirondelles sauvages pour retrouver le loup cervier dans la forêt.

Le pic est un oiseau chéri, car dans ces steppes peu boisées, il se dirige toujours vers les arbres ; en le suivant, on retrouve un ravin pour se cacher, des sources plus tard, enfin on descend vers le fleuve ; on peut ainsi s’orienter et reconnaître son chemin. Mais tous ces détails, il est difficile de les comprendre dans des pays aussi éloignés de cette nature et surtout de ce genre de vie. Tous les écrivains qui ont parcouru nos contrées, qui ont connu · les habitudes de nos peuples, reproduisent quelques traits épars de ces tableaux. Dernièrement, dans les mémoires d’un soldat français, longtemps prisonnier en Russie, nous retrouvions la description de ces oiseaux de la forêt.

Les poëtes modernes polonais et russes, emploient a chaque moment des mots, quelquefois des expressions, qui paraissent tirées de ce poème ; et cependant, on peut assurer que ces poëtes, au moment où ils ont composé leurs ouvrages, connaissaient peu le monument littéraire dont nous parlons.

Les sentiments patriotiques que le poëte met dans la bouche du prince Igor, sont une invention poétique. L’auteur a voulu idéaliser son siècle et exprimer ses souhaits, ses désirs. En effet, il rend le sentiment général du peuple slave de cette époque, le vœu de voir un empire fort et puissant, et surtout uni. Il cite même des paroles de Boïan, ce vieux poëte mystique, qui s’écrie : malheur à un homme sans tête, à un pays sans monarque ! Mais les princes Varègues s’occupaient peu de ces intérêts nationaux ; il aspirait seulement à la puissance et à la grandeur. Ces princes s’entre-détruisaient mutuellement dans l’intérêt de leur propre puissance. On ne trouve dans l’histoire aucune trace qu’ils aient eu, du moins à cette époque, un sentiment élevé, un sentiment national. Ils pensaient si peu aux Slaves de la Russie, que l’arrière petit-fils d’Igor quitta cette contrée pour faire des conquêtes sur le Danube, dans le pays des Bulgares, avec l’intention de s’y établir. Il aurait abandonné la Russie, s’il n’avait pas été repoussé de ces contrées par l’empereur grec. Nous trouvons encore dans ce poëme quelques allusions aux croyances populaires qu’il faut expliquer, car nous les rencontrerons plus tard dans la poésie servienne et même dans les chroniques polonaises.

On rencontre toujours dans tous les pays, à côté d’une grande religion, un certain système de croyances qui n’est pas précisément lié au dogme principal, mais qui paraît être attaché à la même racine et qui s’explique par ce dogme.

Ainsi, chez les Persans, à côté de la religion de Zoroastre, existent des croyances qui supposent l’existence de génies présidant aux éléments. Ces croyances sont répandues chez plusieurs autres peuples, parmi les Indiens et parmi les Slaves. Dans la race celtique, qui supposait des communications entre les esprits et l’homme, il y a une croyance qui doue les hommes d’une double vue, du pouvoir de découvrir l’avenir, de voir à des distances immenses. Chez les Allemands, dont le sentiment de religiosité est certainement très développé, on rencontrait souvent des hommes et des femmes doués de clairvoyance. La clairvoyance est un caractère propre à la race allemande. Chez les Slaves, le phénomène surnaturel le plus connu c’est le vampirisme. L’idée du vampirisme est sortie du fonds du peuple slave, de là il s’est répandu chez les Allemands, chez les Celtes ; on en trouve même des traces chez les Romains. On a des preuves que toutes les fables sur le vampirisme ont une origine commune, qu’elles viennent des peuples de race slave. Le nom même de vampire, chez les Grecs, n’est que la traduction du mot serbien, qui ne signifie autre chose que : le buveur du sang.

Strix, mot avec lequel on désigne en latin un oiseau de nuit, ainsi qu’un vampire, n’est autre que le mot des Slaves, Striga, sorcier, vampire.

Le système du vampirisme est si développé chez les Slaves, que des hommes savants ont pu en assembler et en coordonner d’une manière scientifique tous les éléments. Un écrivain, M. Malianowic, a publié récemment une dissertation très curieuse sur ces phénomènes. Le vampire, d’après l’idée slave, n’est pas un possédé dominé par un mauvais esprit ; c’est un être humain monstrueux. On suppose qu’un vampire naît avec un cœur double et avec une âme double. Il reste jusqu’à l’âge de l’adolescence sans se connaître lui-même ; mais plus tard son instinct destructif se révèle, et cette âme, que le savant Malianowic appelle l’âme négative, le cœur négatif, commence à prédominer.

Le vampire reconnaît ses confrères qu’il rencontre dans la société ; la nuit, il les retrouve dans des réunions mystérieuses. Là, ils se consultent mutuellement sur les moyens de détruire les populations, car toutes leurs actions n’ont qu’un but, la destruction, le mal. Ainsi, les pestes, les maladies des animaux et même la disette, selon les Slaves, viennent des vampires. Le siège de cette croyance est surtout dans les pays du Danube, dans la Servie, dans la Carniole, dans la Hertzogovine. Il y a quelques années, pendant que le choléra sévissait dans ces contrées, plusieurs hommes et femmes ont péri poursuivis par le peuple, qui les accusait de vampirisme ou d’avoir eu des rapports avec les vampires.

Ces vampires, sur lesquels il existe une infinité de contes et de poésies, et dont l’apparition est racontée souvent par les graves chroniqueurs, peuvent être arrêtés, paralysés dans leur action. On emploie pour cela mille moyens connus, même dans les pays où le vampirisme n’est pas une foi populaire.

En général, on leur coupe les jambes ou on les fixe dans leurs tombeaux avec un clou ; surtout on a soin de les enterrer profondément, parce que la lumière de la lune a le pouvoir de les tirer de la tombe.

Le vampire est connu chez les Turcs sous le nom de Goula et Afrite. Lord Byron y a puisé le sujet de son Vampire et les épisodes du Giaour.

Ce qui prouve que le vampirisme est d’origine slave, c’est que, chez les Romains, par exemple, on ne trouve aucune liaison entre la croyance à ce phénomène extraordinaire et la mythologie grecque ou latine.

On trouve encore à côté de ces vampires d’autres êtres fantastiques qui sont appelés chez les Slaves Wila. Ces êtres ont une origine orientale, ainsi que des génies qui président aux éléments. Le nom même de ces génies orientaux, Dziw, en slave, est un mot sanscrit, Div, qui, chez les Persans, est employé jusqu’à présent à exprimer la même idée.

Plus tard, le mahométisme a confondu l’idée de Dive avec celle du diable ; le Dive paraît déjà dans la poésie orientale moderne comme un esprit réprouvé. Anciennement c’était un génie. Il apparaît dans la poésie slave et survienne sous ce caractère.

Avec ce monument unique, que nous avons nommé le poëme d’Igor, finit l’histoire poétique russe du moyen âge.

Les pressentiments sinistres du malheureux avenir réservé aux Russes, redouté par Nestor et par notre poëte d’Igor, ne tardèrent pas à se réaliser : les Mongols arrivèrent, envahirent la Russie, étouffèrent toute indépendance, toute civilisation, toute poésie.

Nous passerons maintenant de l’autre côté des Karpathes ; nous jetterons un coup d’œil sur la littérature des Bulgares, et sur celle des Serbiens.

Les pays compris par les Romains sous le nom général d’Illyrie et de Mœsie, ont été de tout temps peuplés par les Slaves. Les invasions des barbares les refoulaient souvent vers les montagnes, effaçaient dans les vallées les traces mêmes de leur nom ; mais quoique mêlés avec les étrangers, et opprimés par eux, ils ont réussi plus d’une fois à secouer le joug. Ainsi qu’entre les années 637 et 640, les Horvates ont détruit leurs oppresseurs, les Avares ; et les Serbes sont parvenus à une grande puissance après la chute des Bulgares.

Les Bulgares, peuple nomade, sont venus d’au-delà du Don, au IVe siècle ; ils firent la conquête de la Moldavie, de la Valachie et de la Transylvanie ; ils établirent un empire sur le Danube, où, fondus avec les Slaves, ils devinrent menaçants pour l’empire d’Orient. Au ixe siècle, ils assiégèrent Constantinople. L’empereur Basile, surnommé le tueur des Bulgares, après une guerre de trente ans (981-1019), remarquable par la terrible cruauté qu’il y montra, détruisit l’empire des Bulgares, dont une partie seulement conserva quelque indépendance.

Les écrivains contemporains et les savants modernes s’accordent à dire que les premiers livres d’église écrits en langue slave ont été composés dans les pays des Bulgares, dans la Mœsie, la Macédoine et la Thrace.

La mention la plus ancienne des Slaves, comme peuple indépendant, remonte au temps de Justinien. Le précepteur de ce prince, Théophile, dit même que son élève était Slave d’origine ; le nom de Justinien, ainsi que celui de son père et de sa mère, pourraient confirmer cette affirmation. Cet empereur était nommé parmi ses compatriotes Uprawda, ou Wprawda, ce qui peut se traduire par Justinien. Car le mot latin Jus, Justicia, répond au mot slave prawda, et la lettre U, qui précède ce mot, semble être une simple aspiration. Le père de Justinien, appelé par les Grecs Sabbatias, Sabbatios, ou Sabbazios, dans sa langue maternelle s’appelait Istok Wostock, en russe ; Wshodż, en polonais ; sa mère avait un nom slave : Bigleniça ou Wigleniça.

Les Serbes, qui séjournaient sur les bords du Danube, étaient constamment en rapport avec les Grecs ; ils étaient gouvernés par des dignitaires appelés Zupans. Les Grecs sont parvenus à établir leur pouvoir sur ces peuples ; ils nommaient le grand zupan, auquel les autres zupans obéissaient rarement. Vers l’année 1120, la Serbie était gouvernée par Bela Urosz, le fondateur de la maison Nemania, qui brilla pendant quelque temps dans ces contrées. Étienne lui a succédé, nommé grand zupan par l’empereur d’Orient. Il a laissé trois fils, dont l’aîné, Sawa, s’est consacré à la vie monastique, et a été le premier archevêque des Serbiens : il est regardé comme l’apôtre de ce pays ; le second fils, nommé aussi Étienne, surnommé Perwowenczan (le premier couronné), a régné après son père ; le troisième fils, Wuk, eut en a partage des terres séparées. La race des Urosz ou des Nemanicz, se livra pendant longtemps à des guerres intestines. L’histoire de ces luttes intérieures ressemble beaucoup aux guerres civiles des Slaves du Nord.Les grands zupans, ou les princes, s’attachaient souvent à des religions contraires ; mais on ne rencontre nulle part de traces d’un élément païen, ce sont seulement les deux rites, c’est la guerre grecque et romaine. Mais le fond de la querelle est toujours le pouvoir ou la prépondérance. Les uns cherchent un appui à Constantinople, et les autres à Rome. Quelques uns de ces princes même tâchaient d’avoir leur onction du pape et du patriarche pour se fortifier des deux côtés ou pour réconcilier les deux partis. C’est une suite d’agressions, de trahisons et même de meurtres. C’est le fils qui précipite son père du trône ; le père qui fait crever, les yeux à son fils, ou l’enferme dans un couvent ; le frère qui tue son frère ou les neveux dont il à la tutelle. En un mot c’est l’histoire de Constantinople qui se répète, le reflet du Bas-Empire dans sa décadence. Enfin au XIVe siècle, un des descendants de Urosz, Étienne-Duszan, surnommé Silny (le fort), s’éleva au dessus des autres zupans et gouverna la Bulgarie, la Bosnie, la Macédoine, l’Albanie, la Dalmatie et la Transylvanie. Il soumit la république de Raguse, se proclama tsar, et prit même le titre d’empereur des Grecs triballiens. Il songeait même à conquérir Constantinople. Mais le tsar Duschan, meurtrier de son père, ne put conserver son empire à ses descendants, son fils fut tué par un de ses grands, et les Turcs détruisirent bientôt l’empire serbien.

L’histoire de la famille des Nemania, depuis son fondateur, Urosz, qui est réellement une grande figure historique, et qui rappelle beaucoup le roi Kruk, de l’île de Rugen, jusqu’à la mort du dernier descendant de cette famille, forme un cycle chanté par tous les poëtes serbiens. Il nous faut donc faire connaissance avec cette histoire et jeter les yeux sur les guerres entre les Serbiens et les Turcs, principalement sous Amurat, qui joue un grand rôle dans la poésie.