Les Slaves/Dix-septième Leçon

Les Slaves
Comon (Volume 1p. 230-250).



DIX-SEPTIÈME LEÇON.


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Poésie serbienne. — Légende de la fondation des églises en Serbie. — Fragments du poëme de la bataille de Kossowo. — L’épopée païenne et l’épopée serbienne. — La langue serbienne. — Le Verbe ; son importance dans toutes les langues. — Les époques héroïque, romanesque et poétique de la Serbie. — Le roi Marco et le roi Arthur.

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Vendredi, 26 février 1841.


Si on voulait mettre en ordre les fragments des poëmes qui composent l’épopée slave, on devrait commencer par une pieuse légende, où est racontée l’histoire de la fondation des églises. Dans cette légende le roi Lazare, ce page qui épouse une princesse et qui devient roi des Serbiens, apparaît à l’apogée de sa puissance. Il célèbre dans son château l’anniversaire du jour de son baptême, fête solennelle chez tous les peuples slaves. Il réunit autour de lui tous les seigneurs de son pays ; au milieu de cette fête apparaît sa femme, la reine Militza, la plus belle des femmes de son temps, dit la légende.

Cette reine fait remarquer à son mari que tous les rois de la famille des Nemanitschs, ses prédécesseurs, laissèrent des souvenirs honorables dans le pays, par leurs fondations monastiques. Elle se met alors à raconter l’histoire de toutes ces fondations. C’est là un morceau aussi précieux pour l’histoire slave que le sont certains détails, sur la fondation des villes, qui se trouvent dans l’Iliade. À ce récit, le roi, transporté d’enthousiasme, fait le vœu de bâtir un couvent qui surpasserait en grandeur et en magnificence tous les monuments slaves. Il fera, dit-il, couler les fondements en plomb, il élèvera des murailles, des parois, en argent battu, et le toit sera couvert de perles fines et de pierreries.

Mais Milosch Obilitch, le chevalier par excellence (c’est le même Milosch qui tua plus tard le sultan Amurat), consulte ses livres sacrés : ces livres qui jouent le même rôle que Calchas dans la poésie grecque, et auxquels on a recours dans toutes les occasions et à la veille de tous les grands événements. Or, Milosch voit dans ces livres la preuve qu’on est arrivé aux derniers temps ; que la fin de la société, du royaume serbien est arrivée ; que les Turcs doivent conquérir le pays. Or, comme ces Turcs avides cherchent surtout l’or, l’argent et les pierreries, il vaut donc mieux fonder cette église sur le granit, la bâtir en brique et la couvrir en tuiles. Ainsi faite, elle survivra à la conquête des infidèles. Cette prédiction s’est vérifiée, car le couvent de Rawanitza, si célèbre dans la poésie serbienne, existe encore, dit-on.

Après ce premier fragment, qui exprime un pressentiment douloureux de l’avenir, de la catastrophe qui approche, on pourrait citer un autre fragment où il est déjà question de la présence du sultan Amurat en Serbie avec ses troupes. Dans ce fragment, ce sultan envoie un défi au roi Lazare.

« Le sultan Amurat, dit le poëte, arrive sur le champ de Kossowo, et arrivé sur ce champ, il écrit un petit livret, qu’il expédie pour qu’on le mette sur les genoux du roi Lazare. »

Suit le contenu de ce livret.

« O Lazare ! chef des Serbiens, on n’a jamais vu, on ne verra jamais qu’une seule terre ait deux maîtres, qu’un seul sujet paie deux impôts à la fois. Ainsi, nous ne pourrons pas régner l’un et l’autre en même temps. Or, envoie-moi les clefs et les tributs, les clefs d’or de toutes les villes et le tribut de cette année. Si tu ne veux pas m’envoyer cela, viens sur le champ de Kossowo et nous partagerons la terre avec nos sabres. »

Lorsque Lazare eut lu ce petit livret du sultan, il commença à pleurer amèrement, puis il envoya des ordres à ses sujets pour qu’ils eussent à se réunir promptement.

Il y aurait, dit le poëte, de quoi vraiment s’étonner, si on entendait les imprécations dont le prince accompagne ses ordres.

— « Que celui qui ne se rendra pas sur le champ de Kossowo, ne voie rien prospérer sous sa main ! ni le froment blanc sur ses champs, ni la vigne dans ses jardins ! »

J’aurais dû, avant, vous donner lecture d’un autre fragment qui ouvre la marche de l’action : c’est le message apporté par un faucon gris de la part de Notre-Dame de Jérusalem. Dans ce message on laisse au roi Lazare le choix entre le triomphe et la royauté de la terre, ou la mort et la royauté du ciel ; le roi se décide pour le ciel. Nulle part l’idée chrétienne, qui commence une série nouvelle de poëmes, n’a été si clairement, si franchement exprimée. On sait que chez les anciens, les héros étaient toujours des hommes heureux, riches, jouissant d’une bonne santé et de grandes forces physiques. Homère appelle partout les hommes riches et les hommes forts les enfants des dieux, ou les hommes aimés des dieux, tandis que dans le même poëte, les dieux détestent les hommes malheureux ; le malheur y est ordinairement la preuve de la disgrâce qu’on a encourue.

Cette idée sert de fondement à l’épopée grecque ; elle finit toujours où commence le malheur pour le héros. Chez les poëtes chrétiens, chez les Minnésin-gers et chez les trouvers, dont la poésie est moralement plus élevée et littérairement mieux développée que chez les Slaves, l’idée fondamentale chrétienne, la réhabilitation du malheur n’est pas aussi clairement expliquée.

L’idée de dévouement absolu appartient à l’épopée slave, qui n’est que l’histoire de grands malheurs, de grands désastres. Le triomphe est dans le ciel ; sur la terre, le poëte se borne à revendiquer la gloire pour ses héros. Au contraire, le culte de la force paraît à plusieurs reprises dans les poëtes modernes, chez les peuples paganisés ; ce culte du succès ferme leur histoire comme elle a commencé celle des vieilles nations.

Après le défi du sultan, le roi avec ses chevaliers célèbre une fête ; c’est par des fêtes que commencent et finissent la plupart des poëmes slaves ; presque toujours on en célèbre une avant chaque bataille. Déjà, dans ce poëme, les deux rivaux, Milosch et Wouk Brankowitch, sont divisés d’opinions. Wouk Brankowitch médite sa trahison ; il calomnie son rival pour le perdre dans l’esprit du prince ; il l’accuse de vouloir trahir la cause des Slaves, Le roi Lazare se conduit très noblement ; dans cette fête, qui préside le combat, il porte le premier toast à Milosch, le plus brave de ses guerriers, et lui donne une preuve de sa confiance. Voici cette partie du poëme :

« Le roi Lazare célèbre ses fêtes dans la ville de Krouschevatz. Tous les seigneurs sont assis à sa table ; tous les seigneurs et toutes les grandes dames. À droite est assis le vieil Yug, à côté de lui les neuf Yugowitchs, ses fils ; à côté d’eux Wuk Brankowitsz, et au bout de la table le vaillant Milosch Obylicz. (Le bout de la table était la place d’honneur, vis-à-vis du roi.)

» Il prend une coupe d’or et parle ainsi : — Seigneurs serbiens, à qui dois-je d’abord offrir cette coupe ? Si je ne considère que l’âge de mes convives, je boirai d’abord à ta santé, ô Yug ! Si je considère la naissance, je boirai à la santé de Wouk. Si je ne consulte que mes sentiments de parenté, je boirai à vous, ô mes neuf frères, mes neuf Yugowitchs ! Si je voulais choisir parmi vous le plus beau, ce serait toi, Ô Jean Kossantchitz ! Si je commençais par celui dont la haute taille nous domine, j’appellerais Milan Toplitza. Mais si je dois chercher le brave entre les braves, je boirai à la santé de Milosch. À ta santé, ô Milosch ! Fidèle ou infidèle, je t’ai vu fidèle, et on te dit infidèle ; demain tu dois me trahir sur le champ de Kossowo, me livrer entre les mains d’Amurat ; et cependant, Milosch, bois ce vin, prends cette coupe ! »

Ici Milosch répond qu’on verra le lendemain, sur le champ de bataille de Kossowo, la preuve de sa fidélité ; alors, dit-il, on pourra juger entre lui et le prince Brankowitch.

Dans un troisième fragment, ce chevalier, héros, Milosch, avec ses deux amis, dont l’un a été cité précédemment comme le plus beau, et autre comme le plus grand et le plus fort des seigneurs serbiens, s’approchent du camp des Turcs. Milosch consulte ses deux compagnons d’armes sur son projet de tuer le sultan.

Les Serbiens, les Slaves en général, appellent frères, leurs compagnons d’armes. Il existait même une institution de confrérie guerrière dont nous parlerons plus tard.

« — O mon frère, mon compagnon d’armes, Kossantchitz, dit Milosch, as-tu exploré le camp des Turcs ? Le Turc a-t-il une grande armée ? Pouvons- nous l’attaquer et sommes-nous en état de le vaincre ? » À quoi l’autre répond :

« — O mon frère Milosch, j’ai exploré l’armée des Turcs ; le sultan a véritablement une armée très grande : si nous nous changions, nous tous, certes, tant que nous sommes, en bloc de sel, il n’y aurait pas assez de sel pour assaisonner le repas des Turcs. »

Cette citation nous rappelle un passage d’Homère qui ressemble beaucoup à celui-ci : Agamemnon, parlant aux chefs grecs, dit, pour les encourager, que leur nombre est tellement grand, que si un Troyen voulait verser du vin à dix Grecs, plusieurs dizaines manqueraient d’échansons. C’est à peu près la même manière d’exprimer la même pensée.

« — Pendant plus de quinze jours, dit Kossantchitz, j’ai rôdé chez les Turcs en cherchant en vain à découvrir le nombre de leurs soldats et les limites de leur camp immense. Depuis la montagne jusqu’au fleuve, depuis le fleuve…, etc. »

Ici, il commence à décrire les villes, les villages, toute la topographie des lieux où était assis le camp des Turcs. Tous ces détails sont précieux pour l’histoire. Il continue ainsi :

« — Toute cette terre est couverte de l’armée turque. Les chevaux sont serrés contre les chevaux, les guerriers contre les guerriers. La forêt compacte de leurs lances apparaît de loin comme une masse de granit ; les étendards flottent au-dessus comme des nuages, et les tentes nombreuses et vastes brillent comme des glaces. Si une goutte de pluie tombait du ciel, elle ne tomberait pas sur la terre, mais sur le casque d’un guerrier, ou sur la crinière de quelque beau cheval de guerre.

» — O Jean, mon frère, dit alors Milosch, où est la tente d’Amurat ? car je voudrais pénétrer dans cette tente et le massacrer. — Jean lui répond :

» — Quelle folie, ô mon frère ! La tente du sultan estau milieu de cette masse immense de lances et de chevaux ! Si tu prenais des ailes de faucon, si tu tombais du haut du ciel au milieu de ce camp, tu ne pourrais pas y pénétrer sans perdre ton plumage ! » |

Alors Milosch le conjure de ne pas dire toutes ces choses au prince pour ne pas l’effrayer, pour ne pas décourager, démoraliser l’armée des chrétiens.

Le poëte décrit ensuite la bataille dans plusieurs fragments qui diffèrent entre eux, et où l’on remarque quelques erreurs au sujet de la mort du roi et de celle de Yug, et de ses neuf fils. L’histoire nous rapporte que Yug et ses neuf fils sont morts une quinzaine d’années avant la bataille de Kossowo, et cependant le poëte décrit ici leurs exploits. Voici encore quelques fragments qui feront mieux connaître le poëme que je ne le pourrais faire à l’aide de l’analyse.

« Le roi Lazare est assis au souper ; à côté de lui est la reine Militza. Elle lui dit :

» — O roi Lazare, couronne d’or de la Serbie, demain tu marcheras vers les camps de Kossowo emmenant tes serviteurs, tes guerriers, et tu ne laisseras personne au palais. O roi Lazare, pas un domestique qui puisse te porter à Kossowo une lettre de ma part, et me rapporter la réponse ; et tu m’enlève mes neuf frères chéris, mes neuf Yugowitchs ! Oh ! laisse-moi du moins un seul de mes frères !

» Le roi Lazare lui répond :

— » Chère épouse, reine Militza, lequel de tes frères veux-tu que je laisse dans mon palais ? prends- le ?

— » Laisse-moi Bozko, lui dit-elle. — Et Lazare lui répond :

— » Chère reine Militza, lorsque demain l’aurore se lèvera, et que le soleil apparaîtra lumineux et chaud, lorsqu’on ouvrira les portes de la ville, sors de la ville, et arrête-toi près de la porte. Là, les guerriers commenceront à défiler en ordre de bataille, tous à cheval, la lance à la main. À leur tête marchera Bozko portant l’étendard de la croix ; tu le prieras de ma part qu’il remette l’étendard à un autre, et qu’il reste avec toi au palais. — »

La reine exécute ces ordres ; elle part, elle sort de la ville et s’arrête près de la porte ; l’armée défile dans l’ordre qui est décrit d’avance.

« Déjà les troupes sortent en ordre, déjà Bozko paraît : il monte un cheval alezan resplendissant d’or pur ; il porte la grande bannière du Christ, qui flotte et couvre de ses plis le corps de son cheval. Sur la bannière brille une pomme d’or, de la pomme d’or descendent trois croix d’or, et de chaque croix d’or pendent des houpes qui flottent sur les épaules de Bozko. La reine arrête son frère chéri et lui dit :

» — Cher frère Bozko, le roi vient de te donner ordre de remettre l’étendard à quelqu’un de vous et de rester auprès de moi.

» Mais Bozko lui répond :

» — Va, ô ma sœur, retourne à la tour blanche ; mais moi, je ne retournerai pas et je ne donnerai à personne cet étendard de la croix quand le roi me ferait cadeau de sa ville de Krouschevatz, car mes compagnons pourraient dire, si je restais avec toi : — « Voyez ce lâche Bozko, il n’ose pas aller à Kossowo, » verser son sang pour son prince et mourir en défendant sa foi ! — »

Après Bozko, vient Yug et ses autres enfants. La reine arrête successivement tous ses frères, et chacun d’eux refuse de rester. Arrive enfin le plus jeune d’entre eux qui ne peut pas encore combattre : il conduit les chevaux de bataille des princes. Celui-ci refuse également de rester, et il franchit, en se hâtant, la porte de la forteresse.

« À cette vue, la reine chancelle et tombe sans connaissance sur une pierre froide. Dans ce moment le roi Lazare passe, et, voyant son épouse Militza étendue sur une pierre froide, il s’arrête et appelle son serviteur Goluban et lui dit :

» — Goluban, fidèle serviteur, descends de ton cheval ; ôte les sangles, prends ta maîtresse par ses blanches mains et ramène-la vers la tour. Ne va pas à Kossowo, reste dans ma maison blanche. —

Mais ce serviteur lui-même, après avoir ramené la reine, monte à cheval et retourne au champ de bataille ; de sorte qu’il ne reste pas un seul domestique mâle dans le palais. « Le lendemain du jour où les princes étaient partis, deux corbeaux noirs, venus du côté de Kossowo, tombèrent sur la tour de Lazare. L’un croassait et l’autre disait :

» — N’est-ce pas ici le palais de Lazare ? N’y a-t-il personne dans ce palais ? —

» Cependant aucune voix ne répondait.

» Mais la reine avait entendu les corbeaux ; aussitôt elle monte sur la tour blanche et les salue ainsi :

» — Que Dieu vous ait en sa sainte garde, ô ! deux noirs corbeaux. D’où venez-vous de si matin ? Ne serait-ce pas des champ de Kossowo ? Y vîtes-vous deux puissantes armées ? Ces deux armées se sont-elles combattues ? laquelle des deux est victorieuse ?

» Les deux corbeaux répondirent à la reine :

» — Que Dieu vous ait en sa garde, Ô reine Militza ! Nous venons des champs de Kossowo.…, etc. — »

Ils disent alors qu’il reste très peu de Turcs sur le champ de bataille, mais que tous les chrétiens ont péri ou sont blessés.

Enfin, l’écuyer du roi Lazare arrive, monté sur un cheval couvert de sueur, et soutenant de sa main gauche sa main droite blessée. La reine lui demande des nouvelles. Mais il prie d’abord qu’on lui donne de l’eau et du vin : de l’eau pour laver son front, et un peu de vin pour qu’il se rafraîchisse, car il tombe de fatigue, et il est exténué par la perte de son sang. La reine elle-même s’occupe de ce soin. Il lui raconte alors comment le roi, comment Yug Bogdan et ses neuf fils ont péri sur le champ de Kossowo.

Il y a beaucoup de rapports entre cette description et celle de l’Iliade, où Homère raconte une défaite des Grecs dans l’assaut que les Troyens donnèrent à leurs camps : Antiloch arrive blessé ; il raconte les détails de la perte des Grecs, pendant que Patrocle s’occupe de laver ses blessures et de lui donner du vin. On trouverait les mêmes rapports dans les caractères des héros.

Comme tout le monde connaît la poésie homérique, il serait inutile ici de parler longuement des mœurs, des habitudes de ces hommes de l’âge héroïque. Cet âge se ressemble partout. Les héros slaves sont, comme ceux d’Homère, des hommes simples, enthousiastes, passionnés ; ils estiment surtout la guerre. Ils regardent la valeur comme la vertu principale. Ils respectent la religion, ils aiment le luxe et la splendeur, ils sont portés facilement à la violence ; mais ils ne sont pas sauvages. La guerre n’est pas pour eux, comme pour les peuples d’Amérique, une chasse aux hommes. Ces héros observent certains droits des gens. Ils respectent le serment, ils gardent leur parole d’honneur, ils n’emploient que les armes légitimes. Leur caractère est encore élevé par l’influence du christianisme. Les vengeances atroces des Grecs, les violences des Troyens ne se retrouvent pas dans la poésie serbienne ; il y a plus d’humanité. On épargne les prisonniers, on ne se venge pas sur le corps mort d’un ennemi vaincu.

La femme, dans cet âge héroïque des Slaves, est encore enfermée dans la vie domestique. Elle apparaît rarement sur la scène. Elle n’agit presque jamais comme un personnage politique, où comme une personne morale, indépendante. Elle a les mœurs et les habitudes orientales. De là cette modestie et cette retenue des femmes que l’on retrouve aussi dans la poésie appelée féminine. Maïs la femme est respectée par les héros comme leur compagne, comme leur mère, comme la mère de leurs enfants ; on n’a pas d’exemple, dans la poésie serbienne, de ce mépris pour la femme qu’on trouve souvent dans les compositions poétiques des sociétés plus policées et plus corrompus. En général, à cette époque, à la fin du XIVe siècle, où la poésie chevaleresque finit en Europe, où commence le roman, la femme n’apparaît plus que sous la forme d’une beauté physique, et n’intéresse que par ses passions. Les caractères des femmes sont plus variés dans la poésie antique, et surtout dans celle des Serbiens, où la femme n’est plus esclave quoiqu’elle ne soit pas entourée de cette sainteté que la race germanique lui accordait, et de cette auréole dont la poésie catholique en a revêtu l’idéal.

Vers la fin du poëme de la bataille de Kossowo, une femme, une jeune fille s’est introduite sur le champ de bataille pour y chercher les héros de sa connaissance. Ce passage nous donne une certaine idée de la manière dont les Slaves décrivent la femme dans leurs poëmes.

« Le dimanche (c’était le lendemain de la bataille), de grand matin, la jeune fille de Kossowo se met en marche : elle a retroussé ses manches jusqu’aux coudes ; sur son épaule elle porte des pains blancs, et dans chacune de ses mains une coupe d’or. L’une de ces coupes est remplie d’eau fraîche, l’autre de vin rouge. Ainsi, elle allait vers les champs de Kossowo, et déjà elle parcourt le champ de bataille de l’illustre Lazare. Elle observe, elle retourne les corps des héros qui nagent dans leur sang, et lorsqu’elle trouve un guerrier qui donne encore quelques faibles signes de vie, elle lui lave le front avec l’eau fraîche, elle lui verse dans la bouche du vin rouge, elle le restaure avec du pain blanc. Ainsi marchant et cherchant, elle arrive par hasard près de Paul Orlovitsch, le jeune porte-drapeau du roi, elle le trouve encore vivant : sa main droite était détachée du bras ; son pied gauche coupé jusqu’aux genoux, le flanc entr’oûvert. La jeune fille le tire de la fange ensanglantée ; alors, sentant son cœur se ranimer, il parle ainsi :

— « O ! chère bien-aimée fille de Kossowo, quel malheur vous arrive-t-il ? Pourquoi restes-tu ainsi au milieu des cadavres ? Que cherches-tu sur ce champ de bataille ? Cherches-tu un frère ou un fils de ton frère, ou peut-être cherches-tu ici ton vieux père ? — »

Alors elle lui répond par la formule ordinaire en répétant les mêmes expressions employées par le porte-drapeau, qu’elle ne cherche ni son père, ni son frère, ni le fils de son frère, puis elle ajoute en terminant :

— « O cher frère, guerrier inconnu ! te rappelles- tu comment le roi Lazare, trois semaines avant la bataille, ayant réuni tous ses guerriers, dans la superbe église de Samodrescha, leur laissa administrer le saint sacrement par les mains de trente prêtres ? Lorsque l’armée sortit de l’église, j’ai vu trois guerriers qui se retiraient avec Milosch ; mais moi, je restai à la porte, et j’observai Milosch qui s’en allait. Qu’il était beau ! qu’il était fier ! Son sabre d’argent battait les dalles de l’église, une plume d’autruche flottait sur son bonnet, et il portait un manteau richement brodé. En regardant autour de lui, il me vit, et, détachant de son épaule son beau manteau, il me l’offrit, en disant : — « Belle enfant, prends ce manteau ; que ce cadeau me rappelle à ton souvenir ! Mais je vais à la guerre pour mourir ; prie Dieu pour que je puisse revenir sain et sauf, je te rendrai heureuse, je te donnerai à mon frère Milan Toplitza. — » Et il est parti et voyage ! je le cherche maintenant sur le champ de bataille !

La jeune fille dit encore qu’un autre waïwod lui a donné une boucle, un troisième un anneau, en lui promettant de l’épouser s’il revenait de cette guerre, et qu’elle cherche aussi le corps de ces deux guerriers en même temps que celui du prince Milosch. Le porte-drapeau blessé lui dit :

« — O fille de Kossowo ! ô sœur chère ! vois-tu là ce tas de lances brisées ! là le sang coulait à pleins bords ; il montait jusqu’à l’étrier des guerriers ; là les trois waïwod tombèrent l’un à côté de l’autre. Mais toi, retourne à la maison, ne souille pas de sang tes mains blanches et tes beaux habits. —

» Et la jeune fille, ayant entendu ces paroles, s’en alla vers sa maison en pleurant et en sanglotant.

Cette petite pièce ferme pour ainsi dire le cycle héroïque que nous venons d’examiner. Elle est composée de plusieurs fragments. Le rhythme de ce poëme est très simple : chaque strophe se compose de dix vers de cinq pieds de deux syllabes, dont la césure tombe sur le deuxième pied. Cette simplicité a rendu ces sortes de poëmes très faciles ; c’est elle qui, peut-être, en a favorisé la création en Serbie, tandis que chez les autres peuples slaves, le mètre étant très difficile, on préférait la prose ; cette simplicité aussi a empêché le perfectionnement de ces poésies, parce que la mesure étant trop dominée par la musique, le vers devenait monotone, on n’avait pas assez de facilité pour une grande composition, ni assez d’éléments pour la varier.

Si l’on étudie l’hexamètre grec, on trouve qu’il se composait aussi de deux vers, séparés par une césure, qui plus tard se réunirent pour former l’hexamètre ; probablement cette réforme a eu lieu à l’époque où la poésie n’était plus chantée, ni accompagnée de la musique, alors que l’on commençait à la réciter. Chez les peuples slaves, au contraire, jusqu’à présent la poésie est restée sous l’influence de la musique ; aussi certaines formules lyriques, la répétition des mêmes mots, la manière de commencer les strophes, tout cela détruisait la liberté du rythme serbien.

Le dialecte serbien est de tous les dialectes slaves le plus harmonieux et le plus musical. Il modifie les consonnes, il les adoucit, c’est l’italien des peuples slaves. On a remarqué (nous avons déjà nous-même fait cette remarque) que les consonnes forment le squelette, le corps d’une langue, les voyelles en formant l’esprit. Tous les dialectes slaves se ressemblent par les consonnes, tous les mots y sont composés des mêmes consonnes combinées de manière différentes. Or, le dialecte serbien montre un très grand développement du système des consonnes et une grande pauvreté du système des voyelles. Ce système se trouve plus parfait relativement aux peuples slaves dans la langue polonaise et dans la langue des Bohêmes qui ont un grand nombre de voyelles et en outre le son des voyelles nasales.

Avec tous ces avantages, avec un goût du peuple : pour la poésie, un talent presque inné pour le chant, une grande tradition nationale, un langage très beau et très poétique, comment se fait-il qu’on n’ait pas réussi à créer une épopée serbienne complète ?

Quelques savants espèrent que ce phénomène aura lieu, et même quelques savants étrangers comme MM. Water et Grimm sont dans l’attente d’un poème épique slave. Cependant en examinant l’histoire littéraire de ce pays, on peut trouver des raisons de douter de la possibilité d’une telle création. Jusqu’à présent le peuple n’est pas parvenu à la former, les poëtes savants probablement ne seront pas plus heureux.

Nous avons déjà dit que ce qui manquait surtout à cette poésie, c’était la mythologie qui n’a jamais existé chez les peuples slaves. Plus tard, ces peuples adoptèrent la religion chrétienne, et en la décomposant formèrent de ses débris une espèce de mythologie qui ressemblait un peu à celle des Grecs. Mais cette mythologie ne pouvait pas se développer. Chez les Grecs, dans les temps homériques, la religion était enfermée dans le sanctuaire ; les prêtres et le peuple étaient franchement idolâtres. L’idolâtrie formait même la face extérieure de la religion. Dans le peuple, les hommes intelligents, les artistes s’appliquaient à perfectionner ces idées mythologiques, à donner au système un développement artistique et scientifique. Dès l’époque de Pisistrate, où l’on a commencé à réunir les fragments de l’épopée, les poëtes, les mythologues n’étaient plus des mendiants, c’étaient des artistes, des hommes supérieurs, des chefs intellectuels et artistiques de la société. Cette classe d’hommes n’a pu naître chez les Serbiens. La mythologie chrétienne, qu’ils ont substituée à l’Olympe grec, ne pouvait être acceptée que par la populace et dut rester locale. Parce que d’un côté la religion chrétienne qui florissait chez les nations slaves voisines, qui s’y développait par la science et par l’art, ne pouvait pas se concilier avec les idées grossières des poëtes serbiens ; et que d’un autre côté l’influence de l’islamisme en arrêtant tout progrès chrétien, ne laissa au peuple conquis que ses superstitions. De sorte que le merveilleux, la mythologie, le fond, la racine de tout poëme épique, se corrompit chez les Slaves avant même que la poésie épique pût réunir les éléments nécessaires à son existence.

La langue elle même a subi aussi des changements, par suite de l’introduction d’un grand nombre de mots turcs. Depuis longtemps, d’ailleurs, le voisinage des peuples ouraliens désorganisait la langue slave. Cependant on a observé que cette langue n’accepta que les substantifs ; si elle emprunta des mots étrangers, jamais ces emprunts ne furent des verbes. C’est à une remarque capitale, car la vieille langue, la langue complète, commence par le verbe, et c’est la partie essentielle, la partie pour ainsi dire divine des langues.

Les substantifs, au contraire, en forment la base et la partie matérielle. Il y a des langues qui acceptent des verbes des pays étrangers, elles se détruisent. Telle a été, par exemple, la langue des Bretons dans les Îles-Britanniques, qui, acceptant la partie intellectuelle de la langue du peuple normand, tout en gagnant en lucidité, en clarté, a perdu l’élément spirituel, l’élément qu’on pourrait appeler divin.

C’était aussi le cas de plusieurs langues celtiques. Dans une telle langue, il est impossible de rendre certaines idées, certains sentiments d’un ordre élevé, comme il est impossible de rendre par le burin le coloris, le clair-obscur. Ainsi dans les langues celtiques, on ne parviendra jamais à traduire certains passages de la poésie orientale, et même un grand nombre de poésies germaniques. La langue slave, bien qu’ayant emprunté beaucoup de substantifs étrangers, les laisse indéclinables, ne les accepte jamais dans son organisation intérieure et n’en forme pas des verbes, de sorte qu’elle ne cesse de posséder son élément essentiel : le verbe qui constitue son essence. Avec tout cela, il ne sera probablement pas donné aux Slaves, ni à aucun autre peuple, de créer une autre Iliade ou Odyssée.

Les poésies dont nous venons de parler ressemblent tout au plus aux fragments homériques. Elles se sont formées de la même manière. Il y a un grand intérêt à les étudier, même pour expliquer l’histoire littéraire des Grecs. Mais il ne faut pas se faire l’illusion de croire que ces poëmes peuvent égaler la vaste et merveilleuse composition grecque, ou qu’on pourra en former un ensemble de cette grandeur.

Après la chute de l’indépendance serbienne, et vers la fin du cycle héroïque, commence un autre cycle qu’on pourrait appeler romanesque. Les événements nationaux ne forment plus le sujet principal des poëmes ; les idées nationales se rattachent à un individu quelconque, qui reste ainsi représentant de son époque. On a choisi, parmi les individus du cycle romanesque, un fils du roi, un certain Marco, et on lui a attribué tous les hauts faits des guerriers serbiens. Il est le héros de tous les combats, le représentant de toute la nationalité serbienne. Il ressemble, sous ce rapport, au roi Arthur de Bretagne, qui forme aussi le cycle de la poésie chevaleresque, et qui, selon les croyances populaires, vit et agit toujours. De même Marco, fils du roi Woucaschine, selon la poésie populaire, jouissait d’une espèce d’immortalité. Vivant des siècles, il fit la guerre en Europe, dans les pays serbiens, et dans le pays des Latins, c’est-à-dire dans l’Occident ; on croit même qu’il n’est pas mort, qu’il vit en ermite retiré dans les montagnes, désespéré de la découverte de la poudre et des armes à feu qui mirent fin à l’héroïsme ancien.

Le poëme qui raconte les hauts faits du prince Marco forme le cycle romanesque, après lequel vient le cycle de poésie civile et domestique. Avant d’examiner le roman, disons quelques mots sur la position des peuples serbiens vis-à-vis des Turcs et des Grecs. Le combat de Kossowo, malheureux pour les Serbiens, ne fut pas la cause unique de la destruction de leur empire.