Les Slaves/Dix-huitième Leçon

Les Slaves
Comon (Volume 1p. 251-270).



DIX-HUITIÈME LEÇON.


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Causes de la ruine des Slaves du Danube. — Les Slaves parmi les Hellènes. — L’empire byzantin ; sa puissance et sa faiblesse ; cause de sa chute. — Les Slaves parmi les Turcs, les Janissaires et les Mamelucks. — Pourquoi la Russie a seule profité jusqu’à présent des embarras de la question orientale. — Le personnage mystique de Marco n’est autre chose que l’incarnation de l’histoire des Serbiens. — Le poëme sur le mariage du fils d’Ivan. — Montenegro et les Montenegrins ; leurs coutumes, leurs lois, leurs mariages.

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Mardi, 2 mars 1841.


La poésie attribue la ruine des Slaves du Danube, tantôt à la trahison de quelques chefs, tantôt à la perfidie des Turcs et à l’immensité de leurs forces. Mais les véritables causes des désastres et de l’esclavage des Slaves ne sont pas encore suffisamment connues. On peut affirmer que ce fut l’organisation particulière de ces peuples, leur position entre la Turquie, l’Occident et la Grèce qui déterminèrent leur sort politique. On trouve dans l’histoire du moyen âge et dans celle du Bas-Empire plusieurs questions obscures qu’on ne pourra expliquer qu’en consultant les monuments slaves ; il en est de même de l’histoire turque. Dernièrement la question orientale ayant remué tous les esprits, des auteurs étrangers, plusieurs auteurs français, ont cherché à attirer l’attention de l’Europe sur l’histoire slave, en démontrant que la question orientale n’est pas turque ou arabe, mais bien une question chrétienne et surtout slave. Ces auteurs s’aperçoivent qu’il est impossible de rien dire sur l’avenir des pays musulmans sans avoir pris connaissance du passé des Slaves.

Je vous ai déjà dit que, jusqu’au VIe siècle, on ignorait même l’existence de ces peuples. Il est donc impossible d’en reconstruire l’histoire suivie. Mais la critique moderne forme des rapprochements ingénieux, qui paraissent s’appuyer sur des probabilités historiques. Ainsi, depuis quelque temps, on remonte jusqu’aux origines des peuples de la Grèce ; on cherche à connaître quels furent les habitants les plus anciens de ces contrées, et l’on a découvert que les Pélagiens, qui, déjà à l’époque d’Homère, étaient regardés comme un peuple antique, déchus et subjugués par des Hellènes, les Achéens et les Doriens, on a découvert, dis-je, que ces Pélagiens étaient un peuple slave. Il paraît que leur race continua d’exister sous des noms différents, quoique subjuguée par la fédération hellénique, par des populations bourgeoises et guerrières. La plus intéressante de ces populations pélagiennes, celle de Lacons, qui était dominée par les Spartiates, dans la célèbre république de Sparte, survécut à ses maîtres, et, dans le moyen âge, elle existait encore sur le même sol, occupant la même position auprès du mont Ténare, et sur l’Eurotas. À côté des Lacons se trouvaient les Maïnotes, établis comme eux dans des conditions identiques sur le même territoire. Les débris de Lacons et de Maïnotes existaient encore, que depuis longtemps il n’y avait plus de Spartiates.

Entre Nauplie et Montbazis était aussi une population connue sous le nom de Zacconi, et que les Allemands appellent, on ne sait, pourquoi Zieconi. Cette population, dans le moyen âge, étonnait déjà les empereurs grecs qui ignoraient l’histoire ancienne de la Grèce. Cependant les écrivains du moyen âge, Nestor, Grégorius et les autres, soutiennent que ces Zacconi sont les descendants des Lacons. Plus tard, les savants modernes, comme Villoison parmi les Français, et parmi les Allemands M. Thierch, un des plus célèbres philologues, cherchaient à rattacher l’histoire de ces Zacconi à l’histoire des Pélagiens, en prouvant que ces restes de Lacons étaient les descendants des habitants primitifs de l’antique Grèce. Le voyageur anglais Liek, qui a publié aussi des recherches sur cette question, est de la même opinion. Mais ce sont surtout les noms des villes et des divers lieux géographiques qui prouvent jusqu’à l’évidence le rapport qui existe entre les Slaves et les Lacons, c’est-à-dire entre tous les peuples agricoles de la Grèce et les Pélagiens. Pour s’en convaincre, il suffit de lire sur la carte le nom de ces villes, par exemple, Warsowa, ou Polonitza. Les Byzantins croyaient que ces peuples étaient entrés, du vie au viie siècle en Grèce, mais les recherches des philologues modernes établissent leur antiquité.

Vous voyez donc, Messieurs, que le peuple slave occupait, non seulement le nord de la Grèce, où on le trouve maintenant, non seulement la Macédoine, la Thrace, mais encore le Péloponnèse entier, comme peuple agricole, comme esclaves des Achéens et des Hellènes.

Au moment où la fédération grecque commençait à faiblir, à l’époque d’Alexandre le Grand, ce peuple, probablement avec les Arnautes et les Albanais, constituait la force principale du conquérant macédonien. Mais il fut de nouveau subjugué par l’empire romain qui introduisit sa savante et complète organisation militaire dans les pays grecs. L’empire byzantin, ayant hérité des Romains, continua leur œuvre. L’histoire de cet empire, peu connu et très calomnié, est d’un grand intérêt, surtout pour l’histoire des pays du Nord ; car plusieurs formes gouvernementales et le même esprit qui anime quelques peuples slaves sont sortis de Byzance.

L’empire byzantin était sans contredit la plus savante et la plus belle combinaison qui ait jamais régi les hommes d’après les principes purement rationnels : c’était une nation sacrifiée au gouvernement. Ce n’était pas une autocratie, puisque les empereurs avaient peu de pouvoir par eux-mêmes ; c’était un régime gouvernemental, dont le centre était dans la personne de l’empereur. Comme représentant de l’État, cet empereur était souverain ; l’État, c’était lui. Il administrait, il gouvernait, il punissait. Mais comme individu, on ne l’aimait pas plus qu’on ne le haïssait ; il n’avait pas de partisans. Une fois renversé du trône, il n’avait ni amis, ni ennemis. On lui coupait le nez ou les oreilles, on l’enfermait dans un monastère et on ne pensait plus à lui. Au-dessous de l’empereur une hiérarchie des administrés, une bureaucratie savante, divisée en degrés, jugeait et administrait le pays. C’étaient des hommes habiles, pleins d’expérience et de savoir. Ils étaient obligés d’abord de faire des études et un long apprentissage avant d’être créés magistrats. Une armée disciplinée, obéissante, remplissait les ordres des chefs avec résignation. Cette administration s’appuyait sur le code romain, dont tout le monde connaît la profondeur et la perfection. Dans cette organisation du gouvernement grec, toute individualité est détruite, tous les hommes sont égaux devant la loi ou plutôt devant le gouvernement même, et tout est sacrifié à la marche de la machine froide et compliquée. Il n’y avait plus aucune vie dans l’empire ; les sujets, tout en obéissant, n’avaient plus aucun intérêt moral d’appuyer le gouvernement. Aussi, dès que les armées de l’empereur étaient repoussées d’un territoire, ses habitants préféraient obéir à un conquérant barbare plutôt que de continuer à vivre sous la domination impitoyable et invisible des empereurs byzantins. Le chef barbare était violent, sans doute, mais il y avait dans ces passions quelque chose d’humain qui lui valait les sympathies du peuple. D’ailleurs, les barbares n’étaient pas des financiers profonds, ils se contentaient de petites redevances ; tandis que la perfection des cadastres grecs permettait de lever les impôts avec facilité : on les augmentait souvent ; les besoins de l’empire croissaient toujours et devaient amener à la longue la ruine complète du peuple.

Dans l’Occident, un pareil état de choses n’a jamais pu prendre racine. L’esprit celtique s’y opposait forcément ; mais les Grecs, qui déjà du temps de la république de Rome avaient, après de longues révolutions, détruit leur constitution primitive, avaient aplani le chemin au despotisme. N’ayant plus de foi en eux-mêmes, ils devinrent les esclaves les plus soumis de l’empire romain. Ils raisonnaient cet empire, ils cherchaient à l’établir sur la logique et à l’appuyer par leurs théories. Déjà, au temps de Scipion, Polybe, le premier des Grecs, découvrit l’unité future des Romains ; plus tard, les légistes grecs trouvèrent le moyen de justifier scientifiquement toutes les mesures des empereurs. Ainsi les peuples slaves de la Grèce et des environs, les peuples du Danube, se trouvèrent placés entre l’empire grec et l’empire d’Occident, sans pouvoir se fondre dans l’un ni rentrer dans l’autre. Nous avons déjà dit que le féodalisme détruisait l’organisation sociale des Slaves et que l’empiré grec ne leur laissait pas de vie morale. Il y avait des Slaves qui devenaient évêques, généraux, empereurs même ; mais la manière de régir cet empire, jusqu’à l’état militaire qui demandait une discipline sévère et de longs services, était diamétralement opposée à leur nature. Ils pouvaient être esclaves de cet empire, ils ne pouvaient jamais en devenir des citoyens. Dès que l’empire commença à chanceler, vers les vie et viie siècles, on découvrit tout d’un coup ces Slaves inconnus, sur tous les points de la Grèce et de l’Orient. Ainsi, dans le viiie siècle, ils tentent des révoltes contre les empereurs : grecs ; ils sont battus et soumis ; des populations nombreuses de Slaves envoyées dans l’Asie mineure pour combattre les Turcs passent du côté des Turcs ; une armée slave de 120 à 150 000 hommes s’établit dans l’Asie mineure, et, enfin, l’histoire raconte qu’un chef slave, nommé Thomas, ayant pris parti pour les Turcs, fit beaucoup de mal aux Grecs.

La chute de l’empire byzantin, cette vaste agrégation d’États qui comprenait non seulement la Grèce entière, mais encore la Syrie et l’Égypte, et qui ne put résister aux attaques de quelques milliers d’Arabes, s’explique par l’abandon, par l’indifférence des populations qui le composaient. On sait que déjà, avant la conquête, ces populations étaient moralement divisées par leurs discordes religieuses ; on n’ignore pas que les Ariens, les Manichéens, les Coptes, gravitaient vers l’islamisme ; mais la cause physique de la destruction de l’empire vint des Slaves. Dans l’Asie mineure et plus tard dans la Grèce, les Slaves ayant reçu, ou du moins toléré les Turcs, l’empire n’eut plus de ressources pour la guerre. La force même de la Turquie fut dès lors et surtout basée sur le peuple slave. Amurat, ayant formé les janissaires, ordonna aux populations chrétiennes de livrer un cinquième des enfants pour l’armée. Le produit de cet impôt humain fut ainsi réparti : les Grecs furent employés dans la marine, les Slaves formèrent le corps des janissaires. Cette infanterie régulière, la première qui ait été organisée en Europe, était composée de 40 et plus tard de 50 et 60 000 hommes ; elle était l’élite, la force principale de l’armée turque. Les enfants de quinze à seize ans, convertis à l’islamisme, exercés au maniement des armes, faisaient la garde du sultan, et en même temps formaient l’armée la plus formidable que le sultan pût opposer aux armées de l’Europe, armées longtemps irrégulières et mal disciplinées.

Cet état de choses subsista jusqu’aux derniers temps. Les Grecs et les Slaves étant employés par les Turcs, les uns sur leur flotte et dans leur diplomatie, les autres dans leurs armées de terre, les Turcs se sont usés eux-mêmes, et ces antiques populations se sont retrouvées en présence les unes des autres. Ces détails sont peu connus. En général, la politique européenne, même dans le temps où elle s’occupait principalement à combattre les Turcs, n’a jamais voulu s’éclairer sur l’état antérieur de cet empire et sur ses ressources. Aujourd’hui les esprits plus pénétrants commencent à approfondir cette question.

Un Français vient de fonder un journal consacré à la cause orientale. Dans cette publication, il expose la question orientale en la traitant du point de vue que j’ai moi-même choisi. Vous me permettrez de citer quelques lignes :

« Les Grecs et les Slaves sont les plus anciens maîtres de la Turquie. Encore aujourd’hui, ils possèdent, quoique peuples subjugués, la presque totalité du sol. Les Slaves pauvres occupent les arides montagnes de l’intérieur du pays. Les Grecs riches sont maîtres des plaines fertiles. Aux Grecs le commerce, les arts, les belles villes, la joie ; aux Slaves l’agriculture, les campagnes, les rudes travaux et les peines. Or, ces derniers, se trouvant beaucoup plus nombreux que leurs frères helléniques, cherchaient naturellement à refouler ceux-ci pour hériter de leurs richesses. De là cette antipathie entre les deux peuples, qui date du moyen âge.

» Les Turcs vinrent, comme plus tard les Allemands sont venus en Hongrie, en qualité de protecteurs et non de maîtres. Les Grecs reçurent avec joie leurs alliés, les Turcs, qui abusèrent, comme toujours, de leurs forces, et plus tard devinrent conquérants. »

L’auteur finit par établir, comme je l’ai dit, que la question orientale est surtout slave, et qu’elle ne peut se résoudre que par une immense révolution, par une réorganisation de l’Orient qui affectera profondément l’état politique de l’Europe. D’après ces considérations, il était facile de prévoir l’issue de la question d’Orient. Les Grecs étant obligés de s’appuyer sur les Slaves grecs, de leur côté, les Slaves catholiques et les populations de la Syrie catholique, ne trouvant aucun appui en Europe, naturellement la cause de l’Orient devait rester sous la dépendance de l’empire russe.

Cet état de choses et cette position des Slaves détestant les Grecs, craignant les Latins, subjugués par les Turcs, est dépeinte dans l’histoire du personnage fabuleux, Marco, fils du roi Woucaschine, dont nous avons dernièrement parlé. Selon l’histoire, ce Marco se fit Turc, et périt dans un combat contre les chrétiens ; mais il a toujours détesté les Turcs. Il en est de ce héros comme des Slaves devenus musulmans : il déteste les Turcs, comme les Albanais, les Bosniaques, les Slaves turcs, qui, tout en professant le Coran, saisissent chaque occasion pour se révolter contre le sultan.

Marco est fier, il brave le sultan, il tue un visir ; c’est l’histoire des janissaires. Une fois, en chassant avec les Turcs, voyant qu’un pacha avait frappé son faucon, il commença à pleurer, en reconnaissant sa position solitaire au milieu des ennemis ; il se mit ensuite à déplorer tout haut le sort des Serbiens ; puis il tua le visir. Le sultan, au lieu de se fâcher ; lui donna quelque argent et dit :

— « On peut trouver à remplacer un visir, mais on ne trouvera pas facilement un guerrier aussi vaillant que Marco. — »

C’est la politique que suivaient les sultans vis-à-vis des janissaires, leur laissant tuer leurs chefs sans les réprimer, de crainte de les mécontenter.

Marco fit aussi des voyages en Orient ; il combattit en Égypte : c’est l’histoire des mamelucks, parmi lesquels il y avait plusieurs Slaves ; c’est aussi l’histoire des régiments slaves envoyés en Asie mineure. La fin de ce personnage est aussi mythique que son existence ; on pourrait y trouver quelque allusion à l’histoire : elle explique et la position et l’avenir des peuples slaves. D’après les poésies, Marco vécut trois cents ans. Il serait mort ainsi à peu près vers le commencement du xviiie siècle siècle, précisément au moment où les peuples du Danube perdirent les derniers vestiges de leur indépendance, au moment où le titre de despote des Serbiens était déjà aboli.

Suivant les poésies, ce héros n’a pas été tué par les Turcs. Il a été frappé par la main de Dieu, que les Serbiens appellent le vieux tueur des guerriers. Il voyageait, à ce que dit le poëte, dans les montagnes, lorsque tout à coup un être fantastique, une sorcière, une espèce de nymphe, Wila, lui cria du haut d’une montagne, que le temps était venu où il devait se séparer de son cheval. Marco, fâché, reproche à la nymphe de dire des mensonges. Il ajoute, qu’ayant traversé tant de pays et de rivières sur son cheval, il ne voit pas de raison de le quitter. La nymphe lui répond qu’il n’a qu’à regarder dans la rivière et à consulter l’eau pour s’éclairer sur son sort. Marco s’approche de la source et voit dans l’eau son avenir : il reconnaît que le moment de sa mort est arrivé. Alors il tue son cheval, pour qu’il ne tombe jamais entre les mains des Turcs, il brise son sabre en morceaux, puis il écrit son testament.

Il lègue les trois bourses d’or qu’il porte toujours avec lui : une à celui qui l’enterrera, l’autre à l’église et aux prêtres, la troisième aux aveugles poëtes, à ces rapsodes serbiens qui parcourent les villages et racontent les hauts faits des ancêtres ; Marco leur recommande de ne jamais l’oublier. Il se cache ensuite et meurt dans la montagne. Quelques traditions prétendent qu’il vit toujours et qu’il doit reparaître. La nationalité serbienne s’est éteinte à peu près de cette manière, ou plutôt s’est endormie dans les montagnes. L’empire serbien, en effet, ayant été détruit dans la plaine, les populations indépendantes des Montenegrins et de quelques districts maritimes ont conservé seules les traditions historiques et poétiques du peuple slave.

Une nouvelle poésie commence après l’époque de la lutte contre les Tures. Ce nouveau cycle littéraire est composé de romans, contenant le récit des aventures, des exploits guerriers ou amoureux de quelques individus importants de l’histoire serbienne. Le plus beau poëme qui existe dans la langue serbienne appartient à cette classe de compositions ; il est aussi un des plus longs. Il se compose de douze à treize cents vers, que les aveugles chantent de mémoire, sans en oublier une seule strophe. Il a donc l’étendue d’un chant de l’Iliade.

La composition de ce poëme est des plus simples ; le merveilleux n’y règne pas ; ce n’est pas un monde entier, une épopée que le poëte a eu à créer, c’est un récit où l’action est des plus concentrées. Il serait difficile de trouver chez aucun peuple une œuvre poétique de ce genre aussi achevée, aussi bien conduite dans tous ses détails que le poëme sur le mariage du fils d’Ivan.

Ivan, chef bosniaque, qui, par les femmes, descendait de la famille des rois serbiens, harcelé par les Turcs, chercha un refuge dans les montagnes de Montenegro. Le poëme raconte le mariage du fils de cet Ivan, ainsi que la querelle et la guerre qui s’ensuivirent.

Pour comprendre tous les détails de ce poëme, dont vous me permettrez de citer quelques extraits, il faudrait d’abord dire quelques mots sur les mœurs domestiques des populations de Montenegro. Ce poëme est originaire de cette contrée, et Montenegro ainsi que Raguse remplacèrent plus tard la Serbie dans la politique et dans la littérature slave.

Ce pays, si rapproché de l’Europe par sa position, est le moins connu de toutes les contrées. L’ignorance des étrangers sur ce qui concerne les Slaves est si grande, que M. de Pradt, qui fut membre du corps diplomatique, dit dans son ouvrage sur la Grèce et la Turquie que cette première contrée s’étendait jusqu’au Danube, oubliant ainsi qu’entre le Danube et la Grèce il y avait une population slave beaucoup plus nombreuse que tous les Grecs pris ensemble.

Un autre écrivain, qui a voyagé dans le Montenegro, un colonel français, M. Vialla, a publié, sous le titre : Voyage pittoresque dans le Montenegro, un ouvrage où il soutient que les Montenegrins parlent un dialecte grec ; et, ce qu’il y a de plus étonnant, cet officier affirme que lui-même parle parfaitement ce dialecte.

Le pays de Montenegro est situé entre Raguse et la Bosnie, qui le sépare des provinces turques. C’est une contrée de montagnes ; elle touche presque à la mer, et n’en est séparée que par une langue de pays, l’Albanie autrichienne. C’est un sol aride et montagneux. Les Montenegrins racontent que Dieu, créant le monde, ayant apporté des pierres dans un sac pour former des montagnes, parcourait la terre ; le sac s’étant détaché lorsqu’il arriva à Montenegro, toutes les pierres y tombèrent. C’est ainsi qu’ils expliquent la configuration géologique de leur pays. On n’en connaît pas beaucoup l’étendue ; aucun géographe n’y a pénétré. On croit cependant qu’il a plus de cinquante lieues carrées ; on est encore moins d’accord touchant le nombre de ses habitants. Dans quelques statistiques, on lui donne seulement 50 000 âmes, tandis que les voyageurs l’élèvent jusqu’à 100 000. Montenegro compte 20 000 fusils, c’est-à-dire 20 000 guerriers. Ge petit pays a résisté aux Turcs, aux Autrichiens, et même dernièrement à la conquête des Français. Il a toujours maintenu son indépendance, grâce à la localité et à la valeur de ses habitants. Son histoire est d’un grand intérêt pour les Slaves ; le tableau de son état social est la représentation la plus parfaite de la société slave. Ce pays offre l’image du règne absolu de la liberté ; de la liberté et de l’égalité.

Les Montenegrins ne reconnaissent en général aucune supériorité sociale, ni de naissance, ni de richesse ; ils n’acceptent même pas la supériorité hiérarchique ; c’est une nation sans aucune espèce de gouvernement. Les quatre districts sont habités par vingt-quatre tribus ou familles ; dans chaque famille il y a un chef héréditaire, mais qui n’exerce aucune influence gouvernementale. Il y existe aussi un porte- drapeau héréditaire, dont le devoir est d’aller à la guerre avec un grand drapeau, ce qui lui donne une espèce de considération ; il n’a d’ailleurs aucune autorité militaire. La dynastie qui régnait autrefois sur ce pays, dynastie serbienne, s’étant éteinte, le personnage le plus remarquable du pays, l’évêque, succéda au prince ; jusqu’à présent il est regardé comme le chef du pays, quoique son autorité politique y soit nulle. L’évêque appelle le peuple : à la guerre lorsque les Turcs s’approchent du pays. Quelquefois il préside le conseil ; son autorité se borne à diriger seulement le clergé. La religion même, l’organisation ecclésiastique, a été absorbée par le slavisme.

Quelquefois on trouve un prêtre comme maître d’auberge, qui vend du vin et qui chante des poésies sur la guzla. Ce prêtre ne diffère en rien ni dans ses mœurs, ni dans ses habitudes, ni même dans son costume, d’un paysan de Montenegro. Les Montenegrins sont armés de fusils, de sabres ; ils portent des moustaches, ont la tête rasée.

Dans une société semblable ne reconnaissant aucune autorité, il s’est créé des habitudes, des coutumes qui assurent cependant l’existence des citoyens. Parmi les Montenegrins, la vengeance, comme loi, a été conçue et développée d’une manière systématique ; les légistes mêmes pourraient étudier cette manière à Montenegro. Si quelqu’un tue son voisin, la famille du voisin, la tribu entière est obligée de le venger, c’est-à-dire de tuer, non pas le meurtrier nécessairement, mais un homme de sa famille ou de sa tribu ; et même, pour rendre une vengeance plus éclatante, on choisit l’homme le plus marquant de la famille, afin de lui faire porter la peine du meurtre. La tête compte pour tête. La famille entière ou la tribu est obligée de prêter main-forte à cette vengeance. Quelquefois, cependant, si la famille est trop puissante qu’il soit impossible d’en tirer vengeance, on cherche à s’accorder. On paie la tête. Le prix en est fixé ordinairement à cent ducats. Pour le vol, comme il n’y a pas de police, quelques habitants mieux avisés, plus adroits, font la police en amateurs. Ils cherchent les voleurs, ils les dénoncent pour un certain paiement. On oblige le voleur à restituer l’objet volé ou bien on se venge par des coups de fusils ; l’histoire des vengeances sanglantes recommence alors. Cependant le vol est très rare dans ce pays.

Le dernier Wladica (l’évêque) de Montenegro a été appelé à Saint-Pétersbourg ; l’empereur de Russie lui accorda une pension. Ce Wladica chercha à son tour à organiser un gouvernement quelconque, en distribuant l’argent qu’il recevait de Russie.

Ce petit pays jouait, au XVIIe siècle siècle, un rôle actif dans les guerres d’Autriche et de Russie contre les Turcs. L’Autriche le souleva plus d’une fois contre ces derniers ; mais toujours, en concluant la paix avec la Porte-Ottomane, elle abandonnait les Montenegrins, sans stipuler aucun article en leur faveur. :

La Russie suivait la même politique ; chaque fois qu’elle attaquait la Turquie, elle envoyait des émissaires à Montenegro afin de lier ses intérêts à ceux de ses habitants. Mais bientôt elle se hâtait de les abandonner. Les Montenegrins étaient alors exposés à toutes les vengeances des Turcs. Dernièrement encore, en 1834, une grande armée turque pénétra à Montenegro sans parvenir cependant à se maintenir dans ses montagnes.

Le dernier Wladica établi sous l’influence des Russes, chercha à donner une constitution, à fonder un sénat, de la gendarmerie, des tribunaux. Son prédécesseur est considéré comme un homme célèbre, comme un saint chez les Slaves. Il est mort en l’an 1830, quelques mois après la révolution de juillet. Il était connu en Europe, plusieurs monarques traitèrent avec lui. C’était un homme de très grande honnêteté, très aimé de ses compatriotes et très influent. Les détails sur les derniers moments de ce souverain sont très intéressants, ils présentent un tableau fidèle des mœurs du peuple. Le Wladica, en l’an 1830, se sentant très faible, appela les chefs du peuple auprès de lui ; comme il faisait très froid, il se fit porter dans sa cuisine, n’ayant pas de cheminée dans sa maison. Auprès du feu, entouré de ses chefs, il leur annonça que son heure dernière approchait et les conjura de rester toujours unis, de ne jamais laisser pénétrer les étrangers ni leur influence parmi eux, et de jurer de conserver en signe de deuil un armistice pour quelques mois. Les chefs jurèrent ; alors l’évêque, s’étant réchauffé, se fit porter sur son lit et expira sans avoir souffert, sans avoir fait une maladie. Son corps repose dans une église ; il est vénéré comme saint.

Son successeur, : homme très adroit, celui qui introduisit le sénat et la gendarmerie dans le pays, n’eut pas cependant la même influence. Le sénat se réunit dans une grande maison, dont une partie forme l’écurie. Chaque sénateur reçoit 200 francs et de la farine pour son pain. Il apporte avec lui son fusil, et après avoir jugé quelqu’un, il est obligé de prêter aussi main-forte à la justice. Mais tout le monde voulant être sénateur, cette place étant la seule rétribuée, l’évêque a été obligé de proclamer une loi d’après laquelle les Montenegrins devenaient sénateurs à tour de rôle. Jusqu’à présent, ces institutions judiciaires ne réussissent pas. Il est difficile de juger un coupable qui se réfugie au sein de sa famille, cette famille regardant comme de la dernière infamie l’acte de livrer le coupable. Tout fait croire que la réforme tombera d’elle-même, que le pays restera tel qu’il a existé dans ses mœurs primitives. Les réformes concernant l’administration civile sont de même impossibles à introduire. Lorsqu’il y a matière à procès, on choisit un juge ; ce juge stipule d’abord le paiement qui lui sera dû pour son jugement ; après quoi il s’oblige à faire exécuter l’arrêt. On choisit pour juge un homme fort, un bon tireur de fusil, et qui a beaucoup d’amis ; c’est le moyen de faire respecter la justice. La position singulière de ce pays de montagnes, les mœurs de ce peuple, d’ailleurs bon, hospitalier, en ont jusqu’à présent assuré l’indépendance, sans pourtant qu’il puisse jamais prétendre à exercer aucune influence extérieure. Probablement, tous les peuples slaves continueraient à exister dans le même état s’ils étaient défendus par des montagnes comme Montenegro, ou par la jalousie de leurs voisins, les Vénitiens, les Autrichiens et les Tures ; ceux-ci défendent l’indépendance de Montenegro comme assurant leur frontière.

La poésie de Montenegro tout entière roule sur des événements domestiques, sur des guerres partielles contre les Turcs. Chaque tribu a le droit de faire la guerre, de conclure quelquefois la paix sans demander des conseils à personne.

La poésie décrit aussi les cérémonies de la vie domestique, c’est-à-dire les fêtes et surtout les noces. Celle-ci est la cérémonie la plus importante de la vie dés Serbiens, celle qui est le plus souvent décrite dans toutes les chansons, dont nous lirons plus tard quelques extraits. La femme, chez les Serbiens, ne jouit d’aucune espèce d’indépendance. Elle est obligée de travailler non seulement dans la maison, mais encore dans les champs, l’homme s’occupant plus particulièrement des choses de la guerre. Les jeunes gens qui se marient ne choisissent pas leurs épouses ; ce soin appartient au chef de la famille. Il arrange le mariage quelquefois une vingtaine d’années avant sa célébration. Dès que le mariage est conclu, le nouveau marié est obligé d’appeler tous ses anis, tous ses parents, pour en former un cortège splendide, afin d’en imposer à la population. Le souvenir de ces mariages se conserve des siècles, et on les chante comme des événements extraordinaires. Le parent le plus proche conduit la fiancée. Elle lui est confiée comme un dépôt sacré, il doit la remettre à son mari. Il y a encore d’autres personnes officielles employées dans cette cérémonie ; elles portent des titres et des costumes différents. Il y a entre autres un bouffon de noce, dont le devoir est de chanter des parodies et de jouer des farces. Enfin les noces ressemblent à une cérémonie militaire ; tous les hommes sont armés. Les Montenegrins, soit lorsqu’ils travaillent, soit même lorsqu’ils restent à la maison, ne quittent jamais leur fusil ni leur sabre.

Telles sont les mœurs de Montenegro.