Les Slaves/Dixième Leçon

Les Slaves
Comon (Volume 1p. 119-131).




DIXIÈME LEÇON.


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Invasion hongroise. — Formation des dialectes slaves. — Dualité slavo-philologique. — Les plus anciens monuments littéraires. — Le Jugement de Libussa, poème slave du ixe siècle.

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Mardi, 29 janvier 1841.


Tandis que les Lechs et les Czechs organisaient leurs royaumes naissants, à leurs côtés se fondait un empire composé d’une race étrangère. Cette · nouvelle nationalité n’offre aucun lien avec l’histoire littéraire des peuples slaves ; mais elle eut une influence politique tres grande et souvent très funeste pour l’indépendance slave : je veux parler du royaume de Hongrie.

En 888 les Hongrois entrent en scène, venant de ces contrées mystérieuses dont ils ont eux-mêmes oublié la situation. Poussés par les hordes barbares qui les suivaient, et appelés par Arnolphe, ils renversèrent, après une longue lutte, l’empire des Moraves, puis, débordant sur l’Allemagne, ils envahissaient la France et l’Italie. Cependant, arrêtés par les empereurs allemands, et plus tard, convertis au christianisme, ils se fixèrent dans les limites actuelles de la Hongrie.

La horde des Hongrois se composait de trois tribus ; c’était une masse de Finnois du Nord, conduite par de la cavalerie turque, et obéissant à une autorité d’origine aze ou caucasienne. La tradition des Hongrois parle d’Attila comme de l’aîeul de leurs souverains. Les étrangers leur donnaient le nom de Huns, de Turcs, ils s’appelaient eux-mêmes Magiares, du nom d’un territoire qui avoisine les pays d’où sont sortis les Turcs. Ces particularités sont très importantes pour expliquer l’histoire des Hongrois et des autres peuples venus de l’Asie, dont l’origine est si difficile à démêler. Si les Magiares n’avaient été qu’une poignée d’étrangers, ils se seraient bientôt confondus avec les Slaves ; mais, séparés de la nation conquise par une couche finnoise et une couche turque, ils lui sont restés superposés, et leur langue a toujours flotté à la surface du sol slave, sans pouvoir jamais y prendre racine. Mêlés aux Finnois, ils acceptèrent leur idiome et s’isolèrent complètement des Slaves. Après leur conversion au christianisme, ils trouvèrent, dans leur langue même, une barrière · insurmontable pour former de plus étroites liaisons avec les indigènes. Cette séparation entre deux langues, l’une d’origine ouralienne, l’autre d’origine indo-germanique, donnait au royaume de Hongrie, au sein de la chrétienté, une physionomie étrangère et presque hostile. Les Magiares n’ont jamais rien voulu recevoir des Slaves, et les Slaves ont plutôt. subi qu’accepté leur influence. Les Hongrois se servaient toujours d’interprètes : tels sont encore leurs moyens de communication avec la maison régnante d’Autriche. De là vient que dans les plaines et les vallées de la Hongrie, où la race conquérante s’est étendue, on ne parle que magiare ; tandis que sur les montagnes, où s’est réfugiée la population subjuguée, le slave existe dans toute sa pureté primitive. Ajoutons que dans les bureaux de l’administration, dans les maisons de commerce, les comptoirs des marchands, etc., on se sert de l’allemand, et que les Juifs et les Bohémiens, à côté de ces différents idiomes, ont conservé l’usage de leur langue.

Au milieu de ce chaos, la nationalité slave, refoulée au fond de la vie domestique, eut assez de force intérieure pour résister à l’oppression ; elle commence même à réagir sur les Magiares. Des journaux s’impriment aujourd’hui en slave ; des bibliothèques slaves se forment ; et la langue magiare, malgré le talent de ses écrivains, perd visiblement de sa prépondérance. Une grande preuve de sa faiblesse, c’est que le gouvernement la prend sous sa protection, qu’il l’impose de force aux provinces ou résiste le plus la langue slave. Tous ces changements ont eu lieu dans l’antique Slavie vers l’an mil de l’ère chrétienne. Les royaumes des Leehs, des Czechs et des Hongrois, le pays des Slaves autour des Karpathes, et l’empire russe des Normands, se présentent sous un aspect plus distinct. Ici se termine l’histoire de la langue commune à tous les Slaves et commence l’histoire des idiomes nationaux. Cette langue immense se divise, nous l’avons dit, en deux grandes branches principales d’où dérivent une multitude de dialectes secondaires. Une question se présente maintenant : à laquelle de ces deux langues faut-il donner la préséance dans notre cours ? Je suis obligé de m’arrêter quelques instants sur cette question si aride pour les étrangers.

Les savants bohèmes, voyant que les Polonais et les Russes ne pouvaient accepter les propositions par eux présentées, ont cherché un autre moyen de trancher la difficulté ; ils ont fait appel à l’antiquité ; ils ont décidé que la querelle serait vidée à l’aide des monuments historiques. Le mot slave vient-il de slovo (verbe, parole), ou de slava (gloire) ? C’est un point sur lequel on n’est point d’accord. Quoi qu’il en soit, dans l’acception la plus large du mot, la langue slave ou slove signifie la langue de toute la race que nous avons partagée en deux grandes familles, les Russes et les Polono-Bohêmes. Mais quelle a été cette langue antique et commune ? Quelle est celle de ces deux familles dont le dialecte s’en rapproche le plus ?

On soutenait que les livres liturgiques étaient les monuments les plus anciens de la langue écrite et que, par conséquent, celle dont on s’est servi pour traduire la parole divine devait être la plus ancienne. Ce principe, une fois admis, il ne restait plus qu’à établir la généalogie des dialectes.

Les Serbes et les Illyriens ont dès lors réclamé le droit d’aînesse pour leur dialecte. De cette manière le russe serait le petit neveu de la langue mère, et le polonais et le bohème en seraient une descendance. encore plus éloignée. Mais la question posée en ces termes a de nouveau été débattue. Le savant Dobrowski, désintéressé et sceptique de sa nature, a prouvé que la langue sacrée ou liturgique n’était pas la langue universelle, mais seulement un dialecte. On ne sait même pas s’il faut l’appeler serbien ou illyrien, ou s’il faut lui donner la double appellation de serbo-illyrien. Les Bohêmes ne prononcent qu’en hésitant ce mot de serbo-illyrien. Bref, la discussion s’est envenimée à ce point que les savants, après bien des déboires, ont fini par abandonner leurs recherches.

Depuis, on a tenté de résoudre la question à l’aide de la statistique des peuples slaves. On s’est demandé combien de milliers d’hommes parlent tel ou tel dialecte, et le russe a naturellement obtenu la prépondérance. Mais si l’on voulait appliquer ce système à l’histoire de la langue, en France, on arriverait à placer au premier rang le dialecte du midi, et le français proprement dit occuperait à peine la seconde place. Ajoutons que les savants, qui ont ainsi voulu résoudre le problème, ont reconnu comme appartenant au russe beaucoup de dialectes qui n’y peuvent être rangés d’aucune façon.

Quels ont été les premiers apôtres de la Slavie et quel est le dialecte qui a servi à la traduction de la Bible ? Les écrivains qui se prononcent pour la Russie, disent que les premiers apôtres étaient Grecs, et que l’Église russe est restée grecque jusqu’aujourd’hui. Les Polonais et les Bohêmes répondent que ces apôtres, quoique Grecs de naissance, étaient envoyés par l’Église d’Occident, qu’ils étaient constamment soutenus par le pape, et que les deux premiers d’entre eux, les plus grands, sont morts à Rome. Quant au dialecte même, la question est encore plus controversée. Les Serbes prétendent que leur langue a servi à la version des livres sacrés, et les savants, eux, voient clairement que c’est le dialecte bulgaro-servo-macédonien qui a été employé à la traduction de la Bible. Les Russes, de leur côté, ont été forcés de convenir que saint Cyrille, qui était apôtre de Bohême, devait écrire dans la langue bohême. En un mot, la question ainsi envisagée reste encore pendante et ne semble pas offrir de solution possible.

Il me paraît beaucoup plus simple d’abandonner tout système individuel, toute hypothèse exclusive pour ne s’occuper que des monuments écrits. Il n’y a nul doute que les plus anciens appartiennent à la langue polono-bohême.

Les Bohêmes en possèdent qui datent de la fin du ixe siècle et du commencement du xe, tandis que ceux de la Russie ne remontent qu’au xie siècle. Nous suivrons l’histoire de notre littérature d’après ses productions et dans l’ordre où ils se présentent.

Le plus ancien monument écrit a été découvert accidentellement à Prague, il y a quelques années. C’est un fragment d’un poëme composé au ixe siècle ; on y raconte une histoire mythique de cette époque, où les Lechs et les Czechs se sont établis au milieu des Slaves. Réimprimé en quatre pages, ce petit fragment jette quelque jour sur plusieurs questions historiques, juridiques et philologiques ; il a pour titre le jugement de Libussa. Le sujet du poëme est la querelle entre deux guerriers, deux frères de race étrangère aux Slaves ; le différend est jugé par cette princesse dont parlent tant les traditions bohêmes et polonaises.

Ce qui frappe tout d’abord dans ce poëme, c’est la perfection du style. Il est contemporain des serments de Charles-le-Chauve et de Louis-le-Germanique, lesquels sont les plus anciens monuments de la langue française. Mais ces serments ne peuvent être compris aujourd’hui des français, tandis que tout Polonais, tout Bohême, lit avec facilité le jugement de Libussa. Dans les monuments français ce n’est encore ni le dialecte du Midi, ni celui du Nord qui est employé ; mais une langue informe et barbare, fille d’une latinité corrompue. Dans la composition slave, au contraire, le style est correct et pur, le mètre sévèrement conservé, la grammaire régulière. Il est tels vers qui peuvent passer pour des modèles de simplicité et de grâce ; en un mot, c’est une langue déjà toute formée. Sous le rapport historique, les observations qu’on en peut tirer sont beaucoup plus importantes. Ce manuscrit confirme nos hypothèses relativement à l’arrivée des Lechs et des Czechs. Ce qui prouve l’authenticité du poëme, c’est que les savants qui l’ont découvert croyaient sincèrement que les Czechs et les Lechs étaient slaves et les faisaient venir des bords du Danube. Le système héréditaire, la communauté de propriété, les droits des frères entre eux, droits en vigueur chez les Slaves, s’y trouvent parfaitement exposés. Le poëte s’exprime ainsi :

« — O fleuve de Wlétawa, pourquoi troubles-tu ainsi tes ondes ? Pourquoi tes ondes argentées coulent-elles ainsi troublées ? Est-ce le vent d’orage qui t’a bouleversé et a mélé l’écume de tes vagues comme une blanche toison au loin dispersée ? Est-ce le vent qui secoue les nuages et les fait tomber en gouttes du vaste ciel ? D’où vient que le sable des vastes têtes des collines est enlevée ? Qu’est-ce qui soulève dans ton lit l’argile incrustée d’or ?

» — Comment ne serai-je point troublé dans mes ondes, quand deux enfants nés de la même mère se querellent ! Quand deux frères ne peuvent s’accorder sur l’héritage de leur père commun et se combattent avec acharnement ! L’un est le terrible Chrudosz, maître de l’Otawa aux rives serpentantes, au cours fortuné et roulant l’or ; l’autre, est le vaillant Stoglow, seigneur de Radbuza la fraîche, et tous deux sont frères, tous deux sont Klénovvicz de la vieille race de Popiel qui arriva jadis dans nos fertiles contrées à la tête des escadrons des Czechs après avoir franchi les trois fleuves ! — »

Nous avons ici la preuve incontestable de la venue des Czechs après avoir franchi les trois fleuves. Pour les uns, ces trois fleuves sont : la Vistule, l’Oder et l’Elbe ; pour les autres, le Gran, le Wag et la Morawa. Je continue à citer :

« Une hirondelle familière se hâte d’accourir des bords de l’Otawa aux rives serpentantes ; elle s’assied sur la fenêtre spacieuse dans la demeure de Libussa, dans le nid doré de ses pères, dans la sainte acropole de Wyszehrad. Le pauvre oiseau est soucieux ; il gémit douloureusement. Dès qu’une hirondelle sa sœur l’a entendue, sa sœur qui habite la cour de Libussa, va conjurer la souveraine de sortir de son château, de s’asseoir sous le péristyle du palais, de faire comparaître les deux frères devant son tribunal et de les juger d’après la loi. »

L’arrivée de l’hirondelle qui vient des bords de l’otawa à l’acropole de Wyszehrad, et qui annonce à l’hirondelle, sa sœur, habitante du château de Libussa, la querelle des deux frères, n’est point, comme on pourrait le croire, une métaphore purement poétique, une figure symbolisant quelque ambassade : dans les anciens chants et contes du peuple slave les oiseaux et les animaux adressent souvent la parole aux hommes comme à des frères. La souveraine fait venir les anciens, les chefs, les guerriers et les deux frères. Remarquons, en passant, que le mot de guerrier, dans le texte, est remplacé par le mot Lech ; il est évident que les Lechs formaient une classe supérieure à celle des anciens et des gouverneurs. Le poème continue ainsi :

« Les guerriers, les chefs et les anciens réunis, ayant pris place chacun suivant sa naissance, la souveraine apparaît en habits blancs comme la neige. Elle s’assied sur le trône des ancêtres. À ses côtés sont deux vierges initiées aux mystères de la jurisprudence ; l’une d’elles tient les tables de la loi, et l’autre porte le glaive vengeur des torts. Devant leurs yeux brûle le feu des épreuves juridiques ; à leurs pieds brille l’eau lustrale. »

Cette façon de juger, de chercher la vérité à l’aide du feu et de l’eau, que quelques critiques pensent n’avoir été pratiquée que dans les temps chrétiens, leur a fait contester l’antiquité du poëme : ils le regardent comme une création postérieure à la date qu’on lui assigne. Cependant, il y a un vers dans le texte où Libussa déclare qu’elle n’agit que d’après la loi de ses dieux éternels. Je cite :

« La souveraine du haut du trône des ancêtres, parle ainsi : — O mes anciens, mes guerriers et vous chefs du peuple, d’après la loi des dieux éternels, établissez la justice entre les deux frères qui se querellent pour l’héritage de leur père. Doivent-ils posséder le bien en commun ? ou doivent ils se le partager en deux portions égales ? Si la sentence que je vais prononcer est d’accord avec votre raison, faites-la exécuter ; mais si elle est en désaccord avec votre raison, rendez une sentence nouvelle qui puisse réconcilier les deux frères. —

» Alors tous s’inclinèrent, les anciens, les guerriers, et les chefs du peuple. A voix basse ils commencent à se consulter ; ils louent entre eux la sagesse de Libussa. Lutobor, seigneur de Dobroslawsk, se lève et dit ces paroles :

« — Souveraine illustre, nous avons pesé vos paroles, faites recueillir les voix de l’assemblée.

» — Les vierges de la justice recueillent les votes, et, les mettant dans le vase sacré, les présentent aux guerriers pour qu’ils proclament la sentence. Radowan, l’un des chefs, compte les voix et rend ainsi la sentence :

» — O frères, nés de la même mère ! O Klénowicz de l’antique race de Popiels, réconciliez-vous ! Vous ne pouvez partager l’héritage paternel ; jouissez-en en commun et en paix.

» — Mais Chrudosz, seigneur de l’otawa, se dresse ; le fiel s’étant répandu sur son cœur, il tremble de tous ses membres ; il menace de la main ; il mugit comme un taureau :

» — Malheur aux petits oiseaux quand la vipère se glisse dans leur nid ! Mais malheur surtout aux guerriers quand c’est une femme qui gouverne ! C’est aux hommes de commander aux hommes ! C’est au premier né qu’appartient l’héritage paternel !

» — Libussa se lève du trône de ses ancêtres et dit aux guerriers, aux anciens et aux chefs du peuple :

» — Vous entendez comme on m’outrage ! Soyez vous-mêmes juges d’après la loi ; je ne veux plus décider de vos querelles. Choisissez parmi vous un homme qui vous gouverne avec le sceptre de fer ; la main d’une vierge est désormais trop faible pour vous conduire.

» — Ratihor, l’un des chefs, se lève à son tour, et dit ces paroles :

» — Pourquoi imiterions-nous les Allemands ? Chez nous la loi est antique et sainte ; elle nous a été apportée par nos pères lorsqu’ils s’établirent dans nos fertiles contrées, après avoir franchi les trois fleuves. Chaque père de famille règne dans sa communauté domestique. Les hommes travaillent aux champs, les femmes filent et cousent ; que si la tête de la maison vient à tomber, les enfants jouissent en commun de l’héritage paternel ; ils se choisissent un chef de leur race, lequel pour le bien de tous va aux assemblées du peuple ;.il y va avec les anciens, avec les guerriers et les chefs. — »

Certes, voilà une exposition très claire du système d’hérédité et de représentation nationale dans l’ancienne Slavie. — Jamais découverte littéraire ne fit plus de bruit que celle de ce petit fragment de poésie. De grandes discussions eurent lieu parmi les savants sur l’authenticité, le sens et la date de ce manuscrit. Dobrowski, le patriarche des érudits bohêmes, fut constamment à la tête des adversaires de ce poëme, qu’il appelle une infâme falsification. Des chimistes furent mandés pour reconnaître et analyser l’encre ; mais sur leur déclaration que l’opération chimique détruirait le manuscrit, Dobrowski n’osa plus le leur livrer. L’amour des monuments nationaux triompha en lui de ses soupçons ; il préféra rester dans le doute et conserver le manuscrit. Szafarik, Palacki, et beaucoup d’autres se prononcèrent pour l’authenticité. Aujourd’hui, le poème passe pour appartenir au ixe siècle ; le fait qu’il narre semble remonter à l’année 721 de l’ère chrétienne.