Les Slaves/Onzième Leçon

Les Slaves
Comon (Volume 1p. 132-142).




ONZIÈME LEÇON.


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Découverte littéraire de Wenceslas Hanka. — Le manuscrit de Krorlodwor. — Le poême héroïque Zaboï-Lavoï-Ludiek ; ce que signifie ce poème. — La lutte entre le christianisme et le paganisme se poursuit encore aujourd’hui dans la littérature. — Le christianisme introduit chez les Slaves la famille, l’autorité, l’enseignement, etc., et prépare l’unité slave.

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Mardi, 2 février 1841.


Wenceslas Hanka, dont le nom est si connu dans la littérature slave, découvrit en 1817, à Krolodwor (Kônigskof), un manuscrit bohème. Ce manuscrit ne date que du xiiie siècle, mais on y trouve des fragments de la plus haute antiquité ; ce sont des poëmes de peu d’étendue. L’un d’eux, poëme héroïque, intitulé, Zaboï-Slavoï-Ludiek, mérite particulièrement notre attention.

Quel est le combat qu’il retrace ? Est-ce celui que les Bohêmes livrèrent à Louis le Germanique, au milieu du ixe siècle ? Quelques auteurs le font remonter à une époque bien plus ancienne, à l’année 630. Il s’agirait, suivant cette version, de la victoire que Same, à la tête des Slaves, remporta sur l’un des généraux. de Dagobert, roi des Francs. Zaboï, l’un des héros du poëme, ne serait autre que Same lui-même ; sans prétendre résoudre ici cette question controversée, nous allons lire ce fragment.

« Dans la forêt Noire, s’élève un rocher ; sur le rocher monte le vaillant Zaboï. Il promène ses regards autour de lui, et il s’afflige à la vue de ces pays, de tous ces pays. Et il gémit comme le ramier sauvage. Longtemps assis et sanglotant, tout à coup il s’é1ance comme un cerf à travers les vallées et les forêts, à travers les forêts vastes et silencieuses, Il se hâte de courir de l’homme à l’homme, du guerrier au guerrier, par toute la contrée ; il dit, bas à l’oreille de chacun, des paroles brèves, puis il court plus loin.

» Et le premier jour s’est écoulé, et le second jour s’est écoulé ; mais quand la troisième lune éclaire de nouveau la nuit, des hommes sont réunis dans la forêt Noire. Zaboï vient à eux, il les fait descendre dans un ravin profond, dans le plus profond des ravins boisés. Il descend plus bas encore et saisit un luth harmonieux. Il chante :

» — Hommes aux cœurs fraternels, aux yeux enflammés, j’entonne pour vous ce chant du fond de la vallée, du fond de mon cœur, et dans mon cœur il n’y a que douleur.

» Notre bon cher père s’est en allé chez les ancêtres, ayant abandonné ici ses petits enfants et ses chères compagnes, il n’a laissé aucun chef, il n’a dit à aucun de nous : Frère, parle aux autres avec des paroles paternelles.

» L’étranger envahit violemment son héritage ; dans une langue étrangère, il nous donne des ordres. Comme nous vivons dans la terre étrangère, il faut que nos femmes et nos enfants vivent de même ici ; nous n’aurons qu’une seule épouse pour compagne depuis le printemps jusqu’à la mort.

» Ils ont chassé de nos bois tous les éperviers sacrés et ils nous imposent les dieux que l’on adore dans la terre étrangère ; il nous faudra courber la tête devant eux, il nous faudra leur sacrifier. Nous n’oserons plus frapper nos fronts devant nos anciens dieux. Qui leur portera à manger à la brune, là où nos pères venaient les nourrir et leur parler ? L’étranger abattu tous les arbres, a brisé tous les dieux. Ah ! toi, Zaboï, tu chantes de cœur à cœur, le chant de douleur, comme le vieux Lumir qui, avec la puissance du chant et de la parole, ébranlait le château de Wyszehrad et tous les pays d’alentour, ainsi tu nous remues, moi et mes frères. Ah ! les dieux aiment un vaillant poëte ! Chante ! chante toujours, les dieux t’ont donné le chant terrible à l’ennemi, pour que tu le mettes dans nos cœurs. » L’œil de Slavoï brûle d’un feu étrange, Zaboï le voit et poursuit son chant.

» — Deux garçons, dont la voix éclatait déjà comme celle des hommes, courent vers la forêt ; là avec l’épée, avec le marteau, avec le javelot, ils exercent leurs bras. Longtemps cachés, ils revinrent avec joie ; mais quand leurs bras ont acquis des forces et que leur esprit a grandi en audace ; ils vont tomber alors sur leurs ennemis, comme la foudre d’un orage ; ils retourneront ensuite sous leurs toits domestiques, et dans nos terres reviendra le bonheur, le bonheur d’autrefois. » —

» Alors tous s’élancent vers Zaboï et le pressent dans leurs bras, sa main passe à la ronde de poitrine en poitrine, ses paroles s’unissent aux paroles. La nuit passe, l’aurore est déjà proche, et du fond de la vallée ils se répandent de tous côtés vers chaque arbre, vers chaque arbre de la forêt. Et le premier jour s’est écoulé, et le second jour s’est écoulé ; mais dès que la nuit vient obscurcir le troisième jour, Zaboï s’enfonce dans la forêt, et avec lui les guerriers. Slavoï s’enfonce dans la forêt, et avec lui les guerriers. Ils marchent silencieux, le cœur de chacun attaché à son chef, le cœur de chacun obstiné contre le roi, les armes de tous levées contre le roi.

» — O Slavoï, ô mon frère, là vers le sommet bleu de la montagne, vers le sommet maître de tout ce pays, dirigeons nos pas. Là haut, vers le sommet, vers le soleil levant est une forêt sombre ; là nous nous donnerons les mains, cours-y à pas de renard ; j’y marcherai de mon côté. » — Zaboï, mon frère, à quoi bon nous montrer ces montagnes ? Jetons-nous d’ici directement, jetons-nous sur le camp royal comme un orage.

» — O Slavoï, mon frère, tu nous donnes de mauvais conseils, si tu veux écraser le serpent, marche-lui sur la tête, et sa tête est là-haut. —

» Ils se jettent dans la forêt à gauche et à droite. Là, le valeureux Zaboï est à la tête des siens ; ici, c’est Slavoï qui guide les autres à travers les broussailles épaisses vers le sommet de la montagne. Cinq soleils passèrent, les guerriers se donnèrent les mains et de leurs yeux de renard cherchèrent les soldats du roi.

» — O Ludiek, ton armée d’infidèles couvrira ces champs comme une seule plaie immense ! ô Ludiek, tu n’es qu’un serviteur parmi les serviteurs du roi ; va dire à ton maître que ses ordres ne sont pour nous que de la fumée. —

» Ludiek s’est ému de colère, il appelle les troupes du roi.

» L’armée du roi répand une vaste, vaste lueur ; car la lumière du soleil rejaillit des armures des guerriers. Ils sont prêts à lever le pied et les mains pour le combat au mot d’ordre de Ludiek.

» Et Zaboï les chargea en face comme la grêle, et Slavoï les battit en flanc comme la grêle.

» — Ah ! frère, voici ceux qui ont brisé nos dieux, qui ont déraciné nos arbres, qui ont chassé nos éperviers sacrés. Les dieux nous donnent la vengeance ! —

» Ludiek marche contre Zaboï. Lorsqu’un chêne s’abat sur un chêne, toute la forêt le voit : Zaboï court vers Ludiek, s’élevant au-dessus de toute l’armée. Ludiek frappe avec le glaive ; il frappe le bouclier, trois peaux qui le recouvraient sont brisées. Zaboï saisit sa hache, il la lance ; Ludiek saute de côté, il évite le coup et la hache frappe un arbre. L’arbre tombe et couvre le corps de trente guerriers. Ludiek est plein de rage, il crie dans sa fureur :

» — Monstre, reptile ignoble, viens ici pour mesurer nos glaives. —

» Zaboi frappe avec le glaive, une partie du bouclier de Ludiek est coupée. Ludiek frappe avec le glaive, le glaive se plie sur l’armure de Zaboï. Tous les deux s’enflamment davantage ; un coup pour l’un, un coup pour l’autre ; ils se frappent depuis les pieds jusqu’à la tête. Leur sang marque leurs traces. Le sang inonde tous les guerriers, car le carnage commence des deux côtés.

» Le soleil commence à s’incliner et personne ne recule encore. Ici Zaboï qui renverse et la Slavoï qui renverse.

» — Péris, ennemi, toi qui suces notre sang !

» Zaboï saisit de nouveau sa hache ; Ludiek veut l’éviter de nouveau. Zaboï la lève, la tient suspendue un instant, puis la lance sur l’ennemi. La hache frappe, l’armure se brise en deux, et sous l’armure se brise la poitrine de Ludiek. Son âme se trouble, s’envole effrayée, et le corps se renverse à quelques toises en arrière.

» Les ennemis s’enfuient, la terreur les chasse du champ de bataille ; l’épouvante leur arrache des cris. L’armée de Zaboï est réjouie par le butin ; la victoire les exalte.

» — Frère, regardez, avec l’aide des dieux nous avons vaincu nos ennemis. Qu’un escadron coure à gauche, l’autre à droite ! Que les chevaux hennissent dans toute la forêt. Fondez sur l’ennemi de tous côtés ; chevaux agiles, partez sur les traces de nos ennemis, portez leur vengeance. Zaboï, toi, lion terrible, n’épargne pas le sang des mécréants.

» Zaboï jette son bouclier : d’une main il tient la massue et de l’autre le glaive, à travers l’ennemi il se fraye une route. Les chevaux hennissent dans toute la forêt. On poursuit l’envahisseur, on le poursuit dans tout le pays.

» Un fleuve mugit devant eux, les vagues sautent sur les vagues, et tous les guerriers y tombent l’un sur l’autre, ils se poursuivent à travers les îlots écumants. L’onde engloutit les étrangers en foule, mais elle porte tous les siens au rivage, elle porte tous les siens.

» À travers les pays, en long et en large, le milan étendant ses vastes ailes donne la chasse aux oiseaux. Ainsi les guerriers de Zaboï parcourent le pays, et l’ennemi est foulé aux pieds par les ehevaux. La nuit, au clair de lune, on les poursuit ; le jour, à l’éclat du soleil, on les poursuit, et de nouveau à l’ombre de la nuit et à la lueur de l’aube matinale.

» Un fleuve mugit devant eux, les vagues sautent sur les vagues, et de tous les côtes les guerriers y tombent, ils se poursuivent à travers les vagues écumantes. L’onde engloutit une foule d’étrangers, mais elle porte les siens au rivage, elle porte tous les siens.

» — Jusque-là, vers ces montagnes bleues portons le carnage et la vengeance.

» — Zaboï, frère, nous n’avons plus beaucoup de chemin à parcourir, car il n’y a qu’une poignée d’ennemis qui se sauvent vers les montagnes, et cette poignée avec ses larmes implore notre merci.

» — Maintenant retournons, abandonnons le reste.

» — Le vent parcourt tous les pays à la fois, les armées courent vers tous les pays.

» — O ! mon frère, voici le sommet bleu, c’est là que les dieux nous donnèrent la victoire. Là les âmes par troupes courent d’arbre en arbre. Les oiseaux en sont effrayés, les bêtes fauves en ont peur. Le hibou seul ne les craint pas. Là sur le sommet bleu allons ensevelir les morts, présentons aux dieux les mets des sacrifices, aux dieux sauveurs donnons un sacrifice splendide. Nous leur adresserons des actions de grâces en leur offrant les armes des vaincus. » —

La lutte entre le christianisme et le paganisme, qui fait le sujet de ce poëme, se poursuit encore aujourd’hui dans la littérature slave. Plusieurs slavophiles ont accusé le christianisme d’avoir détruit les anciens monuments nationaux. Mais aucun d’eux n’a jamais compris l’établissement de la religion chrétienne. On la représente toujours comme une religion nouvelle et violemment imposée aux Slaves. Cependant le christianisme ne peut être considéré comme une chose toute nouvelle ; il ne venait pas détruire les anciennes traditions, mais il se faisait fort de les expliquer, de les accomplir. C’est là ce qui explique ses rapides progrès. Tout le monde sait, en effet, qu’il existe des rapports profonds entre le dogme chrétien et les croyances antiques des peuples. Le christianisme n’abolissait pas le sacrifice, il en révélait la signification véritable ; il ne rejetait pas le dogme de la lutte du bien et du mal, il l’éclaircissait, s’accordant ainsi avec ce qu’il y avait de plus intime dans les anciennes religions. Les Slaves qui, dans les pays du Nord et dans ceux gouvernés par les Normands, avaient conservé le dogme antique, acceptèrent le christianisme sans résistance, chez eux il n’y a point de traces d’une lutte entre les deux religions. Au Midi et à l’Ouest, la résistance fut la suite des provocations des barons allemands qui se présentaient aux Slaves en conquérants. La lutte fut courte en Pologne, mais elle fut opiniâtre sur la limite des pays slaves entre la Pologne et l’Allemagne. C’est là, en effet, que le féodalisme allemand cherchait à s’établir en couvrant du voile de la religion ses projets d’envahissement.

Cette lutte a donc le caractère plutôt politique que religieux ; certes, il n’est pas difficile de justifier le christianisme des reproches qu’on lui adresse. C’est lui qui a complété l’organisation des royaumes slaves et assuré leur indépendance. Jusqu’ici on n’a pas suffisamment examiné son influence sur l’état domestique, social et politique de ces peuples.

En première ligne, il a fondé la famille par l’établissement du mariage ; réforme immense qui a rapproché les nations slaves des races occidentales. Il a consacré le pouvoir ; il est probable que chez les Slaves jamais un pouvoir durable n’aurait pu s’établir sans l’influence chrétienne, tant leur organisation était contraire à toute idée politique. C’est du moment où les ducs de Russie furent sacrés par les évêques d’Orient et les rois de Pologne par les papes, qu’ils devinrent les vrais représentants de la nationalité.

Ainsi le christianisme a réformé la vie domestique et la vie politique dans les pays slaves. Il a établi entre eux un lien intime, en leur montrant un même but à atteindre. Il a fondé ainsi leur unité. Cette unité a pour premier organe la cloche élevée sur les églises. Cette voix, qui retentit dans tous les pays slaves, leur fait sentir qu’ils sont membres d’une même communauté. Plus tard cette cloche chrétienne devient le symbole de l’indépendance politique, car c’est elle qui appelle les citoyens à la diète. Avec le christianisme aussi les arts pénètrent chez les Slaves. Les églises chrétiennes sont leurs premiers édifices en pierre et leurs seuls chefs-d’œuvre d’architecture. L’institution de fêtes pendant lesquelles le peuple doit s’abstenir de travail devient pour lui un puissant moyen d’éducation. Alors, au milieu de ses amusements, il peut méditer et vivre d’une vie spirituelle, détachée de la terre. Enfin l’introduction de l’enseignement par les prêtres fait époque chez les Slaves ; jusqu’alors il n’y avait pas eu de dogmes prêchés parmi eux ;

Toutes ces réformes, l’établissement de la royauté, de la paroisse, du mariage, des fêtes et de l’enseignement transforment la société slave ; dès lors elle devient européenne, elle commence à appartenir à la communion des peuples de l’Occident.