Les Singularitez de la France antarctique/Estienne Jodelle
ESTIENNE IODELLE[1]
Si nous auions pour nous les Dieux,
Si nostre peuple auoit des yeux,
Si nos grands aymoient les doctrines,
Si noz magistrats traffiqueurs
Aymoient mieux s'enrichir de meurs,
Que s'enrichir de noz ruines,
Si ceux la qui se vont masquant
Du nom de docte en se mocquant
N'aymoient mieux mordre les sciences
Qu'en remordre leurs consciences,
Ayant d'vn tel heur labouré
Thevet tu serois asseuré
Des moissons de ton labourage,
Quand fauoriser tu verrois
Aux Dieux, aux hommes et aux Roys
Et ton voyage et ton ouurage.
Car si encor nous estimons
De ceux la les superbes noms,
Qui dans leur grand Argon ozerent
Asseruir Neptune au fardeau,
Et qui maugré l’ire de l’eau
Iusque dans le Phase voguerent :
Si pour auoir veu tant de lieux
Vlysse est presque entre les Dieux,
Combien plus ton voyage t’orne,
Quand passant soubs le Capricorne
As veu ce qui eust fait pleurer
Alexandre ? si honnorer
Lon doit Ptolomée en ses œuures
Qu’est ce qui ne t’honoreroit
Qui cela que l’autre ignoroit
Tant heureusement nous descoeuures ?
Mais le ciel par nous irrité,
Semble d’vn œil tant dépité
Regarder nostre ingrate France.
Les petits sont tant abrutis,
Et les plus grands qui des petits
Sont la lumiere et la puissance
S’empeschent tousiours tellement
En vn trompeur accroissement,
Que veu que rien ne leur peut plaire,
Que ce qui peut plus grands les faire,
Celuy la fait beaucoup pour soy
Qui fait en France comme moy,
Cachant sa vertu la plus rare,
Et croy veu ce temps vicieux,
Qu’encore ton livre seroit mieux
En ton Amerique barbare.
Car qui voudroit vn peu blasmer
Le pays qu’il nous faut aymer,
Il trouueroit la France Arctique
Auoir plus de monstres, ie croy
Et plus de barbarie en soy
Que n’a pas ta France Antarctique.
Ces barbares marchent tous nuds,
Et nous nous marchons incognus,
Fardez, masquez. Ce peuple estrange
A la pieté ne se range.
Nous la nostre nous mesprisons,
Pipons, vendons et deguisons.
Ces barbares pour se conduire
N’ont pas tant que nous de raison,
Mais qui ne voit que la foison
N’en sert que pour nous entrenuire ?
Toutesfois, toutesfois ce Dieu,
Qui n’a pas bani de ce lieu
L’esperance nostre nourrice,
Changeant des cieux l’inimitié,
Aura de sa France pitié
Tant pour le malheur que le vice,
le voy noz Roys et leurs enfans
De leurs ennemis triomphans,
Embrasser les choses louables,
Et nos magistrats honorables
Separans les boucs des agneaux,
Oster en France deux bandeaux,
Au peuple celuy d'ignorance,
A eux celuy de leur ardeur,
Lors ton liure aura bien plus d'heur
En sa vie, qu'en sa naissance.
- ↑ Etienne Jodelle né à Paris en 1532, mort dans la même ville en 1573 : grand ami de Ronsard, imitateur passionné de l'antiquité, composa une Cléopâtre et une Didon, ainsi qu'une comédie, Eugène ou La rencontre. On peut consulter sur le talent poétique trop vanté de Jodelle, Sainte-Beuve. Poésie française au XVIe siècle. P. 209. — Geruzez. Essais d'Histoire littéraire. Thevet a été si fort enchanté de cette pièce de Jodelle qu'il l'a reproduite en tête de sa Cosmographie universelle.