Les Singularitez de la France antarctique/Belleforest
A MONSIEVR THEVET
Le laboureur, quand il moissonne
Courbé par les champs vndoyants
Ou quand sur la fin de l’Automne
Contraint ses bœufs (ia panthelans
Dessoubs le ioug, soubs l’atellage)
Recommencer le labourage,
Qui pouruoir puisse aux ans suyuans :
Ne s’esbahist, quoy que la pene,
Que la rudesse du labeur
Cassent son corps, ains d’vne halene
Forte, attend le temps, qui donneur
D’années riches, luy remplisse
Ses granges, et luy parfournisse
L’attente d’un esperé heur.
Ainsi ta plume qui nous chante
Les meurs, les peuples du Leuant,
Du passé point ne se contente,
Quoy qu’elle ait espandu le vent
D’vne gloire immortalisée,
D’vne memoire eternisée,
Qui court du Leuant au Ponent.
Car encor que l’antique Thrace,
Que l’Arabe riche ayes veu,
Que d’Asie la terre grasse,
D’Egypte les merueilles sceu :
Encor que ta plume diuine
Nous ait descrit la Palestine,
Et que de ce son loz ait eu :
Toutesfois ce desir d’entendre
Le plus exquis de l’vniuers,
A fait ton vol plus loing estendre :
Luy a fait voir de plus diuers,
Tant peuples, que leurs païsages,
Hommes nuds allans, et Sauuages,
Iusque icy de nul decouuers.
Ie voy ton voyage, qui passe
Tous degrez et dimensions
D’vn Strabon, qui le ciel compasse,
Et les habitez orizons,
Lesquels Ptolomée limite :
Mais leur congnoissance petite
Surpassent tes conceptions.
Car avant costoyé d’Aphrique
Les regnes riches, et diuers,
Les loingtains pais d’Amerique
Doctement nous as decouuers :
Encore en l’Antarctiq’auances,
Non vne, mais deux telles Frances
Qui soient miracle à l’vniuers.
Et ce que iamais l’escrit d’homme
N’auoit par deça rapporté
Tu l’exprimes, tu le pains, somme
Tel tu le fais, qu’en verité
L’obscur[i]té mesme en seroit clere
Tant que par ce moyen i’espere
Que lon verra resuscité
Des Mondes cest infini nombre,
Qui feit Alexandre plourer.
O que d’arbres icy ie nombre,
Quels fruits doux i’y peuz sauourer :
Que de monstres diuers en formes,
Quelles meurs de viure difformes
Aux nostres tu sçais coulourer !
Ie voy la gent qui idolâtre
Tantost un poisson escaillé,
Ors vn bois, vn metal, vn plastre
Par eux mis en œuure, et taillé :
Tantost vn Pan, qui mis en œuure
Nostre Dieu tout puissant descœuure,
Qui de l’vniuers emaillé
Par maintes beautez, feit le moule,
Et l’enrichit d’animaux maints,
Qui la terre en forme de boule
Entoura des ciels clers serains.
De là sortent tes Antipodes,
Ces peuples que tu accommodes
A ces Sauuages inhumains.
Desquels quand la façon viens lire
Auec tant d’inhumanitez,
D’horreur, de pitié, et puis d’ire,
Ie poursuis ces grands cruautez.
Quelquefois de leur politique
Ie loue la saincte pratique,
Auecques leurs simplicitez.
Làs ! si de ton esprit l’image
Dieu eust posé en autre corps,
Lequel d’vn marinier orage
Eust euité les grands effors,
Qui eust craint de voir par les vndes
Les esclats, les coups furibondes
Des armés, et cent mille morts.
Pas n’aurions de ceste histoire
Le docte et veritable trait :
Mais Dieu soigneux et de ta gloire
Et de l’equitable souhait
De la France, qui ne desire
Que choses rares souuent lire,
Ce desir a mis en effait.
C’est quand il estrena ce pole
De ton bon esprit, et t’esleut,
O Theuet, pour porter parolle
De ces peuples, ainsi voulut
Que de voir désireux tu fusses,
Et pour le mieux, il feit que peusses
Parfaire ce que autre onc ne sceut.
Ainsi l’Europe tributaire
A ton labeur, t’exaltera :
Pas ne pourra France se taire,
Ains t’admirant s’esgaïera,
Lisant ces merueilles cachées
Et par nul escriuant touchées :
Les lisant, elle t’honorera.
- ↑ François de Belleforest né à Sarran en 1530, mort à Paris 1583. Très médiocre poète, gâté par les succès qu’il obtint en province, il devint prosateur plus détestable encore, quand sa pauvreté le força à se mettre aux gages de quelques libraires. Ses principales œuvres sont : Vingt jours d’agriculture. — Les règles du laboureur. — Les histoires tragiques, traduites de Bandello. — La Cosmographie. — La Chasse d’amour. — Histoire des neuf rois de France qui ont eu le nom de Charles. — Annales de l’Histoire de France, etc. Il s’avisa, sur le tard, de devenir un des détracteurs les plus passionnés de Thevet. Voir Bayle. Dictionnaire, article Belleforest.